Le secteur social et médico-social connaît une crise d’attractivité dont la causalité ne peut se réduire à la mise en question du management. Mais elle exige une réponse globale incluant les modes d’exercice des fonctions de direction. Ce chantier managérial présente une certaine urgence. En effet, on constate déjà sur le terrain un phénomène de « désœuvrement » [1] de la part de certaines équipes qui ne parviennent plus à donner sens à leur travail alors qu’elles se sentent non reconnues, notamment sur le plan salarial. Dans un tel contexte et dans un environnement menacé par une pluralité de crises (politique, économique, sociétale, écologique), la tentation peut être forte pour les dirigeants de se sécuriser en privilégiant le recours à la norme et à la procédure.
Mais ils risqueraient de céder à ce que le psychologue Jean-Pierre Pinel nomme une « quantification froide ». Même si elle est compréhensible, cette tentation se révèle vaine sur le terrain et constitue même une impasse à l’heure où les professionnels sont en attente de reconnaissance et de sens. Quand tout bouge, il faut une boussole et des acteurs capables de définir des perspectives claires et partagées ; ce qui implique du côté de la direction une capacité à définir un projet limitant les incertitudes et assurant une continuité aux activités. Il n’y aura pas de sortie de crise durable sans prise en compte renouvelée des fondamentaux de ce secteur.
Consolider le socle éthique
De manière plus ou moins explicite, les professionnels tentent de répondre à la question dont l’écrivain Kamel Daoud souligne l’urgence : « Que faire de l’autre ? » La question de l’autre, de la prise en compte de sa vulnérabilité, la conviction que tout sujet ne se résume pas à ses symptômes, constituent le socle éthique sur lequel des générations de travailleurs sociaux ont construit leurs actions. Ce socle demeure mais il est enrichi par des perspectives nouvelles : celles notamment de la capacité et du pouvoir d’agir des publics. Il appartient aux directrices et directeurs de s’adosser à cette éthique, et même de l’incarner, pour qu’une visée instituante continue d’irriguer l’organisation dont ils ont la responsabilité. Ils ne pourront se situer à hauteur de ce défi que s’ils s’emploient à ajuster leur expertise aux mutations multiples qui caractérisent la société comme le secteur.
Pourtant, cet ajustement technique nécessaire se révèle insuffisant quand on ambitionne d’exercer une fonction de gouvernement. Peut-on prétendre gouverner les autres sans gouvernement de soi ? Nous partageons le constat de Clément Bosqué, qui rappelle que fonder une éthique de management ou de direction relève de ce que Michel Foucault [2] a appelé le « gouvernement de soi ». On prête au père d’Albert Camus la formule suivante : « Un homme, ça s’empêche. » Une dirigeante ou un dirigeant peut céder aux fascinations et facilités du pouvoir. Diriger, c’est disposer du pouvoir redoutable de générer beaucoup de souffrances par un positionnement inadéquat, tant au plan éthique que dans la pratique ; souffrance des salariés et par ricochet souffrance des personnes accompagnées. Selon Cynthia Fleury, « l’homme se tient debout grâce à une verticalisation tout aussi physique que psychique et spirituelle » [3]. Pour les femmes et les hommes qui dirigent, se tenir debout est une tension quotidienne renouvelée dans la séquence présente, car l’ombre du soupçon menace toutes les fonctions de gouvernement. Tenir cette place implique d’affronter diverses formes d’adversité, de remise en cause et de contestation ; d’autant plus que les évolutions du secteur manquent de lisibilité : l’urgence devient la règle commune, les injonctions administratives se font plus fortes, les tâches de direction se multiplient, les difficultés de recrutement se confirment…
Diriger : un exercice aussi spirituel
À l’heure des passions tristes, on constate aussi une montée du ressentiment, l’affirmation de ruminations qui mènent à « la jouissance du pire ou de l’obscur » [4], avec des effets majeurs sur le fonctionnement institutionnel, puisque la perspective est de faire échec à la négociation, à l’échange, à la conciliation et de s’inscrire de manière permanente dans une forme d’impasse.
Cette situation paroxystique n’est pas dominante mais, dans un contexte où tous les repères sont remis en cause, celle ou celui qui est en position d’incarner l’intérêt général – notre accompagnement des équipes de direction en atteste – est bien souvent mis à l’épreuve jusqu’à l’intime. On pense, par exemple, aux situations où il faut décider, le philosophe Éric Fiat rappelant opportunément que la décision est « d’essence crépusculaire », toute décision difficile comportant une part d'ombre et de lumière, donc de pari et de risque [5]. Il existe, en effet, des situations où la décision peut être co-construite et d’autres qui rendent nécessaire le fait que quelqu’un prenne le risque de trancher afin d’éviter l’enlisement dans des débats interminables. Il faut assumer que la décision soit « un acte violent, qui tranche dans le vif du réel, et heurtera forcément des intérêts particuliers » [6].
Le contexte contemporain de l’exercice de direction est exigeant et on ne peut diriger dans la durée sans s'équiper psychiquement par un travail personnel de transformation. Et il n’est pas excessif de faire référence ici à la notion d’« exercice spirituel », que nous empruntons à Pierre Hadot. Ce philosophe définit un exercice spirituel comme « une pratique volontaire personnelle, destinée à opérer une transformation de l’individu, une transformation de soi » [7]. Pierre Hadot reconnaît que l’expression peut dérouter le lecteur contemporain, car l’usage du mot « spirituel » est source d’ambiguïté, mais il nous invite à opter pour l’emploi de ce terme parce que les autres qualificatifs possibles (« psychique », « moral », « éthique », « intellectuel », « de pensée », « de l’âme ») ne correspondent pas à une transformation de la vision du monde et à une métamorphose de la personnalité [8]. Concernant la juste acception du mot « spiritualité » dans notre texte, on peut également faire référence à la notion de « matérialisme ascendant » d’André Comte-Sponville. On conçoit alors la direction comme un chemin d’humanisation à la suite de Montaigne, notamment dans le dernier chapitre des Essais : « Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie… »
Un art de (se) conduire
C’est certainement un projet ambitieux que de concevoir l’exercice de la fonction de direction comme un art de se conduire ou de tendre à une sagesse pratique [9]. Cet exercice implique un examen critique quotidien de ses représentations. Pour diriger, il faut disposer d’un certain nombre de convictions sans lesquelles on ne pourra inscrire son action dans une continuité signifiante, mais en même temps, les mutations de tous ordres qui affectent les temps présents comme la relativisation, sinon la contestation, de tous les repères acquis, impliquent une capacité quasi permanente à réinterroger ses représentations et ses pratiques. La direction est une bonne école du devenir soi et de la pratique de la « dé-coïncidence », pour reprendre les termes du philosophe François Jullien. Ce dernier rappelle que « ex-ister, c’est en effet dé-coïncider, l’existence et l’art relevant ainsi d’une même logique ».
L’enjeu est de promouvoir sa vie en l’arrachant à ce qu’elle était : « La vie dans son adéquation-adaptation, autrement dit sa coïncidence, devenant étale, stagnante et n’avançant plus. C’est à cette adaptation enlisante qu’il faut s’arracher. » [10]
En raison de la multiplicité des difficultés quotidiennes à surmonter, de la mise en tension ordinaire que génère la construction d’un « nous » institutionnel à l’heure du « tout-à-l’ego », mais également du fait de la richesse des interactions multiples qui la caractérise, la fonction de direction peut être vécue comme une opportunité de désenlisement, favorable à la démarche d’un devenir soi. Il s’agit d’inventer sa conduite et d’interpréter sa partition de manière singulière. Ce n’est qu’à ce prix que le dirigeant se hissera au niveau d’exigence revendiqué par le fait associatif attaché à « ses spécificités méritoires ». D’où la notion d’aventure spirituelle que nous retenons pour caractériser un exercice professionnel qui ne va pas se simplifier à l’avenir, au vu des lourdes incertitudes concernant le financement des organisations, l’évolution du profil des publics accompagnés, la panne d’attractivité du secteur mais aussi la difficulté à faire autorité à l’heure où prime l’horizontalité des relations et s’imposent de multiples formes de déliaison au niveau de collectifs de travail éprouvés.
Vivre un métier sous forme d’aventure spirituelle ne peut se concevoir comme un parcours harmonieux sans remises en cause répétées et sans épreuves déstabilisantes. Mais ce choix constitue une formidable opportunité existentielle. Si le travail vivant tient notamment au sentiment de transformation du monde et de soi-même, l’exercice de la fonction de direction répond explicitement à la question du sens. Choisir de l’exercer, c’est s’engager avec humilité et détermination dans un parcours d’humanité.
[1] Le Manifeste des œuvriers, Roland Gori, Bernard Lubat et Charles Silvestre, Actes Sud, 2017
[2] Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983,
Michel Foucault, EHESS, Gallimard, Seuil, 2008
[3] Ce qui ne peut être volé. Charte du Verstohlen, Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio, Tracts Gallimard, 2022, p. 16
[4] Lire Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Cynthia Fleury, Gallimard, 2020
[5] Lire Direction[s] n° 95 ; Voir aussi Les enjeux éthiques de la décision, in Manuel de direction en action sociale et médico-sociale, Francis Batifoulier [dir.), 2e édition, Dunod/Andesi, 2019
[6] Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique, Pierre-Henri Tavoillot, éd. Odile Jacob, 2019, p. 327
[7] La Philosophie comme manière de vivre, Pierre Hadot, Le Livre de Poche, 2001, p. 97, cité par Flora Bernard, Manager avec les philosophes, 6 pratiques pour mieux être et agir au travail, Dunod, 2021, p. 22
[8] Exercices spirituels, Pierre Hadot, in Annuaire de l’École pratique des hautes études, tome 84, 1974, pp. 25-70
[9] Voir Petit traité sur la fonction de direction dans le secteur social, Clément Bosqué, Champ social éditions, 2021, p. 13
[10] Interprétation libre de De l’écart à l’inouï de F. Jullien (Éd. de l’Herne, 2019), pour laquelle je sollicite l’indulgence des experts de sa pensée
Francis Batifoulier
Carte d’identité
Nom. Francis Batifoulier
Parcours. Directeur d’ESSMS, formateur de cadres.
Fonctions actuelles. Consultant spécialisé dans l’accompagnement des équipes de direction.
Dernière publication. Diriger une institution. De l’expertise à l’aventure humaine, Éditions érès, 2024.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 231 - juin 2024