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Entretien avec Alain Ehrenberg
« Repenser la façon dont on protège les individus »

30/11/2016

C’est au sociologue Alain Ehrenberg que la ministre Marisol Touraine a choisi de confier pour les trois prochaines années la présidence du Conseil national de santé mentale (CNSM), installé mi-octobre. Cet expert des sciences sociales est notamment chargé de concourir à la mise en œuvre de la loi Santé.

Alain Ehrenberg, président du Conseil national de santé mentale © Damien Grenon

L’un des défis posés au Conseil national de santé mentale (CNSM) est la clarification des concepts liés à ce champ. Comment la définir ?

Alain Ehrenberg. En effet, la santé mentale recouvre des réalités étendues, hétérogènes, aux limites floues. Les maladies mentales sont des pathologies des idées et de la vie des relations qui mettent en jeu des sentiments moraux (la honte, la culpabilité, etc.). Aujourd'hui, elles ne relèvent plus seulement de problèmes spécialisés de psychiatrie et de psychopathologie, mais aussi de questions générales de nos sociétés qu’elles traversent de part en part, d’où l’emploi de l’expression « santé mentale ». Au cours de ces 50 dernières années, nous avons notamment assisté à une transformation de l’idée de souffrance psychique : elle était une raison de se soigner, elle est devenue une raison d’agir sur des relations sociales perturbées – pensez seulement à la souffrance au travail. Ces souffrances morales sont souvent l’occasion d’examens de conscience sur l’état de nos sociétés –, c’est le thème du « malaise ». En résumé, ce qui fait leur spécificité par rapport au cancer par exemple, c'est qu’elles intriquent inexorablement la maladie (au sens médical) et le mal moral et social. Introduire une dose de sociologie pour penser et opérationnaliser ces questions en termes de santé publique n’est sans doute pas inutile pour ouvrir la réflexion. C’est, je crois, le sens de la mission qui m’a été confiée.

Comment expliquer que la souffrance psychique soit si intimement liée à nos sociétés modernes qui, comme en France, en font souvent une priorité de santé publique ?

A. E. Son ascension accompagne les profondes transformations de nos manières « d’agir en société » qui se sont développées à partir des années 1970. Imprégnées par des idéaux d’autonomie, celles-ci mettent l’accent sur la capacité d’agir des individus et sur les comportements créatifs ou innovants. Avec les valeurs de choix ou d’initiative individuelle, nous sommes ainsi entrés dans un individualisme de capacité. À ces changements correspondent des évolutions parallèles dans la façon de « subir en société », qui se formulent en termes de souffrances psychiques. Prenons le cas du travail, aujourd’hui de plus en flexible : contrairement à l’organisation taylorienne/fordienne de la société industrielle, où l’action est coordonnée à partir d’un centre organisateur et où la discipline, mécanique, vise à obtenir de l’obéissance, l’enjeu ici est faire coopérer des individus. En ressort une dimension personnelle, donc émotionnelle, qui était marginale auparavant. Les capacités requises par l’autonomie ont donc rendu la question de la santé mentale centrale, et à travers elle, le souci collectif pour les émotions (d’où tout le vocabulaire autour du contrôle émotionnel et pulsionnel, des compétences de caractère…). La bonne santé mentale apparaît comme la condition d’une socialisation réussie, la mauvaise indiquant des ratés de celle-ci.

Quel est alors le principal pari d’une bonne politique de santé mentale ?

A. E. Le grand enjeu est la nécessité de repenser la façon dont on protège les gens en jouant sur leurs capacités. La société française en général, et les acteurs de la santé mentale en particulier, sont divisés sur cette idée considérée comme « libérale », c’est-à-dire comme un abandon des individus à eux-mêmes et aux forces du marché. Or, nous sommes déjà entrés dans ce nouvel esprit social des prises en charges. À partir du moment où les troubles psychiatriques lourds sont essentiellement traités en ambulatoire, il devient nécessaire de permettre aux personnes atteintes de troubles mentaux de réaliser leurs choix de vie et de surmonter leur handicap psychique, grâce à des accompagnements divers. C’est effectivement une problématique libérale, mais qui implique le développement d’une organisation sociale adaptée pour cela. L’action publique doit être conçue et déployée dans ce nouvel esprit où la solidarité est pensée en termes d’investissement social, comprenant des politiques préventives, mais aussi transversales. La lutte contre la pauvreté infantile par exemple est, à ce titre, aussi une politique de santé mentale. Mais nous ne partons pas de rien en la matière, comme l’a souligné le rapport de Michel Laforcade, directeur général de l’agence régionale de santé (ARS) Nouvelle-Aquitaine [1] : des multitudes d’initiatives existent dans la société civile. Ces ressources innovantes sont à développer.

L’articulation des interventions des professionnels des différents secteurs en constitue un des fils rouges ?  

A. E. Absolument. Aujourd’hui, la plupart des gens ont plutôt besoin d’être accompagnés dans des parcours. Pourtant, tous les rapports le soulignent depuis 15 ans, l’insuffisant décloisonnement entre les secteurs sanitaire, médico-social et social reste un point de fixation. Pour avancer, des quantités d’actions sont certainement à construire à partir des initiatives évoquées plus haut. Des progrès ont été faits également dans la coordination territoriale avec les conseils locaux de santé mentale (CLSM). Veiller à cette articulation est d’ailleurs une des missions du CNSM, pour qui tout est à faire en termes de cadre et de méthodes de travail.

Avec la loi Santé, la santé mentale n’est donc plus seulement une affaire d’experts médicaux ?

A. E. Ce ne peut être le cas si on pense l’action en termes de santé publique. De plus, dans la mesure où ces problèmes sont au croisement de la santé et de la socialité, il était cohérent de le faire reconnaître par la loi. Toutefois, ces changements heurtent de nombreuses habitudes professionnelles. D’où la pertinence d’un CNSM regroupant toutes les parties prenantes (associations d’usagers, fédérations professionnelles – y compris du champ social et médico-social, experts, ministères, grandes institutions…) [2]. Ensemble, elles pourront tenter de clarifier leurs désaccords, de construire progressivement des building blocks, en vue de doter à terme la société civile et l’État d’un véritable pilotage national.

Quelle est votre feuille de route ? 

A. E. D’ici au début 2017, quatre groupes de travail planchent sur des priorités assignées par le ministère et sur des opérations déjà en cours. Le premier travaille à la rédaction des textes d’application de l’article 69 de la loi Santé. Un autre, « Bien-être jeunesse », étudie pour l’heure des propositions relatives à l’expérimentation d’une prise en charge par des psychologues libéraux de jeunes âgés de 11 à 21 ans. Le troisième, « Grande précarité et santé mentale », est notamment centré sur les questions de logement, avec, entre autres, le programme Un Chez soi d’abord [3]. Enfin, le dernier porte sur le suicide, un thème incontournable, comme l’a récemment préconisé le Haut Conseil de la santé publique [4]. Mais il nous faudra construire un fonctionnement et des méthodes, permettant un vrai travail d’orientation sur les moyen et long termes. Nous espérons pouvoir faire des propositions concrètes lors de la prochaine plénière le 17 janvier prochain.

 

[1] Rapport relatif à la santé mentale, oct 2016

[2] Sa composition est encore provisoire.

[3] Lire Direction[s] n° 146, p.4

[4] « Évaluation du plan psychiatrie et santé mentale 2011-2015 », avril 2016

Propos recueillis par Gladys Lepasteur. Photo : Damien Grenon

Carte d'identité 

Nom. Alain Ehrenberg

Formation. Docteur en sociologie, Habilitation à diriger de recherches

Parcours. Maître de conférence en sociologie à l’université Paris Dauphine (1985-1997) ; chargé de recherche au CNRS (1997-2001) ; responsable scientifique du programme Drogues et substances psychoactives de l’association Descartes (1991-1993) ; fondateur et directeur du groupement de recherche Psychotropes, politique, société au CNRS (1994-2001) ; directeur de recherche au CNRS (2001) ; fondateur et directeur du centre de recherche Psychotropes, santé mentale, société (Cesames), CNRS-université Paris Descartes-Inserm (2001-2009)

Bibliographie. Notamment La Fatigue d’être soi. Dépression et société, éd. Odile Jacob, 1998 ; La Société du malaise, éd. Odile Jacob, 2010

Fonctions actuelles. Président du Conseil national de santé mentale, sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS.

Publié dans le magazine Direction[s] N° 148 - décembre 2016






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