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Tribune
Prendre le virage de la post-institutionnalisation

07/10/2015

Après avoir considéré l’institution comme réponse phare à la prise en charge des publics vulnérables, la France s’engage dans une logique de désinstitutionalisation. Trois directeurs témoignent de ce mouvement qui bouleverse les pratiques et refonde le management des projets.

Estelle Duhr, Joël Ehrhart et Anna Fargeton

Les politiques publiques, tous secteurs confondus et plus particulièrement depuis 2002, ont contribué à la mise en œuvre de logiques de « désinstitutionnalisation ». Avec la recommandation européenne de 2010, la terminologie et le mouvement se sont amplifiés. Le phénomène consiste à réduire la taille des établissements et à basculer d’une « prise en charge » intramuros et linéaire vers un accompagnement inscrit dans la cité, plus souple et évolutif, pensé comme un « accompagnement des parcours de vie ». L’objet essentiel est d’en éviter la standardisation souvent inhérente à l’internalisation des prestations. Ce concept nécessite une coordination professionnelle capable d’organiser les projets des personnes et de concevoir des parcours intra et interinstitutionnels, au travers des dispositifs existants (internat, accueil de jour, séquentiel, intervention à domicile…), en mobilisant le droit commun (scolarisation, services de loisirs, médicaux et hospitaliers…), et les aidants naturels. L’innovation sera certainement le gage de réussite, tant dans les modes d’accompagnement dans les considérations administratives d’orientation que dans les modes de financement.

La fin de la pensée unique

Ce processus est communément perçu comme une volonté de réduction des coûts de la part des financeurs. Nonobstant, la désinstitutionnalisation répond concrètement à une évolution des valeurs et représentations de la société. Premièrement, une approche « libérale » de « l’aide » tend à responsabiliser l’individu vulnérable sur son parcours de vie et à l’inclure dans la cité. Deuxièmement, dans un contexte financièrement contraint, une volonté de mieux contrôler les financements alloués à l’action sociale dans l’idée univoque de rationalisation prédomine. Enfin, la prise en compte de la complexité des phénomènes dans une compréhension des situations des usagers, en prenant en considération la diversité des personnes, ouvre la voie aux approches transversales et interdisciplinaires. Elle signe la fin de la pensée unique, des monopoles et donc de « l’institution totale ».

L’enjeu pour les financeurs est de rationnaliser l’offre en redéployant les moyens sur les secteurs et territoires en tension, et plus particulièrement en initiant la transformation des places d’internat en dispositifs de répit et de soutien pour les publics à domicile ou encore des solutions d’hébergement modulable. Le contrat pluriannel d’objectifs et de moyens (CPOM) devient l’outil de pilotage privilégié de l’offre, en fixant des objectifs de transfert de places par secteur d’activité.

Faire fi des enjeux narcissiques

Les directeurs d’établissements vont devoir conduire la transformation de leurs projets  introduisant la diversification des activités, une indispensable mutualisation des équipements, la création de palettes de services, ainsi que la coordination et la coopération interinstitutionnelle en fonction des besoins de l’usager.

Cette évolution de l’accompagnement implique avant tout des compétences et des savoir-faire nouveaux de la part des travailleurs sociaux et des directions. Pour les uns, il s’agira d’apprendre à coconstruire avec la personne, tout en collaborant avec des partenaires multiples, aux cultures professionnelles et représentations distinctes. Il va falloir faire fi des enjeux narcissiques et des ornières corporatistes, être capable d’établir une vision commune des besoins de l’usager, et accepter d’être simplement une des parties du système d’accompagnement. Pour les directeurs se posent des questions d’adaptation de l’organisation du travail aux nouveaux objectifs, de management du changement, d’évolution des compétences des salariés, sur la coordination des parcours, l’intradisciplinarité et la prise en considération des besoins globaux (sociaux, culturels, éducatifs, thérapeutiques et familiaux). Le directeur va devoir faire preuve de créativité et d’initiative en inscrivant son établissement dans une dynamique de territoire, de coopération interinstitutionnelle, alors que paradoxalement, les appels à projets conduisent à une logique de concurrence entre les acteurs pour gagner de nouveaux marchés, compliquant particulièrement les coopérations. C’est toute une culture professionnelle ancrée sur des décennies de monopole, qui va devoir se métamorphoser.

Repositionner les travailleurs sociaux

La gouvernance associative est amenée à évoluer, en introduisant d’une part, les usagers dans ses instances et d’autre part, elle va devoir se mettre au diapason de ces nouveaux enjeux, afin de construire une politique cohérente au service du renouveau institutionnel. Directeur et administrateurs devront se lancer dans des démarches prospectives, s’assurer de la définition d’objectifs partagés, condition sine qua non pour se maintenir dans l’environnement social du territoire. Le risque étant pour eux la reprise de l’agrément par les autorités compétentes, et une redistribution aux organisations phares du secteur.

Sur le plan organisationnel, le redéploiement des places de l’institution au domicile à budget constant pose notamment des difficultés en matière de droit du travail. Par exemple, pour assurer une présence dans les familles aux moments-clés de la journée (lever, soirée), les salariés devront intervenir sur des horaires coupés ou bien sur les temps de week-end… Comment concilier ces contraintes avec l’obligation légale d’une rupture de 11 heures entre deux séquences de travail ? Ceci induit un risque réel d’accroissement du travail à temps partiel et de précarisation des salariés… L’accompagnement à domicile implique une augmentation du temps de coordination et du nombre de professionnels. Un des dangers est une baisse de leur niveau de compétences et de leur temps de présence en face à face dans le souci de contenir les coûts.

L’intervention dans l’espace intime de l’usager, avec sa famille et son environnement propre, implique un autre positionnement du travailleur social, via des méthodes de travail fondées sur la responsabilisation et l’autonomisation de la personne, certainement différentes de celles pratiquées en institution. Le salarié sera amené à agir seul et souvent à prendre des initiatives. Pour autant, il aura à rendre compte dans des instances de coordination du parcours de l’usager, et accepter d’avoir une place et un regard partiel de la situation, en apprenant à coélaborer dans un collectif. Ces nouvelles aptitudes sont à déceler et à construire dans une évolution au service de la transformation de l’activité, dépassant la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) telle qu’elle est pratiquée actuellement. Cependant, dans le contexte de la réforme de la formation professionnelle, aurons-nous la faculté de mobiliser le levier formation et de surcroît dans des orientations plus larges que la base salariale ?

Une identité « sans les murs »

Au niveau managérial, face à la dispersion des travailleurs sociaux aux domiciles ou dans toute autre forme d’hébergement externalisé, il faudra inventer de nouvelles manières de créer de l’identité institutionnelle, de maintenir le sens des missions, sans la proximité des cadres et l’aspect contenant des « murs». Comment sera-t-il possible pour le directeur, dans un dispositif éclaté et à distance, de s’assurer de l’action bientraitante, de la qualité du service fourni à l’usager ? Les travailleurs sociaux, inscrits au sein de plusieurs collectifs, risqueront d’être soumis à des jeux de pouvoirs et des enjeux propres, au sein desquels le projet institutionnel sera en arrière plan.

En tant qu’employeur, il sera aussi plus délicat d’assurer le pouvoir disciplinaire et de répondre aux obligations de protection des professionnels. Le directeur devra construire de nouveaux outils. La distance signera l’émergence d’un management fondé sur les nouvelles technologies, qu'il faudra maîtriser, tout en impulsant l’appropriation de celles-ci par les équipes. À ce titre, l’expérience du « e-learning » démontre qu’il est possible de créer un sentiment d’appartenance à distance, grâce à une présence régulière à des moments stratégiques et de développement de valeurs partagées. Mais là aussi, directeurs et institutions devront évoluer, accepter de remplacer les face-à-face par des rencontres et des transmissions dématérialisées, afin de limiter, entre autres, les coûts des déplacements.

Un pilotage par la confiance

Avec le management à distance de dispositifs éclatés et variés, la responsabilité du directeur et son niveau de maîtrise des situations sont questionnés. Il devra construire un pilotage fondé sur la confiance, doter chaque acteur de terrain d’une autonomie suffisante et d’une capacité d’agir, tout en créant un système de veille et d’alerte. La technique du « reporting » devra être acquise… En effet, la dérive perçue dans certaines organisations, où ces dispositifs sont un rempart contre la peur des dirigeants face à une mise en cause de leur responsabilité pénale, est une mise sous contrôle de l’activité par le développement des procédures et l’effusion de tableaux récapitulatifs, outils consommateurs de temps, d’énergie et inhibiteurs de l’action. Ces évolutions seraient contreproductives, la logique « libérale » qui sous-tend la désinstitutionnalisation prônant des modes de management plus collaboratifs où chacun est jugé sur l’atteinte des objectifs au service des personnes. 

Le territoire et ses multiples acteurs prendront une dimension nouvelle avec la coordination des parcours des usagers. Il s’agira pour chacun d’identifier ses partenaires potentiels, de construire des méthodologies de travail interinstitutionnelles et d’apprendre aux équipes à œuvrer dans l’intradisciplinarité.

Le financement est un point crucial. S’il est actuellement demandé aux directeurs de sortir des carcans en innovant en matière de réponses apportées, la tarification reste, quant à elle, standardisée. La création de nouveaux modes d’accompagnement par redéploiement ou à budget constant (modalité majoritairement proposée par le financeur aujourd’hui) atteint ses limites si la volonté est de valoriser les temps de coordination, de maintenir la qualification des intervenants ou d’inscrire l’usager dans des dispositifs complémentaires et alternés. La désinstitutionnalisation représente une avancée certaine pour les droits de l’usager, mais elle nécessite une évolution équivalente des modalités de tarification, avec des financements innovants, souples et adaptés.

La post-institutionnalisation est un enjeu de société qu’il ne faut pas appréhender comme une destruction rudimentaire d’une « aire institutionnelle ». Le regard sur l’avenir sociétal de l’action envers les personnes vulnérables doit se fonder sur une pensée d’un devenir de civilisation, que portent notre constitution et la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’est un défi que nous, directeurs et citoyens, devons évidemment relever.

Par Estelle Duhr, Joël Ehrahrt et Anna Fargeton

Carte d'identité

Auteurs. Estelle Duhr, directrice d'un Ehpad, CCAS de la ville de Lyon ; Joël Ehrhart, directeur de pôles médico-sociaux, ARHM, Lyon ; Anna Fargeton, directrice d'une MECS et d'un accueil familial, Acolade, Lyon

Publié dans le magazine Direction[s] N° 135 - octobre 2015






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