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Entretien
« Face à la maltraitance, vous n'êtes pas tout seuls »

01/07/2021

Parvenir à une définition unique de la maltraitance, pour tous les publics et pour toutes les situations de vulnérabilité ? Un pari relevé par la Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance [1]. Sa présidente, Alice Casagrande, invite les directeurs à l’intégrer dans leurs outils de ressources humaines et à s’appuyer sur les usagers.

Alice Casagrande. © Thomas Gogny

Votre démarche de consensus a abouti en janvier 2021 à l’élaboration d’ue vocabulaire partagé sur la maltraitance des personnes en situation de vulnérabilité. En quoi est-ce innovant ?

Alice Casagrande. Il s’agit de la première définition transversale de la maltraitance au plan international, qui jusqu’ici était sectorisée par public dans les textes des instances mondiales : les personnes âgées, celles en situation de handicap, les enfants et les femmes victimes de violences. Nous avons considéré qu’il s’agissait d’étiquettes ayant leur commodité pour la priorisation de politiques publiques, mais qui n’ont pas forcément de sens car elles fragmentent les réponses. Nous proposons donc une définition qui décloisonne, apprend de certains publics et transpose à d’autres.

L’autre nouveauté, c’est la définition de la maltraitance institutionnelle, qui nous vient beaucoup du champ des adultes en situation de handicap et des Ehpad. Depuis la crise sanitaire, combien de directeurs se posent la question de la privation de la liberté ? Cette réflexion dans le champ des adultes peut apporter des réponses nouvelles aux professionnels de celui de l’enfance qui, en cas de dysfonctionnement dans un établissement, transmet moins à la cellule d’informations préoccupantes que lorsqu’il s’agit d’une situation intrafamiliale.

Que permet en réalité cette transversalité ?

A. C. Trois avancées : d’abord sur la question du développement, la protection de l’enfance montre comment la maltraitance interrompt la croissance naturelle de l’enfant. Nous l’avons transposée aux adultes parce que nous considérons qu’un adulte en situation de handicap, comme une personne âgée, continue à apprendre, à entrer en relation, à développer des capacités sensorielles et de résilience. La maltraitance consiste à empêcher ces apprentissages et ces croissances. Ensuite sur les besoins fondamentaux, là aussi la protection de l’enfance est la référence aux besoins de sécurité affective. La pandémie a montré que la maltraitance, ce n’était pas que nuire à la santé : la privation du lien impacte aussi la croissance physique et la durée de vie des personnes âgées. Enfin, la définition s’attache aux situations de vulnérabilité, qui peuvent concerner tout aussi bien l’enfant faisant face à la violence du couple, qu’une personne autiste ou atteinte d’Alzheimer. Il y a maltraitance dans un environnement où tout le monde s’affronte.

A-t-il été difficile de parvenir à un consensus ?

A. C. Parler de maltraitance pour les enfants et les adultes avec les mêmes mots a fait l’objet de nombreux débats. Le champ de l’enfance craignait de perdre des repères issus de nombreux travaux scientifiques depuis une vingtaine d’années. Certains acteurs, comme les départements et les personnes concernées, y étaient favorables, d’autres avaient à cœur de défendre des légitimités professionnelles et des dispositifs. Jusqu’au bout nous nous sommes demandés si nous aboutirions à cette définition commune.

L’autre sujet compliqué, ce fut celui des suites pénales. Nous avons considéré que le traitement judiciaire n’était pas le cœur de cible de la définition, parce que des événements vécus de manière violente et durablement destructrice n’étaient pas forcément reconnus par le juge pénal.

Que va changer cette définition concrètement ?

A. C. Elle fait désormais référence et va être intégrée dans le Code de l’action sociale et des familles (CASF) et dans le Code de la santé publique. Les établissements sociaux, médico-sociaux et sanitaires auront la même clé d’entrée pour leur évaluation. Les inspections des agences régionales de santé (ARS) et les experts visiteurs de la Haute Autorité de santé (HAS) devront également la prendre en compte. Nous souhaitons que les directeurs puissent s’en servir quand ils ne peuvent faire valoir leur position face à un dysfonctionnement, devant les représentants du personnel ou les ARS. C’est la première fois que celles-ci sont citées parmi les potentiels auteurs de maltraitance institutionnelle et cela ne leur a pas échappé. Elles doivent, ainsi que les départements, se préparer à être interpellées face à des contradictions entre les exigences posées et la réalité. Ce vocabulaire partagé va également être présenté à toutes les associations d’usagers, les Conférences régionales de la santé et de l’autonomie (CRSA) et la Conférence nationale de santé.

Comment rassurer certains directeurs sur la notion de maltraitance institutionnelle ?

A. C. Porter atteinte à des droits, à la dignité, à la santé, ce sont des choses graves. Il existe des endroits où cela se produit en permanence et d’autres où des dynamiques institutionnelles essaient d’y pallier par tous les moyens possibles. J’ai donc envie de dire aux directeurs : arrêtez de vous sentir coupables car dans la maltraitance institutionnelle tout le monde peut s’y retrouver, l’ARS comme l’école. Mais considérer les adultes en développement, c’est une vraie révolution culturelle. Alors posez-vous avec votre comité de direction et demandez-vous ce que représente pour vous la croissance d’un adulte ou dans les derniers jours de la vie. Commencez à réfléchir avec vos amis, des gens de confiance, puis essayez de vous forger une conviction. Et mettez en débat, demandez aux stagiaires et nouveaux collaborateurs d’être en éveil sur le sujet, servez-vous en pour le recrutement et dans l’évaluation annuelle. Faites de cette définition un outil de ressources humaines.

Faut-il des « référents maltraitance » ?

A. C. Je ne crois pas aux référents, je crois que le référent c’est le cadre. Un référent hygiène ou un ambassadeur inclusion sont des aiguilleurs de la réflexion, mais un référent maltraitance s’expose à être le destinataire de confidences qui sont radioactives, qui ne peuvent pas être gardées. Il ne faut donc pas mettre un personnel supplémentaire dans le circuit de la confidence. Une démarche porteuse consiste à s’appuyer sur les personnes exposées aux violences et avoir confiance en elles, car elles ont conscience des contraintes des professionnels. L’empathie existe et il faut essayer de les mettre de notre côté dans une construction collective de compétences. C’est par exemple permettre à un nouveau salarié d’avoir un usager tuteur qui va l’accueillir avec ses questions et ses difficultés, et associer les personnes accompagnées au recrutement. Là, on agit en prévention.

Quelle est la prochaine étape ?

A. C. La pédagogie : nous irons partout où les professionnels auront besoin de nous. Nous fabriquons des outils (webinaires, tutoriels, supports en « facile à lire et à comprendre » – Falc) pour permettre l’accès à ce vocabulaire partagé. Nous avons également lancé une recherche-action portant sur l’amélioration du traitement des alertes et des informations préoccupantes. Nous souhaitons que la politique publique sur les territoires soit éclairée par des évaluations structurées et étayées par des données de recherche, des concertations et des coopérations. Nous sommes à l’écoute des directeurs et nous essayons de les aider par la production d’un centre de preuves. Il existe sur ce sujet une mobilisation sans précédent : c’est le Covid, cela ne va pas durer, alors il faut s’en saisir. Les directeurs sont des éclaireurs : nous souhaitons les outiller et développer des moyens. C’est vraiment notre obsession. Ils ne sont pas tout seuls.

[1] La Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance, prévue par la loi du 28 décembre 2015 d’adaptation de la société au vieillissement, est une instance conjointe du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) et du Comité national consultatif des personnes handicapées (CNCPH).

Propos recueillis par Laetitia Delhon - Photo : Thomas Gogny

Carte d'identité

Nom. Alice Casagrande.

Formation. Sciences Po Paris, Université de Cambridge, DEA de philosophie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Parcours. Formatrice ; cheffe de projet à l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm) ; directrice adjointe qualité, gestion des risques et promotion de la bientraitance

à la Croix-Rouge française.

Fonctions actuelles. Directrice Formation, Innovation et Vie associative de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne, privés non lucratifs (Fehap), présidente de la Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance.

Publié dans le magazine Direction[s] N° 199 - juillet 2021






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