Les femmes et les hommes qui dirigent dans le secteur social et médico-social ont choisi, si l’on en croit Freud, une mission triplement impossible : gouverner, éduquer, soigner. En effet, l’exercice de leur métier les amène souvent à diriger des organisations dont les missions ont justement à voir avec l’éducation et le soin. Ces impossibles se vérifient-ils sur le terrain quand les dérives du « managérialisme » sont souvent dénoncées, primat de la gestion, autoritarisme, emprise normative mais aussi hyper responsabilisation…Pourtant, comme le rappelle la philosophe Cynthia Fleury, sans le travail social au sens large, notre monde ne serait pas habitable ; ce constat ne peut laisser indifférents ceux qui exercent une responsabilité dans ce champ.
Le danger d'une société fragmentée
En effet, la qualité de la direction d’une organisation sociale et médico-sociale devrait répondre à ce projet de rendre la société plus humaine, de réparer le monde et de le rendre vivable, tout particulièrement pour nos contemporains les plus vulnérables. Et ce projet n’est-il pas marqué par une certaine urgence dans une société en menace d’«archipélisation », traversée par de multiples lignes de faille – éducative, géographique, sociale, générationnelle, idéologie et ethnoculturelle [1]. Ce phénomène de fragmentation et de division peut concerner toutes les organisations et à terme constitue une menace supplémentaire pour les hommes et les femmes les plus fragiles.
Face à cela, on devrait trouver en première ligne les dirigeants politiques et techniques de nos associations [2]. Le contexte redonne donc toute sa dignité et son ambition à l’œuvre de direction, mais il crée également un certain nombre d’exigences. C’est parce qu’elle se veut une option préférentielle pour les sujets les plus vulnérables que la direction en action sociale et médico-sociale peut prétendre être un humanisme.
Se hisser à ce niveau d’ambition exige que les dirigeants conscients d'exercer leur métier dans une société qui se caractérise notamment par la défiance, le mouvement permanent, mais aussi un nouveau rapport au travail, à l’autorité ou à l’engagement, vont devoir procéder à une refonte de leurs conceptions managériales.
Relire les fondamentaux
La difficulté des temps, comme l’ambition d’une visée humaniste, appelle les dirigeants dont la formation doit excéder une approche instrumentale aujourd’hui trop prégnante.
Pas plus que la nécessaire dimension gestionnaire ne constitue un projet à la hauteur des attentes des personnes accompagnées et des équipes dirigées, l’hubris du développement de la surface associative n’ouvre un horizon de sens. Dans une époque menacée par une crise de l’entendement, l’instrumental et le quantitatif peuvent un temps tenir lieu de pensée, mais de manière illusoire.
Le moment est donc venu de procéder à une relecture sans concession des fondamentaux à l’œuvre dans le secteur. Il ne s’agit pas de céder aux effets de mode, mais d’être ouverts aux questionnements contemporains en revisitant nos représentations de la fonction, à l’aune de concepts auxquels l’actualité de la pensée redonne ou donne vitalité tels que le don [3], le consentement à l’autorité [4], la co-construction [5]…
En réalité, les dirigeants, soucieux d'apporter de la concrétude à la dimension humaniste de leur fonction, ne peuvent éluder une question, qui insiste aujourd’hui, pour la penser en fonction des spécificités d’un secteur, celle qui s'énonce en ces termes : « Qu’est-ce qu’un chef ? » Et que nous reformulerons ainsi : qu’est-ce qu’un.e chef.fe en action sociale et médico sociale ? Quelle conception et quelle incarnation de l’autorité quand la direction ambitionne d’être un humanisme ?
Il nous faut tout d’abord revenir au sens étymologique de l’autorité. En langue française, le mot « autorité » vient du latin auctoritas, dont la racine se rattache au même groupe que augere, qui signifie « augmenter ». La véritable autorité est celle qui grandit l'autre, nous rappelle Michel Serre. Robert Damien souligne que « la finalité de l’autorité, c’est donc l’autre, qui alors se sent promu par la médiation du chef, qui découvre la capacité qu’il avait d’être soi, d’être auteur de soi-même…» Rappelons sa formule : « L'autorité exhausse et exauce… [6] » Ce détour par l’étymologie permet de bien poser la question du faire autorité dont Pierre-Henri Tavoillot dit que la compétence, le charisme, la compassion constituent les trois éléments d’un portrait plausible de l’autorité contemporaine. Cette dernière est très difficile à incarner car chacun de ces traits permet aussi bien de dénoncer que de fonder cette prétention : « Ainsi, à l’image rêvé du politique "visionnaire-charismatique-humaniste", on pourra toujours opposer celle honnie du "technocrate-gourou-dégoulinant-de-bons-sentiments"[7]. »
Réflexions sur l'autorité démocratique
Dans ces conditions, quelle forme peut donc prendre une autorité purement humaine ? Pour Tavoillot, dont la réflexion concerne prioritairement les dirigeants politiques, la réponse est claire : c’est parce qu’un pouvoir ou un argument bénéficie de l’accord des humains concernés qu’il est augmenté et légitimé. Cette problématique « démocratique » de l’autorité la place dans une position de faiblesse qui est aussi une force puisqu'en impliquant le consentement de ceux sur lesquels elle s’exerce, elle assure son efficacité.
Jean-Claude Monod prolonge l’analyse en affirmant que le maintien d'une figure de « chef démocratique » peut continuer d'être soutenu, à partir de la quadruple fonction d'expression de principes, de représentation d'un collectif, de responsabilité assumée pour un certain champ de décision politique et de capacité d'« entraînement » [8]. À quoi Vincent Martigny ajoute que « c’est seulement par l’édification d’une communauté civique nouvelle où le pouvoir sera redistribué et mieux partagé que nous pourrons remettre les chefs à leur place » [9].
Remettre les chefs à leur place, ces différents auteurs nous fournissent un matériau de qualité pour poursuivre notre réflexion sur l’exercice de l’autorité d’un.e chef.fe dont l’horizon n’est pas la seule gestion mais qui ambitionne d’être au service d’une visée humaniste.
Dans la construction de cette figure du chef démocratique en action sociale et médico-sociale, il y a deux éléments qui semblent décisifs : celui de la place de la délibération et celui de la décision. Là encore, Pierre-Henri Tavoillot met en garde : « Il ne suffit pas de délibérer ni pour tomber d’accord ni pour décider correctement. Si elle est une condition nécessaire de la démocratie, la délibération n’en est pas une condition suffisante… le culte délibératif peut se retourner contre le pouvoir démocratique en oubliant que son but est la décision et non la discussion. Si l’on délibère, ce n’est pas pour causer, c’est pour décider… [10]»
Pluraliser les espaces de débat
Il n’est pas question de minorer l’importance d’un travailler ensemble structuré par la parole et de nier la nécessité de pluraliser des espaces collectifs de pensée et de débat, sans lesquels il n’y a pas de véritable redistribution du pouvoir. Pluraliser ces espaces, c’est faire exister de manière organisée et pérenne des temps institutionnels où à propos des questions du quotidien comme des enjeux institutionnels d’importance se construisent patiemment des modes de coopération solidaire incluant usagers, bénévoles et professionnels. Dans ces espaces s’expérimentent des pratiques de gouvernance, intégrant toutes les parties prenantes, dans la négociation de compromis.
Mais développer le potentiel démocratique d’une organisation, ce n’est pas opacifier le processus de décision (délibération, décision, application, évaluation, reddition de compte), ni céder à la tentation de l’indécision. La centralisation de la décision dans des organisations qui se complexifient, la difficulté pour les professionnels de terrain d’identifier à la fois le processus de la décision et l’acteur véritablement décisionnaire, mais aussi la difficulté à décider sont des questions d’actualité : « Oui, la décision est un acte violent, qui tranche dans le vif du réel, et heurtera forcément des intérêts particuliers. Mais on doit lui laisser une place en veillant à un juste équilibre entre pouvoir et contre-pouvoir, sans hypertrophie ni de l’un ni de l’autre. [11] »
Décider, c’est assumer le dissensus et la conflictualité, c’est donc s’exposer. Le dirigeant est mis à l’épreuve jusqu’à l’intime. Cela demande du courage quand Cynthia Fleury en déplore la fin [12]. C’est à cette condition qu’on pourra tendre à ce que Robert Damien nomme une « esth-éthique » de direction, c’est-à-dire une pratique de direction qui a pour horizon le juste et le beau. Jean Lavoué exprime bien cette visée quand il invite les dirigeants à faire autorité sur un mode en quelque sorte relatif et précaire : « … Faire vivre une place qui, pour être exercée, doit être dialectisée et recoupée par une position démocratique, une place à réinventer sans cesse, toujours à faire advenir dans une sorte de recherche d'accords entre parties prenantes. [13] » Ce n’est qu’en se situant sur cette ligne de crête que la direction peut tendre à être un humanisme.
[1] J. Fourquet, L’archipel français, Naissance d’une nation multiple et divisée, Seuil, 2019.
[2] D’une part, mon propos concernera principalement les dirigeants techniques. D’autre part, si nous ne mentionnons pas l’équipe de direction et nous centrons sur la figure du directeur ou chef, en effet, on ne peut penser l’équipe qu’après avoir suffisamment exploré la position de celle ou celui qui occupe, pour reprendre les termes de Jean-Pierre Lebrun, « une place d’exception ».
[3] N. Alter, Donner et prendre.La coopération en entreprise, La Découverte, 2010 ; A. Caillé et J.-É. Grézy, La Révolution du don. Le management repensé, Seuil, 2014.
[4] P.-O. Monteil, Éthique et philosophie du management, Érès, 2016.
[5] M. Foudriat, La co-construction : une alternative managériales, Presses de l’EHESP, 2019.
[6] R. Damien, « Exercer l’autorité : un travail d’équipe » in D. Argoud et F. Noble (dir.), Pouvoir et autorité des chefs de service dans le social et le médico-social, Dunod, 2016 et Éloge de l’autorité, Généalogie d’une (dé)raison politique, Armand Colin, 2013.
[7] Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique, Odile Jacob, 2019.
[8] Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Seuil, 2017.
[9] Le retour du prince, Flammarion, 2019.
[10] P.-H. Tavoillot, op.cit.
[11] P.-H. Tavoillot, op.cit.
[12] La fin du courage ?, Fayard, 2010.
[13] Jean Lavoué, « Pour une refondation des institutions intermédiaires », octobre 2009, fiche disponible sur www.psychasoc.com
Francis Batifoulier
Carte d'identité
Nom. Francis Batifoulier.
Fonction. Ancien directeur d’établissement, aujourd'hui consultant-formateur, spécialisé dans l’accompagnement des équipes de direction
Dernière publication.Manuel de direction en action sociale et médico-sociale, 2e édition, Dunod, avec l'Andesi, octobre 2019.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 182 - janvier 2020