« Ne nous leurrons pas : nous avons à composer avec une évidente surcharge administrative au quotidien. D’une part, je ne suis pas certaine que cela serve in fine l’usager. D’autre part, une fois ces tâches accomplies, il ne reste plus évidemment beaucoup de temps pour rêver… », confesse Nathalie Sarge, directrice de l’établissement et service d’aide par le travail (Esat) de La Glacerie, géré par l’Association du Cotentin d’aide et d’intégration sociale (Acais). L’impératif continu de reporting, autant que le suivi et l’appropriation constante de nouvelles réglementations et procédures, peuvent prendre le pas sur le reste et, parfois, aller jusqu’à étouffer l’idéal pour lequel beaucoup se sont engagés dans le secteur. « Derrière les dilemmes éthiques rencontrés par tous les professionnels de l’action sociale et médico-sociale, il y a bien souvent un conflit entre deux types de prescriptions, ajoute le philosophe Philippe Merlier. Ils peuvent être tiraillés entre les normes institutionnelles ou professionnelles d’un côté, et leurs normes personnelles, c’est-à-dire leurs propres valeurs, de l’autre ». Et les directeurs et cadres sont logés à la même enseigne que leurs collaborateurs.
Faire vivre un idéal
Alors, comment résistent-ils à la pression du tout-normatif qui, doublée des contraintes financières, peut décourager à la longue même les plus en engagés et militants d’entre eux ? « Le premier réflexe, selon moi, c'est de ne pas se laisser enfermer au motif qu’une règle ou qu’un process peut être rassurant », avance Nathalie Sarge. En somme, ne pas se laisser réduire et contraindre par la règle, au risque d’annihiler tout désir et donc toute capacité d’innovation. « C’est pourquoi il faut se laisser une part de liberté, et surtout toujours peser le risque et la plus-value d’une idée ou d'une initiative », reprend la directrice d’Esat. S’autoriser à rêver, à « y croire », à faire un pas de côté par rapport à son quotidien, quitte peut-être à se dégager de certaines obligations courantes, pour s'ouvrir à la créativité et mener ainsi à bien des projets innovants. Le pari, sans être facile, n’est pas impossible, veut croire Daniel Carasco, directeur de la maison d’enfants à caractère social (Mecs) La Providence, à Nîmes, et président de l’association de directeurs et cadres ADC : « Il y a toujours des moments de rêve dans nos fonctions ! La dernière fois, c’était lorsque nous sommes arrivés au bout d’un projet de rénovation d’un logement en chalets, pour y accueillir des jeunes au cœur des Cévennes. Il nous a fallu trouver les financements, via un emprunt et des dons, et ce, sans faire appel à l’argent public. Nous y avons accueilli les premiers jeunes cet été et ils ont pu faire du vélo en pleine nature. Ce projet m’a vraiment fait rêver ! »
Le sens retrouvé
Impulser des projets porteurs de sens, c’est bien ce qui fait l’essence du métier des directeurs, martèle Jean-Marie Miramon, ancien directeur général d’association gestionnaire et consultant spécialisé dans le secteur social et médico-social : « Ils se doivent d’être porteurs d’une éthique, de donner du sens, plutôt que d’être dans la simple gestion. La part d’idéal et de liberté existe pour peu que l’on s’en donne la possibilité. »
Tel est aussi le leitmotiv de Nathalie Sarge, qui a créé un groupe-projet sur le thème du développement durable réunissant une dizaine de travailleurs de l’Esat, et animé avec une monitrice d’atelier. « Les usagers ont fait des propositions pour étendre les activités de l’Esat : ils ont par exemple souhaité procéder au recyclage de déchets produits par l'établissement, comme des chutes de tissu ou de bois, qu’ils ont réutilisés pour réaliser des créations artisanales, comme des accessoires de maroquinerie et des objets de décoration. Ils les ont ensuite vendus lors d’événements organisés par la structure », illustre la directrice. Un groupe-projet qui a aussi permis de créer un jardin éducatif avec des enfants, et d’organiser des interventions des usagers dans un collège… « Autant d’initiatives qui ont suscité de belles rencontres avec des jeunes, ponctue Nathalie Sarge. Pourtant, rien ne m’imposait de créer d’un tel espace. On pourrait même me reprocher de l’avoir fait, car animer ce groupe prend du temps et, après tout, ce n’est pas une obligation dans le cadre de mes fonctions. Mais c’est un "bol d’air" pour l’Esat, pour les usagers, les professionnels et pour moi. Car c’est un projet qui me tient à cœur ! Avoir la possibilité de mener ce genre d'initiatives, avec et pour les travailleurs, est l’une des raisons pour lesquelles je reste à mon poste aujourd’hui. »
Condamnés à l’espérance
Pour porter de tels projets, encore faut-il s’assurer que l’on est bien « le pilote dans l’avion », pointe Daniel Carasco : « On ne peut être une force d’impulsion dans une structure qu’à la condition d’"être aux manettes", d’être bien assis à son poste. » Se remémorer les raisons de son engagement peut également s’avérer un puissant moteur, souligne encore le directeur de Mecs : « Je plaisante souvent en disant que je ne travaille pas mais que je m’amuse. En réalité, ce n’est pas totalement une plaisanterie, car j’accomplis un rêve en faisant ce métier, dont je n’oublie jamais la dimension militante, qui reste primordiale. »
Prendre soin de cette part d’idéal, n’est-ce pas finalement revenir aux raisons de son engagement et se rappeler simplement ce qui fait le cœur de la mission du directeur, au-delà de ses obligations et contraintes quotidiennes ? « Être dans la relation avec l’autre, là est sans doute l’idéal dans nos métiers. En cela, le champ social et médico-social est un peu à contre-courant de la société actuelle, marquée par l’instantanéité et la superficialité, affirme Jean-Marie Miramon. Les professionnels accompagnent des personnes "abîmées". Cela nous renvoie à notre propre fragilité et à notre humanité. J’ai coutume de dire que dans ce secteur, nous sommes condamnés à l’espérance : c’est peut-être cela, au fond, la part d’idéal qui réside en nous. »
Aude Mallaury
« Pas de création sans temps, sans liberté, ni désir »
Philippe Merlier, philosophe et enseignant [1]
« Être créatif ne se décrète pas : si les directeurs ne le sont pas eux-mêmes, comment vouloir que les professionnels le soient ? Les équipes ne peuvent pas non plus travailler à flux tendu et être dans le même temps innovantes. Surtout, créer n’est pas produire, la création n’étant pas conciliable avec l’obsession de la performance. C’est pourquoi le management, par sa visée organisationnelle et parfois productiviste, ne peut pas, d’après moi, être le moteur de la créativité. À l’inverse, être animé par un idéal constitue un puissant levier. Pour permettre aux professionnels de partager leurs aspirations puis de développer leur potentiel inventif, rien de tel que de sanctuariser des temps et des espaces d’échange. Car il n’y a pas de création sans temps, sans liberté et sans désir. »
[1] Auteur de Normes et valeurs en travail social. Repères pour le soin de la relation, éd. Seli Arslan, 2016
Aller plus loin
Réinventer le sens de son travail, Pierre-Éric Sutter, éd. Odile Jacob, 2013
Travail et pouvoir d’agir, Yves Clot, PUF, 2017
La créativité au travail, Gilles Amado, Jean-Philippe Bouilloud, Dominique Lhuilier, Anne-Lise Ulmann (dir.), éd. Érès, 2017
Publié dans le magazine Direction[s] N° 168 - octobre 2018