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Tribune de Patrick Enot
« Donnons aux cadres des espaces pour philosopher »

06/03/2019

Face aux bouleversements du champ, à la course à la performance, aux dispositifs normatifs et réglementaires imposés, Patrick Enot, ancien dirigeant et formateur, propose aux cadres et directeurs, parfois isolés et en manque de sens, de remettre la philosophie au cœur de leur formation et de leur pensée. Ce afin qu’ils restent, quoiqu’il arrive, des « conducteurs d’âmes ».

Patrick Enot

Voilà plusieurs décennies que le champ social et médico-social dans son ensemble est l’objet d’évolutions qui impactent progressivement ses ancrages historiques. Depuis les années 2000, ce mouvement s’est singulièrement accéléré, touchant à la fois ses valeurs, ses approches conceptuelles, ses dispositifs de réponse aux usagers et ses pratiques, développées au fil du temps, sans épargner ses modes de gestion, d’organisation et de management. Ces évolutions sont sans nul doute le reflet des volontés de changement que porte la société et elles méritent toute l’attention et la lucidité des acteurs qui y sont confrontés. Mais aussi, on note l’évidente volonté des pouvoirs publics de (re)prendre en main le pilotage de l’action sociale et médico-sociale pour en contrôler plus efficacement les coûts, la qualité, la bonne gestion. Dans la vie des organisations, une des traductions de ces mouvements et des transformations qui les accompagnent est la place de plus en plus grande que prennent le normatif et le contractuel, tandis que s’altèrent l’invention du quotidien et la prise de risque.

Dans le même temps, d’autres changements se sont opérés dans la façon dont les professionnels investissent le champ. Au-delà des inévitables effets liés à l’évolution des formations, des métiers et des coopérations internes et externes, ce sont aussi les rapports à l’autre, à l’autorité, à l’engagement individuel, qui se sont modifiés, apportant de nouvelles colorations aux motivations à exercer les métiers du travail social, et reflétant une évolution sociale parfois enthousiasmante, parfois préoccupante, souvent malmenée par l’air du temps. Sur le terrain, une des conséquences majeures est une difficulté grandissante à voir émerger des acteurs autonomes et responsables, à fédérer autour de projets partagés, tandis que s’instaure une judiciarisation grandissante des relations.

Les représentants des employeurs du secteur sont ainsi face à de nombreux enjeux en termes de gouvernance, de formulation et de conduite de projet, de management des équipes, de positionnement conceptuel et stratégique sur leurs territoires. Et dans tous ces domaines, les professionnels sont aujourd’hui sommés par des autorités impatientes d’aller plus efficient, plus performant, plus contrôlé, plus innovant, plus inclusif et, s’il vous plaît, plus vite que ça…

Un abandon de la question du sens

Au creux des circonvolutions de cette évolution, qui tout à la fois captive et interroge, se niche une forme d’abandon de la question du sens de l’action sociale et médico-sociale, de la fonction sociétale et solidaire des organisations et dispositifs qui la mettent en œuvre et des missions que portent les acteurs en leur sein. Parmi ces derniers, il est logiquement assigné aux cadres de direction de jouer un rôle central en termes de conduite des professionnels sur les chemins du changement. Mais dans un tel contexte, où la question du sens n’est plus de mise, cette mission est des plus difficiles et nous devrions redoubler d’attention quant à la façon dont les futurs cadres sont préparés à ce qui leur est demandé. En effet, ils sont abondamment formés à la maîtrise des dimensions législatives, réglementaires, techniques, administratives, stratégiques et managériales de leurs fonctions. Leur expertise technique est attentivement construite et soutenue, écho massif aux attentes d’un champ qui se voit bon gré mal gré structuré par la norme, l’indicateur, la « bonne » pratique et la chasse aux incidents indésirables.

Mais en ces temps où sont altérés fondements historiques et rapports aux porteurs d’autorité, il est tout à fait marquant que rien, ou si peu, ne soit destiné, dans leur parcours formatif, à une lecture de ce que sont les dimensions fondatrices de la fonction de direction. Pourtant, tous ceux qui aujourd’hui concourent à la formation initiale ou continue des cadres du champ, s’ils ne sont pas trop distraits, notent que dans leur quotidien beaucoup de ces futurs experts sont tout à la fois en souffrance et en manque. Certes, pas une souffrance spectaculaire qui attirerait l’attention du plus grand nombre. Plutôt une souffrance solitaire, le plus souvent assumée en secret faute d’espaces pour la dire. Pas un manque manifeste qui viendrait bruyamment s’exprimer à tout va. Plutôt un manque ressenti, assez imprécis, marqué du sceau de l’isolement dans lequel est aisément placé celle ou celui qui, dans le monde actuel, est appelé à faire autorité.

Faire autorité : des chemins devenus difficilement praticables

Et voilà bien quelque chose d’essentiel que nous avons par trop négligé : être cadre et faire autorité ne relèvent d’aucune expertise technique ou stratégique qui ne soient d’abord soutenues par un socle de compétences humaines et intellectuelles qui lui, relève essentiellement de la lecture du sens et d’une forme de savoir-être. Or, il est aisé de le constater à l’échelle de la société toute entière, aucun des chemins qui conduit à faire autorité n’est désormais aisément praticable. Et les cadres du social et du médico-social n’échappent en rien aux effets délétères de la déconstruction qui marque de façon grandissante tout ce qui fait autorité. Quoi qu’on en dise, leur cœur de métier est et sera toujours la conduite de femmes, d’hommes et de leurs projets. Pour réussir cet exercice difficile, ils doivent avant tout construire une pensée singulière, porteuse de sens qui tôt ou tard vient à l’autre et lui parle, permettant d’ouvrir la voie à l’autonomie des acteurs et à une culture partagée portée par l’intelligence collective.

Aussi, pour penser et agir en cadre, pour se projeter dans l’avenir autour de l’exercice de cette fonction, il est plus que jamais nécessaire de se distancier de l’étayage technique pour (re)partir à la recherche de ce qui la fonde, de ce qui, justement, lui donne sens. Se remettre à penser. Se réapproprier une compréhension de la place singulière, éminemment politique, de ceux qui sont supposés faire autorité. Imprégné de cette problématique, j’ai pu, en tant que formateur (lire la carte d'identité), inviter de futurs cadres, mais aussi des directeurs certifiés, à se pencher sur une (re)lecture d’orientation philosophique des notions d’autorité, de pouvoir, de légitimité, de posture, etc. Le constat est confirmé : il y a chez nombre d'entre eux, en devenir comme en exercice, une très forte attente pour étayer l’expertise technique, bien sûr indispensable, par la pratique et l’exploration d’une lecture du sens.

Se réconcilier avec le doute libérateur

Source de la pensée de l’humain sur lui-même, assez souvent présente dans ce que furent les balbutiements du champ, la philosophie, peu à peu supplantée par les sciences humaines et sociales qu’elle a largement contribué à faire naître, a totalement disparu des formations professionnelles du travail social, y compris celles des cadres. Paul Ricœur disait dès 1976 : « Les sciences humaines sont un interlocuteur privilégié : elles sont les seules où l'objet soit le même qu'en philosophie ». Mais le lien historique et conceptuel entre philosophie et sciences sociales et humaines n’y a rien fait : les secondes, dont les apports et l’utilité sont incontestables, se sont très largement émancipées de la première, contribuant à sa disparition des axes de formation. Désormais, c’est une approche quasi technocratique des métiers du travail social, curieusement devenus de l’intervention sociale, qui prend à son tour le pas sur tout le reste.

Or, si les savoirs les plus encouragés sont comme dépossédés de leurs fondements d’ordre philosophique, notamment ceux liés à l’éthique, alors la pensée s’égare dans une compréhension du monde univoque et mécanique, dans la seule recherche de réponses techniques et normatives, laissant nombre d’acteurs, de cadres notamment, orphelins de sens. Mon expérience professionnelle, comme directeur général et de formateur, fait que je crois profondément que les personnes qui occupent dans la société une position d’autorité et de pouvoir, ont pour fonction première de favoriser une pensée partagée et éclairante sur le monde. À cet égard, ils sont de ces modestes mais précieux « conducteurs d’âmes » que Hegel a si bien décrits. Mais ils ne peuvent trouver matière à occuper une telle place en empruntant les seules voies que leur proposent les référentiels actuels de formation. Il leur faut pour cela, résolument, élargir et enrichir le champ de leur pensée, se délivrer de la tyrannie de l'habitude, ébranler leurs convictions concernant la nature de ce qui les entoure, interroger le dogmatisme quelque peu arrogant de ceux qui n'ont jamais « parcouru la région du doute libérateur », et garder intacte leur aptitude à l’étonnement lorsque l’approche d’orientation philosophique fait voir les choses familières sous un aspect nouveau. Et tant mieux si, au détour d’une question, cette approche les laisse sans réponses car c’est un gage que la pensée reste en construction, facteur essentiel, pour eux-mêmes comme pour leurs équipes, d’un possible progrès. Ainsi l’incertitude, si souvent mise au pilori, est un espace de pensée, puis d’action, tout à fait précieux.

Porter sur le monde un regard critique

Faut-il être philosophe, au sens universitaire du terme, pour philosopher ? Socrate n’était pas philosophe au sens où on l’entend aujourd’hui : conscient de ne pas savoir, il déambulait, pieds nus, pauvrement vêtu et philosophait en marchant, interrogeant le monde pour atteindre, par le savoir, le bonheur et la vertu. Plus proche de nous, Michel Onfray était un jour interpellé par un de ses auditeurs à Caen. Cet homme louait la faculté de l’orateur à philosopher et regrettait de ne pas y parvenir lui-même. Michel Onfray eut cette réponse : « C’est juste que moi j’ai continué de philosopher tandis que vous, sans doute, avez cessé ». Philosopher est un état d’esprit, une aspiration à « commercer avec les idées », à cultiver sa pensée. Ici c'est, par l’activité intellectuelle, porter sur le monde social et médico-social un regard critique et contribuer ainsi à sa juste transformation. Les cadres de direction, s’ils ont des qualités nécessaires à l’acquisition des savoirs techniques et stratégiques de leur activité, disposent sans nul doute tout autant de celles utiles à l’approche des questions d’ordre philosophique que soulèvent leur fonction et leur action. Pourquoi donc ne pas leur proposer, alors même que le contexte de leurs missions le requiert plus que jamais, de déambuler sur la scène de la quête du sens ? Donnons aux futurs cadres des espaces pour philosopher autour de leur métier. Ouvrons aux équipes de ceux en exercice des lieux où, par cette voie, ils pourront construire une lecture commune du sens de leurs fonctions. Et nous tous, osons de nouveau faire valoir haut et fort que le champ social et médico-social ne se transformera avec justesse que si, au regard de ce qu’est l’humaine condition, il continue de faire sens.

Patrick Enot

Carte d’identité

Nom. Patrick Enot

Parcours. D’éducateur spécialisé à directeur général d’association médico-sociale.

Fonctions actuelles. Formateur indépendant, intervient au sein d’équipes de direction et 

en établissements de formation au travail social (EFTS), notamment à l’Arafdes, à Lyon. Membre du conseil d’administration de Nexem.

Contact. penot@sfr.fr

Publié dans le magazine Direction[s] N° 173 - mars 2019






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