Le diplôme d’État d’ingénierie sociale (Deis) a fêté ses dix ans en 2016. C’est peu dire que ce titre, comme l’activité qui lui correspond, restent encore largement méconnus. Ses titulaires étaient, en 2015, à peine plus d’un millier sur le territoire national [1]. Quant à l’ingénierie sociale comme activité, il suffit d’une rapide recherche sur Internet pour comprendre qu’elle est souvent assimilée, positivement ou négativement selon les auteurs, à un ensemble de techniques visant le contrôle des comportements d’une population cible. On est loin de l’ingénierie sociale, démarche de compréhension de la réalité sociale et d’action sur cette réalité, à travers des propositions, mises en œuvre et évaluations de projets et dispositifs, au service premier de personnes en difficulté, incluant, autant que possible, ces personnes.
Répondre à l'urgence gestionnaire
À l’instar de son prédécesseur, le diplôme supérieur en travail social (DSTS), le Deis est un diplôme atypique en ce sens qu’il ne peut être identifié à un métier unique et spécifique à exercer. Il renvoie plutôt à un agencement de fonctions ( expertise/conseil, conception/développement, évaluation) qui recoupent plus ou moins celles pratiquées dans telle ou telle profession : cadre développeur, cadre manager, chargé de mission, conseiller technique, consultant…
De même, la démarche qu’il valide est une démarche hybride, à la fois de recherche et d’action, qui participe donc concomitamment à produire de la connaissance dans le champ de l’action sociale et médico-sociale, et à le transformer. On peut se demander si l’ingénierie sociale est compatible avec les modes de gestion adoptés actuellement, ou si elle est ignorée parce que soupçonnée d’aller à leur encontre. Dit autrement, cette nouvelle façon de poser des questions et de penser l’action (que promeuvent la formation et la démarche d’intervention d’ingénierie sociale) n’est-elle pas en décalage temporel et financier avec une certaine « urgence gestionnaire » qui a tendance à envahir l’ensemble du secteur social et médico-social ? Des questions soulevées au colloque organisé par l’Association nationale pour le développement de l’ingénierie sociale (Andélis) [2], à Marseille, le 20 novembre dernier.
En 2006, la reconnaissance par un diplôme des démarches d’ingénierie sociale est venue s’inscrire dans un contexte où le paradigme gestionnaire s’est peu à peu affirmé comme dominant : des lois Juppé de 1996 à la loi Hôpital, patients, santé et territoire (HPST) de 2009, le volet « gestion et régulation des dispositifs et des organisations » a, pour beaucoup de professionnels, d’usagers et d’observateurs, semblé prendre le pas sur le volet « orientations et obligations de l’action sociale ». Rationalisation et optimisation doivent permettre une maîtrise des dépenses devenue préoccupation incontournable, voire principale, de certaines politiques publiques. L’ingénierie sociale pourrait alors, de premier abord, apparaître comme le « bras armé » des financeurs pour gérer une raréfaction des moyens. Idée confortée par l’existence, dans certaines institutions, de services technico-administratifs dits d’ingénierie sociale, dont les tâches sont dévolues au bon fonctionnement de l’organisation plus qu’à la recherche de meilleures réponses à apporter aux besoins des populations concernées.
Recontextualiser l'action sociale
En réalité, l’actuelle émergence de l’ingénierie sociale semble plutôt correspondre à une façon de prendre en considération la complexification des interactions entre différents niveaux de décision et de régulation. Y compris en contribuant à une meilleure articulation, au sein d’un mode de gestion renouvelé, des contraintes financières et des préoccupations extrafinancières (utilité sociale, qualité de l’offre de service…). Ce nouveau comportement recouvre principalement trois dimensions : la territorialisation de l’action sociale, la recherche de coconstruction et l’évolution des postures d’encadrement.
La nécessité d’une action sociale territorialisée croît progressivement depuis les années 1980. À cette période, d’un côté, l’État français entreprend sa propre réforme, dans un mouvement de « dé-jacobinisation ». La décentralisation territoriale doit lui permettre d’infléchir ses tendances centralisatrices et généralisatrices, « dé-contextualisantes » pour gagner en proximité, en souplesse, en « re-contextualisant » son action, au plus près des besoins des acteurs. D’un autre côté, le secteur social et médico-social, qui s’est construit sur une logique sectorielle et catégorielle selon le principe « un cas, une case, un coût », questionne de plus en plus la pratique du placement qui en résulte et le cloisonnement de son action. Il commence alors à développer des réponses innovantes, à l’image des premiers services éducatifs à domicile préfigurant les services d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) et les services d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés (Samsah).
L’affirmation grandissante d’une nécessité de démarche d'ingénierie sociale peut donc s’interpréter à l’aune de ces changements de perspectives. Le territoire de vie des publics accompagnés devient un espace possible de dépassement des politiques sectorielles (grâce notamment à une mise en connexion et en cohérence de ces politiques) et de « recontextualisation » de l’action sociale à partir des besoins, des aspirations et des ressources des acteurs en présence sur ce territoire.
L’ingénierie sociale, par ses compétences propres de recherche, de développement et de pilotage de projet, s’avère parfaitement en phase avec cette nouvelle réalité territoriale. Elle permet de combiner de façon dialogique approches ascendante, émergente et descendante, applicative.
Coconstruire en transversalité
Faire institution autrement, faire société autrement, grâce à l’implication d’une pluralité d’acteurs dans l’élaboration et la mise en œuvre d’un projet ou d’une action, représente une autre contribution de l’ingénierie sociale aux réponses à apporter aux défis que notre société rencontre. De façon certes limitée mais concrète, en suscitant et en s’appuyant sur des dynamiques d’acteurs de natures diverses, l’ingénierie sociale participe d’un questionnement et d’un renouvellement des pratiques démocratiques. En outre, coconstruire en transversalité élargit et donc enrichit le regard que l’on porte sur le diagnostic à établir et l’action à définir puis à conduire. La question bien évidemment se pose : comment coopérer ? Confiance et respect des rythmes et temporalités de chacune des parties en présence sont par exemple des points auxquels il s’agit de prêter attention.
Dans le prolongement de ces remarques sur la coconstruction, il est bon de rappeler que l’empowerment, ou le renforcement des puissances et capacités d’agir des publics concernés, est un des principes fondateurs de l’ingénierie sociale. Éveiller et stimuler les attitudes participatives, créatives, un de ses moyens d’action. Comme l’exprimait le responsable d’un institut thérapeutique éducatif et pédagogique (Itep) au colloque, le public « est imaginatif et pousse à être imaginatif ».
Sortir des présupposés
Mobiliser des acteurs divers, coconstruire, générer et animer des dynamiques territoriales requiert, on le pressent, de la part d’un praticien de l’ingénierie sociale, une posture qu’un autre responsable d’Itep qualifiait de plus « horizontale et pas surplombante ». Dans cette perspective, que l’on soit directeur ou cadre développeur, l’encadrement est amené à évoluer : il consistera moins à faire valoir son pouvoir de décision dans un environnement et une institution stables, qu’à contribuer à une légitimation et une justification partagées des actions à mener dans un environnement mouvant et une organisation en évolution permanente. La fonction stratégique, qui consiste à produire du sens (au double sens de direction à donner et de signification à appréhender), prend le pas sur la fonction hiérarchique.
Par ailleurs, vouloir saisir la complexité d’une situation problématique, tenter d’y répondre de façon la plus juste, ce dans une unité de temps définie (enjeux forts de l’intervention sociale), demande d’adopter une approche adéquate, à la fois compréhensive, critique et pragmatique, composée d’une phase d’action couplée à une phase d’étude, de recherche. Or, cette dernière, plus-value de l’ingénierie sociale, indispensable pour produire une analyse contextualisée à visée pragmatique, façonne aussi un état d’esprit et une posture spécifiques : elle amène à savoir douter, à sortir de présupposés injustifiés et donc à adopter une attitude plus souple et réflexive.
Pour conclure provisoirement, l’ingénierie sociale apparaît bien en phase avec l’évolution des politiques publiques et des nouveaux modes d’organisation de l’action sociale. Mais ce type de démarche, et le diplôme d’État qui y est associé, semblent encore en période instituante. Quelques pistes au niveau de la formation pourraient permettre de mieux faire connaître les richesses de la démarche dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux, comme un stage en lien avec le mémoire de recherche et une évaluation des effets de la production de connaissances sur l’action ou l’organisation étudiée. Quoi qu’il en soit, un des points qu’il importe de retenir, c’est que l’ingénierie sociale consiste certes en un déploiement d’une démarche, mais aussi en un mode de relation ouvert à l’autre, qui tend à reconnaître les singularités des personnes et l’hétérogénéité des collectifs. Afin de mieux connaître les autres, les comprendre, y être attentif et négocier avec eux.
[1] Selon une estimation de Laëtitia Naud dans son ouvrage Ingénierie sociale et recherche, un diplôme d’avant-garde : le Deis, L’Harmattan, 2015
[2] En partenariat avec l’Institut méditerranéen de formation, le Collège coopératif d’Aix-en-Provence, le Centre régional d’interventions psychologiques, la Cité des métiers de Marseille et Provence-Alpes-Côte d'Azur (Paca) et la Direction régionale et départementale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DRDJSCS) Paca.
Hervé Trémeau
Carte d’identité
Nom. Hervé Trémeau
Fonctions actuelles. Président de l’Association nationale pour le développement de l’ingénierie sociale (Andélis) et directeur de l’association Destination Familles, à Marseille
Publié dans le magazine Direction[s] N° 161 - février 2018