Que recouvre la notion de responsabilité, inhérente à la fonction de managers d’établissements et services sociaux et médico-sociaux ?
Fabrice Gzil. Elle est en effet centrale, et ce à plusieurs niveaux. Outre leur responsabilité juridique, ces directeurs en assument une autre qui tient à leur pouvoir d’administration et de gestion, dont l’étendue a été redécouverte avec l’épidémie. Ils ont aussi une responsabilité morale ou éthique vis-à-vis des personnes en état de particulière vulnérabilité dont ils ont la charge. Le cumul des trois, exacerbées en temps de crise, peut conduire à des situations très complexes et rendre difficiles les décisions à prendre. Il est donc important de garder à l’esprit quelques principes essentiels.
Quels sont ces fondamentaux ?
F. G. Tout d’abord, la mise en cause de la responsabilité juridique des directeurs pose la question de la collégialité des décisions. S’ils assument seuls leurs choix au final, la réflexion collective, la concertation avec les collègues, mais aussi la participation des usagers, des familles et de leurs représentants, peuvent faciliter l’acceptation de mesures difficiles, ainsi que le discernement et la proportionnalité avec lesquels elles sont mises en œuvre. Cette collégialité doit être la plus large possible, en incluant l’équipe professionnelle de l’établissement, ainsi que, quand c’est nécessaire, des partenaires (pairs, réseaux, secteur sanitaire…). Lorsque cette collégialité n’a pas pu s’organiser, ou que des désaccords subsistent, il peut être opportun d’introduire un contrôle ou un regard tiers. C’est notamment ce que propose la Défenseure des droits, afin de rééquilibrer l’importante liberté d’appréciation des directeurs. Enfin, la crise sanitaire a mis en évidence une responsabilité morale et juridique parfois un peu oubliée : celle de la préservation des droits et libertés des personnes accompagnées, toute aussi importante que la protection de leur intégrité physique et psychique.
Des directeurs d’Ehpad ont justement été inquiétés pour ne pas avoir assez protégé la santé des résidents ou leur avoir imposé de fortes restrictions de circulation. Comment résoudre l’éternel dilemme entre sécurité et liberté d’aller et venir ?
F. G. Sur cette question, ma réflexion a évolué ces derniers mois. Je pensais au départ, comme beaucoup, que le problème était de savoir « où positionner le curseur » entre les deux. Autrement dit, comment respecter le principe de proportionnalité. En réalité, cette image du curseur est pernicieuse car elle suggère que liberté et sécurité sont contradictoires. Or, la plupart du temps nous ne sacrifions pas l’une au profit de l’autre, mais nous exerçons notre liberté dans des conditions de sécurité : nous skions avec du matériel adapté et un casque aux sports d’hiver et nous mettons une ceinture de sécurité en voiture. Dans les deux cas, nous prenons une assurance. Il est donc essentiel de penser l’interrelation entre ces deux notions, et ne pas se laisser piéger par l’idée qu’il faudrait choisir. Protéger quelqu’un, c’est protéger autant son intégrité physique et psychique que ses droits et libertés, en tant qu’être humain et citoyen. Partant de là, deux principes très simples pourraient servir de boussole aux directeurs. Ils doivent tout d’abord s’efforcer, en permanence, de minimiser les contraintes et les restrictions de liberté imposées aux personnes accompagnées et à leurs familles. Et par ailleurs ils doivent toujours mettre la sécurité au service de la liberté, la protection au service des droits (2).
L’éthique peut-elle aussi guider l’action ?
F. G. Tout à fait. Encore faut-il savoir ce que l'on met derrière. Il convient de distinguer la dimension procédurale de l’éthique de sa dimension substantielle. La première suggère des cheminements, des principes à respecter pour arriver à une décision juste : proportionnalité, individualisation, recherche du consentement ou de l’assentiment… En situation de crise sanitaire, on pourrait également y ajouter une éthique des vertus : les directeurs doivent faire preuve de courage pour ne pas céder à la peur et conserver une capacité de discernement. Ils doivent aussi faire montre d’humilité pour ne pas basculer dans la démesure et ne pas simplifier la complexité morale des situations. La seconde dimension, l’éthique substantielle, conduit quant à elle à s’interroger sur la valeur et la visée de nos actions. Elle est essentielle si l’on ne veut pas perdre le sens de son métier.
[1] Membre du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), il est aussi l’auteur de « Pendant la pandémie et après : quelle éthique dans les établissements accueillant des citoyens âgés ? », document repère, janvier 2021, sur www.espace-ethique.org
[2] Lire aussi l'entretien avec Alice Casagrande, présidente de la Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance, Direction[s] n°199 pp.20-21
Propos recueillis par Élise Brissaud
Publié dans le magazine Direction[s] N° 200 - septembre 2021