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Tribune
« Travail social et ESS, vers une fusion-absorption »

04/12/2019

Professeur émérite au Cnam, Marcel Jaeger se penche sur la bipolarisation ancienne entre le travail social et l’économie sociale et solidaire (ESS). L’un et l’autre jouent leur avenir sur leur capacité à se transformer pour ne pas s’enkyster dans des dogmes. Pour lui, nous sommes à un tournant. La voie inclusive oblige les acteurs à se confronter à des mutations sociétales et nécessite de rapprocher le profil des dirigeants.

Marcel Jaeger (Cnam)

Le travail social et l’économie sociale et solidaire (ESS) affichent les mêmes finalités, mais semblent appartenir à des mondes séparés. Leurs approches ont donné naissance à des dispositifs d’intervention distincts ; elles ont suscité des conceptions différentes de la professionnalisation des acteurs et, même si les cadres dirigeants sont assez discrets sur la question, il existe probablement des façons de diriger assez différentes.

Des points communs

Parmi leurs spécificités affichées le plus communément, le travail social devrait son existence à des acteurs professionnels dédiés, les travailleurs sociaux au sens du Code de l’action sociale et des familles (CASF), là où l’ESS évoque un engagement citoyen au plus proche d’une solidarité primaire, agie dans et par la société civile. Pour autant, ces deux mondes ont beaucoup de points communs. Ils s’appuient souvent sur les mêmes acteurs. Certes, les situations statutaires ne sont pas les mêmes, notamment en matière de niveau de formation. Évoquant le fait qu’une partie des acteurs de l’ESS sont eux-mêmes en insertion et que, selon les résultats de son enquête, seuls 12 % des « travailleurs de l’insertion » avaient un diplôme de travailleur social, Chantal Guérin-Plantin faisait état de « travailleurs dissemblables » et d’un ensemble hétérogène dans lequel les « qualifications existentielles » se mélangent sans grande logique avec celles du travail social [1]. Mais il n’est pas rare que des structures d'insertion par l'activité économique (IAE), telles les associations intermédiaires et les entreprises d’insertion, soient nées de l’initiative de travailleurs sociaux dont certains se sont retrouvés ensuite sous l’appellation d’entrepreneurs sociaux. Nous devons d’ailleurs à un ancien assistant de service social, devenu « consultant en ESS », Sébastien Poulet-Coffard, d’avoir impulsé des rencontres entre travailleurs sociaux et entrepreneurs sociaux, à la suite d’une tribune publiée dans Le Monde [2]. Ce constat justifie depuis quelques années la thématique de leur rapprochement et la mise en place au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), depuis 2010, d’un tronc commun de 200 heures entre deux masters fléchés « recherche en travail social » et ESS.

Il existe un autre point de convergence : le travail social et l’ESS sont semblablement menacés par la pression des logiques marchandes et tenues de plus en plus à administrer la preuve de leur pertinence. Pour autant, ils finissent par se constituer comme des limites l’un pour l’autre et se fragilisent par les discours dépréciatifs que les uns portent sur les autres. Le travail social serait menacé dans sa légitimité et son expertise par le pouvoir croissant des non-professionnels (personnes accompagnées, aidants familiaux, pair aidants, bénévoles, militants…), tandis que l’ESS subirait les soupçons d’encourager le désengagement de l’État et connaîtrait elle aussi une crise de légitimité du fait du déficit de formation et de compétences de ses militants.

De nouvelles formes de solidarité

Du coup, leur distinction pousse à interroger les formes actuelles de la solidarité : d’une part, la solidarité publique, assimilée à des dispositifs, tournée vers une aide à autrui sans impliquer toujours la réciprocité dans la relation ; d’autre part, les solidarités privées, fondées sur une mobilisation collective ou des mises en réseau, faisant fonctionner de manière plus horizontale et équilibrée la relation entre pairs. En arrière-plan, nous retrouvons de quoi creuser le clivage entre la solidarité par les droits et la solidarité par l’engagement, dans une vision dualiste qui ne peut satisfaire ni les uns, ni les autres, même s’il est clair que la référence à l’engagement suscite plus d’attrait que la référence à des dispositifs formalisés, exposés à la tendance à la standardisation et à la bureaucratisation.

La différence entre le travail social et l’ESS est à la fois très marquée symboliquement et considérablement relativisée avec la loi du 31 juillet 2014 relative à l’ESS, qui se préoccupe, tout autant que le CASF du soutien aux personnes « en situation de fragilité soit du fait de leur situation économique ou sociale, soit du fait de leur situation personnelle et particulièrement de leur état de santé ou de leurs besoins en matière d’accompagnement social ou médico-social ».

En réalité, les intitulés différents « travail social » et « ESS » incitent à penser une bipolarité, car les deux ensembles ne sont pas perçus comme ayant une importance semblable. Pour autant que nous soyons au clair quant aux critères de définition, quant au recueil de données et aux instruments de mesure, la juxtaposition des deux secteurs alimente deux perceptions : 

  • un halo ESS de faible importance numérique, axé sur l’insertion par l’économique, autour du noyau dur du travail social ; soit une myriade d’initiatives assez marginales qui débordent les institutions réglementées ou, pour le dire autrement, un secteur émergent rompant avec un « social installé » ;
  • ou, au contraire, une nébuleuse ESS en croissance rapide, aussi ample que l’ensemble de la société civile face au noyau dur d’un travail social en voie de rétrécissement, dans le contexte du virage inclusif.

L’émiettement des champs et le flou des frontières

Car la situation de l’action sociale et médico-sociale a profondément changé. Si le travail social s’est développé sur le terreau de la solidarité par les droits, l’avènement de la thématique de l’inclusion modifie la définition des finalités du travail social et à terme ses pratiques. Il s’agit désormais d’affirmer que les réponses apportées aux personnes en difficulté ne s’inscrivent plus dans un cadre institutionnel dédié à un public homogène et relativement stable, donnant lieu à des pratiques d’accompagnement standardisées, voire technicisées. L’aide à autrui se fonde sur une réciprocité dans la reconnaissance de l’humanité et de la citoyenneté des personnes qui, parfois, en paraissent très éloignées. En ce sens, le virage inclusif oblige à se confronter au droit commun et à un rapport d’appartenance complète à la société civile.

Cependant, il n’est pas facile de parler de bipolarisation, lorsque chaque pôle est lui-même éclaté. L’émiettement des champs et le flou des frontières touchent aussi bien l’ESS que le travail social. Au-delà des choix sémantiques suggérant un clivage problématique (le travail social versus la solidarité), les points de repère habituels sont quelque peu mis à mal. Ils ouvrent sur des interrogations quant à la structuration des champs concernés, voire quant à leur cohérence.

En effet, s’il existe pour le travail social 13 certifications réglementées par le CASF et un peu plus de 140 diplômes consacrés à l’accompagnement social des enfants et des adultes [3], l’unité du champ de l’ESS est tout aussi relative. Ainsi, la distinction faite entre l’économie sociale et l’économie solidaire relève surtout de données historiques, avec un accent mis sur telle ou telle forme d’organisation. La première se définirait par le statut des structures qui la portent : les coopératives, les mutuelles, les fondations, les associations, les régies de quartier… Elles sont censées impliquer une gestion collective et une grande liberté d’initiative, dans le prolongement, pour une partie d’entre elles, de l’anarcho-syndicalisme et du socialisme utopique. Dans une autre dynamique historique, l’économie solidaire s’est structurée autour de la notion d’utilité sociale en faisant basculer l’intérêt général défini de manière univoque par l’État, vers de nouvelles pratiques, dans des espaces d’autodétermination et de délibération, pour apporter de nouvelles réponses et contribuer à la transformation sociale : IAE, entrepreneuriat social, valorisation du commerce équitable, maintien d’une agriculture paysanne plus soucieuse de l’environnement…

Il est convenu de dire que ces deux courants sont complémentaires, que l’économie solidaire a revitalisé les valeurs défendues par l’économie sociale, que l’économie sociale représente une forme prototypique de l’économie solidaire, que les deux fournissent une alternative à l’économie marchande. Le modèle économique de l’ESS, expression qui efface le distinguo, est censé mettre l’accent sur la coopération et la solidarité, prévenir les rapports de domination ou de concurrence entre les individus. Pour autant, malgré son discours offensif, il n’incarne pas une légitimité supérieure dans son portage de la symbolique de la solidarité.

L’intégration de deux mondes

Au même titre que l’on parle de l’intégration des services, il paraît possible de sortir de la simple juxtaposition, même accompagnée de coopérations ponctuelles, entre l’ESS et le travail social par une synergie entre leurs deux approches de la solidarité. Ce mouvement est susceptible de rendre obsolète la distinction actuelle à travers une sorte de fusion-absorption fondée sur la réciprocité et l’égalité de traitement. De ce fait, l’identité de l’un comme de l’autre est amenée à s’effacer dans le dépassement d’un clivage qui finit par n’avoir plus grand sens. Nous n’en sommes pas loin, au vu de plusieurs voies de passage :

1. La sortie du tout institutionnel, avec le virage inclusif évoqué plus haut, est devenue une caractéristique partagée des attendus de l’ESS et du travail social. La thématique d’une société inclusive a pris une acuité particulière avec le rapport de Catalina Devandas-Aguilar, rapporteuse spéciale des Nations unies, sur les droits des personnes handicapées, en janvier 2019. Un rapport qui, surtout, s’est accompagné de l’annonce de la fermeture à moyen terme des établissements médico-sociaux. Outre la priorité accordée aux droits fondamentaux et à l’égalité de traitement des citoyens, une nouvelle logique se fait jour avec une solidarité référée au territoire, dans une dynamique de développement social qui relativise de plus en plus l’appel à des institutions et à des professionnels spécialisés. Là encore, l’ESS et le travail social se trouvent face à des paris semblables : les deux jouent leur avenir sur leur capacité non à impulser un changement social, mais à se transformer eux-mêmes pour ne pas s’enkyster dans des dogmes.

En la matière, l’évolution de la formation des cadres donne des signes intéressants. Elle a valeur de symptôme, puisqu’elle est un des leviers du croisement des approches entre l’ESS et le travail social. L’attraction de formations communes via le Cnam ou Sciences Po Formation, à côté ou en plus des formations supérieures professionnelles du travail social (diplôme d'État d'ingénierie sociale – Deis, certificat d'aptitude aux fonctions de directeur d'établissement ou de service d'intervention sociale – Cafdes), constitue un phénomène qu’il faudrait analyser du point de vue de l’histoire des idées. Nous y apercevons notamment une attraction des cadres du travail social pour de nouveaux horizons de la recherche sociologique, dégagée à la fois du marxisme et du fonctionnalisme. Ces cadres semblent aujourd’hui beaucoup plus préoccupés par les innovations sociales et par l’ESS que par le renforcement de compétences gestionnaires.

2. Le basculement de la notion de « droits des usagers », référée à une conception juridique de la solidarité nécessitant un accompagnement professionnalisé, voire des compétences spécifiques de la part des travailleurs sociaux, vers les notions de développement du pouvoir d’agir, d’empowerment… Le fait nouveau est que les personnes directement concernées, accompagnées, aidées, accueillies… expriment de plus en plus une demande de participation aux décisions susceptibles d’avoir des effets sur leur parcours de vie. Cela implique d’aller au-delà d’une conception restreinte de la participation telle qu’elle a été portée par la loi du 2 janvier 2002, à savoir la participation à des instances formelles tel le conseil de la vie sociale.

L'émergence de nouveaux acteurs : les pair aidants

De ce fait, le monde du travail social s’ouvre à une conception plus active de la solidarité, en se référant à des actions collectives, mais aussi aux ressources apportées par les personnes elles-mêmes : la solidarité s’enrichit par des savoirs d’expériences dont les travailleurs ne se contentent plus d’avoir l’intuition. Il faut y ajouter l’émergence de nouveaux acteurs, les pair aidants, qui disposent d’une véritable expertise du fait de leur proximité avec les difficultés de leurs semblables et qui sont à l’interface des professionnels du travail social et des « acteurs de la solidarité ». En ce sens, l’alliance avec les aidants informels et les pairs aidants ouvre un chantier inédit pour le travail social. Mais là aussi, la convergence entre le travail social et l’ESS est favorisée par la mise en place d’un véritable continuum entre les deux mondes, au fur et à mesure que le clivage entre professionnels et non-professionnels tend à s’estomper dans l’aide à autrui.

La conséquence, pour le travail social, est la nécessité d'intégrer une pratique de « lâcher prise » [4], à l'opposé de la notion de « prise en charge », sans que cela ne signifie l’adoption d’une position de repli consistant à délaisser une personne et à l’abandonner à ses difficultés. Dans tous les cas, cette approche implique un changement de posture pour les professionnels du travail social et de l’intervention sociale, d’une manière beaucoup plus proche des acteurs de l’ESS qu’auparavant. Elle suppose d'entretenir de nouveaux modes de relation avec les personnes, ainsi que l’énonce de manière explicite la présentation de la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, dans un chapitre consacré à « la rénovation du travail social » : « Le premier des impératifs pour redonner pleinement sens et efficacité au travail social, c’est d’associer les personnes concernées à la conception, la mise en œuvre et l’évaluation des politiques de solidarité » [5].

À ce propos, nous noterons le silence fait dans ce document sur l’ESS. On peut comprendre les raisons, notamment tenter d’obtenir l’adhésion du noyau dur du travail social sans lequel la Stratégie Pauvreté aurait du mal à s’appliquer dans les territoires. En l’occurrence, l’accent mis sur la prévention permet de penser une jointure d’autant plus forte qu’elle peut se moduler comme une prévention primaire, là où l’ESS se développe, en amont des actions professionnalisées, et comme prévention secondaire, au sens de l’Organisation mondiale de la santé, avec notamment l’intervention des équipes de prévention spécialisée.

Finalement, il semble bien que nous soyons à un tournant. La Stratégie Pauvreté et son volet « rénovation du travail social » auraient comme effet induit de combiner deux formes de solidarité, formelle et informelle, la culture de l’ESS et celle du travail social ? Sans aller jusque-là pour le moment, il est bon de se préparer à un rapprochement entre les deux profils de direction, voire à une fusion-absorption de deux cultures, peut-être de deux conceptions du management, sans doute au profit de l’ESS.

[1] Genèses de l’insertion, L’action publique indéfinie, Chantal Guérin-Plantin, Dunod, 1999

[2] « Entrepreneurs et travailleurs sociaux, rencontrez-vous ! », Sébastien Poulet-Coffard, Le Monde, 25 mai 2018

[3] « Culture et gestion de la VAE dans le travail social », chiffres cités et analysés par Pascale de Rozario, Carriérologie, vol. 12, 2012

[4] Développement du pouvoir d’agir. Une nouvelle approche de l'intervention sociale, Claire Jouffray (dir.), Presses de l’EHESP, 2014

[5] « Investir dans les solidarités pour l’émancipation de tous », Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes autour de la petite enfance, Délégation interministérielle, septembre 2018

Marcel Jaeger

Carte d'identité

Nom. Marcel Jaeger

Fonction. Professeur émérite du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).

Publié dans le magazine Direction[s] N° 181 - décembre 2019






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