« J’ai souvent entendu : “Tu ne devrais pas faire ce métier, ce n’est plus comme avant.” Même la directrice passionnée qui m’avait conseillé de passer le concours, m’a finalement dit : “N’y va pas sinon tu n’auras que des emmerdes.” » Ambiance. Séverine Guillet-Burais, élève directrice des établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux (ED3S), a pourtant décidé de quitter un centre hospitalier (CH), où elle était responsable RH, pour franchir les portes de l’École des hautes études en santé publique (EHESP). Sa promotion 2023-2024, baptisée Philomène Magnin, comptait quatre-vingts élèves. Sa petite sœur, la promotion 2024-2025 , presque quatre-vingt-dix. Les conditions d’exercice ont beau se dégrader et les syndicats alerter sur la perte d’attractivité du métier, les places ont toutes été pourvues, se félicitait le centre national de gestion (CNG) en décembre 2023. Qui sont ces irréductibles ? Comment envisagent-ils cette fonction de plus en plus exposée ?
Une diversité de profils
Difficile de dresser un portrait-robot. Issus à 90 % des concours interne et externe, ils ont en moyenne 36 ans. Certains sortent tout juste d’études, comme Hortense Fourcade, diplômée de Sciences-Po qui, à 23 ans, est la plus jeune de sa promo. Parmi eux, quelques-uns ont hésité à endosser le costume de proviseur de lycée avant de se raviser comme Lucas Maitrot, normalien. Il y en a qui se sont laissés tenter par le concours Talents [1], dont le professionnel de santé, Aboubacar Traoré. Une voie ouverte à titre expérimental depuis 2021 aux étudiants inscrits dans la prépa éponyme. D’autres sont des « purs produits du concours interne ». À l'image de Shalisa Ismaïl qui a fait ses gammes au CH de Guyane comme secrétaire médicale puis adjointe de cadre.
Dans leurs rangs, les trajectoires sont aussi diverses que la fonction qu’ils souhaitent occuper. « Mon parcours n’est pas linéaire », reconnaît Séverine Guillet-Burais, qui a opté pour cette voie à 34 ans après avoir ouvert une école de danse, puis suivi une licence en marketing et un master en ressources humaines. Bastien Le Dantec, lui, a entamé des études pour devenir sage-femme, s’est investi dans le syndicalisme étudiant avant de s’orienter vers le droit de la santé. Quand Stéphane Bienvenu, 49 ans, technicien de laboratoire, a évolué dans l’univers des start-up avant de rejoindre le milieu hospitalier.
« Une rencontre »
C’est au hasard d’une expérience professionnelle que la plupart ont découvert le métier. « J’étais attirée par la gestion d’équipe mais j’avais le préjugé qu’il fallait être soignante. C’est une porte que je pensais jusqu’ici fermée qui s’est ouverte », témoigne Alexia Roche, passée par une école de commerce. Pour Hortense Fourcade, le déclic sera un stage à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie. Pour Séverine Guillet-Burais, une alternance à l’organisme collecteur de fonds de formation ANFH : « J’ai compris que j’y ferais ma carrière. J’avais trouvé du sens. » Certains ne juraient auparavant que par le métier de directeur d’hôpital (DH). « Mon parcours est rythmé de rencontres », raconte Emérance Duperthuy. Un temps agent de service hospitalier pour financer ses études, ses échanges avec un DH lui ont donné envie. « J’ai découvert beaucoup plus tard le métier de D3S lors d’un stage en psychiatrie. » Il y a aussi les D3S convaincus de longue date comme Stéphane Bienvenu, qui avait le perdu le sens de son métier. « Je me suis aperçu que le cargo hospitalier n’était pas une fin en soi, qu’on pouvait avoir des organisations agiles, des contacts avec l’ensemble des personnels qui concourent à l’accompagnement. »
Des « couteaux suisses »
Un point commun : l’envie de polyvalence et de terrain pour voir leurs actions se concrétiser rapidement. « La proximité avec les professionnels, les usagers et les familles fait le sel de cette fonction», résume Shalisa Ismaïl. « Le matin, on sait pourquoi on se lève », surenchérit Alexia Roche. « Le métier est la fois opérationnel et stratégique avec une grande part d’autonomie, ajoute Jérôme Sinquet, auparavant cadre de santé en psychiatrie. Il n’enferme pas. On a aussi la possibilité d’être directeur en centre hospitalier, à terme d’être détaché .»
Une richesse qui séduit les nouveaux venus. « Ce qui me plaît c’est l’aspect "couteau suisse", avec une capacité d’action très variée », abonde Emérance Duperthuy. « Une diversité des postes couplée à celle des champs d’activité, en lien avec tous les acteurs », développe Aboubacar Traoré. Sans compter « autant de façon de travailler différente que de taille d’établissement. Ce n’est jamais la même journée », relève Bastien Le Dantec.
Un défi...
Un attrait confirmé durant leur cursus, qui a aussi aiguisé leur vision de la fonction. «J’ai vu la réalité du métier : on se sent parfois isolé, on a parfois l’impression de ramer. Ce n’est pas évident », concède Hortense Fourcade. « Je m’attendais à un secteur du grand âge difficile mais pas autant. On travaille énormément avec des moyens de plus en plus restrictifs, condamnés à fonctionner en déficit », pointe Bastien Le Dantec. Tous ont pris la mesure du costume. « Ce management s’apparente à du funambulisme et demande une remise en question quotidienne », souligne Jean-Baptiste Chèvre (promo Philomène magnin), qui en tire déjà les premières leçons : « Il faut un équilibre de vie et se mettre des limites. L’importance de la communication a été aussi l’une de mes plus grandes prises de conscience. » Autres réalités ? « La perte d’une énergie folle dans le recrutement. Le décalage entre l’injonction et la réalité qui génère la frustration d’établissements bridés dans leur capacité à innover, alors que c’est primordial dans le contexte actuel. » Le poids des responsabilités interroge aussi, les élèves ayant suivi de près la condamnation d’un directeur, après le décès d’une résidente dans le Morbihan.
Pour autant, « pas question de baisser les bras ». « On choisit ce métier en connaissance de cause », affirme Lucas Maitrot (26 ans). « Bien sûr, il y a des établissements dysfonctionnels mais l’engagement des professionnels est remarquable, notamment dans la protection de l’enfance. Ce défi me stimule », insiste Hortense Fourcade. « En filière gériatrique, je découvre un écosystème foisonnant qui me redonne du baume au cœur, surenchérit Stéphane Bienvenu. Rien n’est figé. Le rôle du directeur est d’être force de propositions, à l’écoute des agents qui sont porteurs d’innovations pour faire bouger les lignes. »
... et des convictions
Et, pour faire bouger ces lignes, les élèves ont de l’énergie et des convictions. « Il y a besoin d’une meilleure dynamique, d’un vent nouveau. J’ai envie de faire des propositions de l’intérieur », soutient Jérôme Sinquet. « Je suis un idéaliste, j’ai plein d’idées pour engager une politique d’ouverture des établissements, complète François Bellan (35 ans). Pourquoi pas envisager certaines prestations payantes ? C’est un sujet sensible mais qui permettrait une rentrée d’argent stratégique. »« Il ne faut pas se leurrer, nous aurons besoin de nouvelles ressources et la modulation des tarifs en Ehpad est un enjeu, confirme Stéphane Bienvenu. Les transformations ne me font pas peur, j’ai vécu de l’intérieur l’évolution du système hospitalier. Je trouve même que la future structuration en groupement territorial social et médico-social (GTSMS) [2] est sécurisante… »
Les nouveaux managers « n’ont pas envie de travailler dans leur coin », résume Séverine Guillet-Burais. Mais pas à n’importe quelles conditions. La nomination d’un « super directeur » à la tête d’un GTSMS les interroge tout comme le passage des responsables de foyers de l’enfance à la territoriale. « Je me suis engagé dans la fonction publique hospitalière et j’y suis attaché », souligne François Bellan. Si certains peuvent se retrouver dans les valeurs de l’associatif, la majorité ne jure que par le service public. Surtout dans le contexte politique actuel. « Ses valeurs d’universalisme sont très importantes pour moi. C'est un vrai bouclier à conserver et à protéger », appuie Bastien Le Dantec.
Redorer le blason des D3S
Pour ces élèves qui ont passé les concours au moment de l’ouverture des tractations sur la transposition de la réforme de la haute fonction publique dans l’hospitalière, le sort réservé aux D3S est loin d’être anodin. « Si la réforme n’est pas appliquée à notre corps, l’écart de salaire avec les DH sera extrêmement dissuasif et précipitera les détachements », synthétise François Bellan. « Nous avons les mêmes responsabilités, voire occupons les mêmes postes. C’est une grande injustice surtout quand on voit les enjeux du vieillissement de la population, ceux de l’aide sociale à l’enfance, argumente Hortense Fourcade. J’ai réfléchi à devenir DH pour le salaire alors que j’étais naturellement portée vers le médico-social ! » Les élèves ont donc décidé de créer un collectif pour faire entendre leurs voix à l’été 2023. « Notre revendication ? Un statut à la hauteur de nos responsabilités, expose son coordonnateur, Lucas Maitrot. Nous agissons pour sensibiliser les chefs en poste et les pouvoirs publics. Nous avons rencontré les ministres. Comment expliquer que la réforme se soit traduite sur le volet formation, celui des concours (lire encadré) et que seul celui sur la carrière nous reste étranger ? »
Un enjeu pour les élèves : communiquer sur la fonction encore méconnue même au sein de la fonction publique. « Quand j’étais à Sciences-Po, personne ne connaissait ce concours, c’est fou ! Nous venons de faire le tour des universités pour en parler », explique Hortense Fourcade. Au-delà de la reconnaissance du métier, c’est aussi celle du secteur qu’entend défendre la nouvelle génération. « Mes attentes ? Une prise de conscience majeure de la part de l’État sur l'importance du médico-social », condense Jérôme Sinquet. « Que les pouvoirs publics considèrent ce projet de société comme une priorité », complète Jean-Baptiste Chèvre. D’ici là, comme un miroir de ces promos à l’esprit collégial et pragmatique, une majorité d’élèves souhaite démarrer au sein d’une équipe de direction. « Jouer la sécurité d’abord et m’appuyer sur mes pairs qui auront déjà de l’expérience, illustre Shalisa Ismaïl. On verra ensuite. Je me dis que je ne suis pas toute seule, je crois à la force du collectif. »
[1] Lire Direction[s] n° 208, p. 39
[2] Lire Direction[s] n° 231, p. 4
Laura Taillandier
« Une réforme des concours pour l’attractivité »
Elsa Boubert, responsable des formations D3S à l’EHESP
« La révision du concours pour 2025 vise à la fois l’attractivité et la pertinence des critères de sélection des élèves. En lien avec la réforme de la haute fonction publique, la simplification des épreuves et leur spécialisation entre les filières DH et D3S, ainsi que la diminution du coefficient de la culture générale, vise la diversification des profils des candidats et l’attractivité de la fonction. L’introduction d’une épreuve orale collective permettra d’évaluer la capacité à travailler en équipe et certaines “soft skills” des candidats. En parallèle et depuis plusieurs années, la communication sur ces filières se diversifie pour toucher plus de formations pouvant préparer à ce concours. »
« Un risque d’extinction »
Pour Ève Guillaume, à la tête d’un Ehpad depuis moins de cinq ans et présidente du collectif COD3S, l’enjeu pour les directrices et directeurs de l’hospitalière est de sortir de l’isolement.
Vous avez pris votre premier poste en pleine crise Covid. Sportif ?
Ève Guillaume. Cette expérience a été difficile mais je m’en sors grandie et plus forte. Je me suis retrouvée à la tête d’un établissement sans connaître les équipes, à un moment où tous les projets devenaient secondaires. Il m’a fallu être adaptable, réactive et surtout faire mes preuves très vite. Prise dans un long tunnel, j’ai eu très peu le temps de me remémorer ce que je projetais du métier. Il faut être naïf de penser qu’il y a des filets de sécurité. Des fois, cela se joue à pas grand-chose : on s’en sort en travaillant en réseau, en s’entraidant. Il faut tout faire pour sortir de l’isolement.
C’est le rôle de l’association professionnelle COD3S que vous présidez ?
È. G. J’ai repris le flambeau avec l’envie de recréer du lien après la crise. Nous avons beaucoup de problématiques à porter, dont celle de l’attractivité, essentielle. Le métier souffre de l’image encore peu glamour du fonctionnariat. Il nous faut travailler sur les valeurs et le sens que l’on porte. Alors que la fonction de directeur d’hôpital est plus connue, nous avons des projets à mener en commun avec le centre national de gestion pour présenter le concours dans les formations, accueillir des alternants de direction, etc.
Pourquoi n’êtes-vous pas montés au créneau contre le blocage de la réforme de la haute fonction publique ?
È. G. Les associations et les syndicats doivent rester chacun dans leur rôle mais nous avons des échanges réguliers sous l’angle de la promotion de la fonction. Il y a un corporatisme très fort chez certains corps de l’État qui ne veulent pas ouvrir les vannes de la haute fonction publique. Pourtant, si la réforme n’est pas appliquée aux D3S, il y a un vrai risque d’extinction du corps. Les directeurs font face à des difficultés croissantes et leurs responsabilités sont de plus en plus engagées. Il faudra voir aussi le rôle des nouveaux GTSMS qui nécessiteront une direction beaucoup plus stratégique avec des adjoints centrés sur des dossiers plus spécifiques comme dans les hôpitaux de proximité. Mais avec une nomination par l’exécutif départemental, la fonction publique territoriale met encore un pied dans la porte de l’hospitalière. Cette guerre de terrain ne va clairement pas résoudre notre problème d’attractivité.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 233 - septembre 2024