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Tribune de Bernard Lemaignan
Être juste suffit-il à faire autorité ?

01/06/2016

L'autorité aujourd'hui ne fait plus autorité. Le rôle ne protège plus la personne, le pouvoir exercé sur autrui a besoin de son consentement, constate Bernard Lemaignan. S'appuyant sur les philosophes et économistes, le directeur général de l'Arafdes s'interroge sur le lien entre justice et pouvoir. Dès lors que le directeur doit trancher, au nom de sa responsabilité sur le collectif, une part d’arbitraire est inéluctable.

Bernard Lemaignan, directeur de l'Arafdes

Qu'en est-il de la « fin de l’autorité », voire de la fin de l'idée même de hiérarchie, annoncées par nombre de commentateurs d'hier ou d'aujourd'hui ? Il semble au demeurant qu'il y ait toujours des présidents et présidentes qui président, des directeurs et directrices qui dirigent, les uns et les autres parvenant peu ou prou à poser des actes qui font autorité. Alors comment font-ils ?

La fin des sanctuaires

Vaste question que celle de l'autorité : une notion désuète, voire délétère, pour les tenants d'une nouvelle société collaborative ; l'ossature, la colonne vertébrale des relations à l'intérieur d'un collectif pour d'autres, un peu trop rapidement qualifiés de réactionnaires… Que l'on redoute son déclin, que l'on revendique sa disparition ou que l'on aspire à sa transformation, l'autorité n'a pas fini de faire débat.

Selon le philosophe Alexandre Kojève, auteur d'un texte sur le sujet en 1942 [1], c'est « la possibilité qu’a un agent – libre et conscient – d’agir sur les autres, (ou sur un autre) sans que ces autres (ou cet autre) réagisse(nt) sur lui, tout en étant capable(s) de le faire ». Soixante ans plus tard, le sociologue François Dubet nous explique que… cela ne marche plus : de nos jours, lorsque le détenteur d'un pouvoir agit sur un tiers, celui-ci réagit ! Dans son désormais célèbre « Déclin de l'institution » [2], il met en lumière « l’effondrement des sanctuaires », expliquant comment les grandes institutions (il étudie notamment dans son livre le cas du travail social, de l’école et de l’hôpital) structuraient l’espace public grâce à un montage (une « fiction » dit-il) quasi transcendantal. Il parle de l’école, ce « temple républicain » qui incarnait la raison, le progrès, la nation, la culture… De l'hôpital, le « mariage de la science et la compassion »… Autant de sanctuaires qui emmenaient avec eux leurs acteurs, soignants, enseignants, vers une représentation presque inattaquable de leur fonction pour eux-mêmes et pour les tiers. En quelque sorte, il suffisait d'en être pour faire autorité. Les choses ont bougé, affirme-t-il, et celui qui incarne l'autorité aujourd’hui « ne représente plus un principe supérieur ».

Désormais, ton autorité, tu te la fabriques ! Elle n’est plus donnée par la fonction ; à chacun de la mettre en jeu soi-même, en tant que personne incarnant la fonction. Il n'y a plus de sanctuaire ! L'école, l'hôpital, les grandes institutions et leurs agents n'inspirent plus par eux-mêmes le respect un peu sacré qui conférait à la blouse grise ou blanche le privilège de la parole autorisée. Le rôle ne protège plus la personne : nous vivons dans un moment de société où la personnalité passe devant le rôle.

C'est en cela que l'autorité est une affaire compliquée. Elle est le pouvoir exercé sur autrui, sans qu'autrui ne s'y oppose, suggérait Alexandre Kojève. Il faut sans doute aller au-delà aujourd'hui : c'est le pouvoir exercé sur autrui et auquel il consent. L’autorité n'est pas à sens unique, elle ne devient consistante que dans cette acceptation tacite en retour : « Je trouve que ce que tu me demandes est bon et juste pour moi », rétroaction qui en est à la fois la condition et la conséquence, qui la rend possible et lui confère sa légitimité : « Ce que j'apprécie comme juste en toi conditionne ma propension à accepter ton autorité ». Plus que par le passé, la reconnaissance de la place du directeur serait donc, entre autres conditions, soumise à sa capacité à poser et à soutenir des actes justes ; l'autorité serait donc adossée à l'acte juste.

Une vie digne

Reste alors à savoir ce qui est juste, ce qu'est le « juste ». Et en ce domaine, les choses ne sont pas plus simples. Trois enfants, Anne, Bob et Carla, se disputent une flûte. Anne la revendique parce qu'elle est la seule à savoir en jouer ; Bob parce qu'il est pauvre et n'a pas d'autre jouet alors que les autres en ont déjà ; Carla parce que c'est elle qui l'a fabriquée. Quelle solution juste leur opposer pour les départager et décider à qui reviendra la flûte ?

C'est avec cet exemple que l'économiste Amartya Sen illustre son argument selon lequel des principes contradictoires peuvent être également valables et rendent improbable la possibilité de déterminer le bon et le juste « en soi » [3]. L’utilitarisme attribuerait la flûte à Anne, voyant qu'elle seule pourrait en faire usage et qu’elle en tirerait le maximum de plaisir. L'égalitarisme économique, bien décidé à réduire les écarts de richesse, l’attribuerait à Bob pour qui ce serait son seul bien. Mais si on défend une vision libérale (Amartya Sen dit « libertarienne ») qui veut qu'on doit disposer du « droit aux fruits de son travail», alors la flûte reviendrait à Carla qui l’a fabriquée de ses mains.

Aucune de ces revendications n'est infondée et chaque principe général qui la sous-tend est aussi recevable que les deux autres. Amartya Sen appelle « institutionnalisme transcendantal » ce modèle de pensée par lequel il s'agirait de déterminer des institutions ou des situations idéalement bonnes ou bien des critères permettant d'affirmer sans équivoque que A est plus ou moins juste que B. Face à cette approche qu'il juge intenable, comme le montre l'histoire de la flûte, il préconise plutôt une approche « comparative » qui se préoccupe de regarder la vie réelle, les situations sociales des gens ; puis, à partir de là, il se pose la question de savoir si les êtres humains ont la possibilité effective, lors de leur existence, de mettre en œuvre leurs capacités, ce qu'il appelle les « capabilités » [4], nécessaires à la concrétisation de ce que la personne conçoit être, pour elle, une vie digne. Ici se tient pour lui le fondement de l'acte juste : s’en tenir à une démarche pragmatique, consistant à lutter contre les situations qui, de fait, apparaissent comme des « injustices criantes » et imaginer des solutions partielles pour y remédier. Démarche des petits pas, bien plus modeste que celle qui consisterait à définir un modèle idéalement juste, mais certainement plus réaliste.

Amartya Sen est indien, né dans un petit village du Bengale, prix Nobel d’économie 1998, philosophe mondialement connu et enseignant à Harvard. Il a gardé de son origine modeste un souci permanent des plus démunis : ce sont pour lui des personnes réelles, non pas des objets de spéculation intellectuelle. C'est sans doute l'origine de son humanisme pragmatique.

L'inévitable jugement moral

Pour les directeurs, l'acte juste consiste à répartir équitablement les tâches et les contraintes, les biens et les ressources, à considérer chacun et traiter tous de la même manière, au nom notamment de ce principe d'équité et de la notion d'unité d'employeur ; un souci d'égalité bien légitime, mais qui se rapproche subrepticement de cet « institutionnalisme transcendantal » qui voudrait qu'une norme applicable à tous fasse étalon de justice. Pourtant, dans la vraie vie, nous ne sommes pas toujours justes, ni équitables, parce que quelle que soit la pression externe, on ne peut s'empêcher d'affecter une plus ou moins grande valeur aux actes de chacun.

Une histoire – indienne à nouveau – raconte que deux hommes se disputaient la possession d’un tableau, sans pouvoir se départager. Ils furent amenés devant le roi à qui on demanda de trancher le différend. Le roi écouta la défense du premier, Naitik, disant que ce tableau lui appartenait mais qu’on lui avait volé. Le second, Bhima, dit qu’il l’avait acheté très cher au marché et qu’il en était propriétaire. Ni l'un ni l'autre ne pouvait prouver de manière irréfutable ce qu'il avançait. Le roi demanda alors que l’on apporte une scie. Devant eux, le roi fit le geste de se mettre à découper le tableau en deux pour le répartir « équitablement ». Bhima ne réagit pas, il ne voulait pas céder et préférait voir détruire le tableau. Naitik s'y opposa brutalement : « Non, ne le détruisez pas, ce serait dramatique, c’est une très belle œuvre, je préfère qu’elle soit entre les mains de cet homme. » Le roi dit alors à Bhima que, voulant défendre jusqu'au bout ses intérêts, il n’avait pas fait preuve d’un sens minimum de conciliation morale, et il remit le tableau à Naitik : « Tu étais prêt à te perdre le tableau pour le préserver, tu es digne de le garder. »

Cette histoire, version sécularisée du jugement de Salomon, rappelle combien la recherche de l'acte juste passe à un moment ou un autre par un jugement moral. Nous n'y échapperons pas. La régulation des rapports sociaux internes à nos organisations ne peut se fonder sur le seul critère de l'égalité parfaite, sauf à annuler la différence des places et des situations qui caractérise tout collectif. Bien sûr, la revendication de justice est légitime, elle est même un marqueur de notre capacité à vivre ensemble et à faire société… Robinson, individu isolé, n’est pas concerné par la question de la justice. Mais nous sommes parfois amenés à être « injustes » ; il nous arrive de prendre des mesures différentes d'un moment à un autre de la vie institutionnelle, ou encore d'un salarié à un autre en fonction de la « situation » que nous avons à traiter. Nos décisions sont relatives, sont « situées » ; elles ne sont pas « absolues », comme l'aurait été le geste du roi s'il avait effectivement coupé la toile en deux, poussant jusqu'à l'absurde le souci égalitaire.

Il y a une part d'arbitraire dans l'acte de décision notamment dès lors que des principes également défendables viennent en opposition frontale ; c'est alors notre travail de départager, de trancher, bref de faire autorité, faute de quoi nous échappons à notre devoir de responsabilité et nous mettons en péril la survie même du collectif dont nous avons la charge. Il semble bien, en fait, que ce souci de la justice, s'il est évidemment nécessaire à l'exercice des fonctions de direction, ne suffise pas à fonder l'autorité !

 

[1] Dans La notion d’autorité. Philosophe français d’origine russe du XXe siècle, spécialiste de Hegel, c’est aussi l’un des créateurs de l’instance économique internationale Gatt.

[2] Le déclin de l’institution, Le Seuil, 2002

[3] Dans L’idée de justice, Flammarion, 2010

[4] Par « capabilité », A. Sen entend « un ensemble de vecteurs de fonctionnements, qui reflètent la liberté dont dispose actuellement la personne pour mener un type de vie ou un autre ».

Bernard Lemaignan

Carte d’identité

Nom. Bernard Lemaignan

Fonction. Directeur général de l'Association Rhône-Alpes pour la formation des directeurs d’établissements du secteur social (Arafdes)

Publié dans le magazine Direction[s] N° 143 - juin 2016






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