Les organisations du travail social, dans les représentations que s’en font leurs acteurs, sont encombrées par ce que les sociologues nomment des « prénotions ». Ce sont des schémas de pensée qui traduisent les phénomènes pour les ordonner selon une logique qui transforme les éléments observés sous l’influence d’une grille d’interprétation préconçue. Par exemple, les organisations humaines souffrent d’une assimilation aux organismes physiologiques laissant croire qu’elles sont comparables à un corps avec sa tête, ses membres et ses organes. Prolongeant cet anthropomorphisme, l’analogie à la cellule induit quant à elle l’idée d’un noyau central qui serait le siège intelligent irradiant l’ensemble du système et d’une membrane délimitant clairement les contours de l’institution.
Des homologies simplificatrices et égocentriques
Une observation plus fine des composantes de toute organisation montre que les choses sont plus complexes que ces homologies simplificatrices. Le centre n’est pas un lieu unique mais une constellation de nouages qui structurent les échanges entre les acteurs. Autrement dit, dans les faits, une organisation est nécessairement polycentrique. Il n’est qu’à étudier les lieux d’influence, les endroits où se prennent réellement les décisions, les niveaux de contre-pouvoir, les points à partir desquels s’instaurent des dérives, etc.
De même, ses délimitations ne sont pas une ligne de démarcation ou un « no man’s land », mais une frontière d’abord caractérisée par les flux qui traversent ces espaces liminaires que sont les seuils du système [1]. Car là aussi, dans les faits, les organisations de travail sont traversées de part en part de multiples courants d’énergies, d’informations, de forces qui trouvent leurs sources tant à l’interne qu’à l’externe du système.
Cette interprétation allégorique des organisations selon une vision centralisatrice alimente leur égocentrisme. Ce qui compte – car ce tropisme tend à réduire les phénomènes aux seuls faits comptabilisables –, c’est la partie émergée de l’iceberg : la direction, voire la direction générale, c’est-à-dire ce qui est posé au centre de l’organisation. Les professionnels des établissements et services sociaux et médico-sociaux savent que le bureau du directeur, ou le siège associatif de la direction générale, ne constitue aucunement le centre vital de leurs pratiques professionnelles, l’essentiel de ce qu'ils font est ailleurs, à proximité immédiate des usagers, là où se réalise la vie et se construisent les projets de vie des personnes accompagnées.
Ce phénomène centralisateur, s’il porte sur les représentations, produit également des effets très concrets sur l’organisation de travail : il alimente un syndrome comparable au phénomène astrophysique du trou noir.
Un déséquilibre énergétique
En astronomie, un trou noir est un objet céleste dont la densité, incroyablement élevée, empêche les matières qui le composent et tout rayonnement de s’en échapper. Causé par l’effondrement gravitationnel d’une étoile en fin de vie, il naît d’une concentration gigantesque d’énergies et de matières. Comparaison n’est pas analogie. Cette image ne doit pas être poussée trop loin : elle n’a ici qu’une vertu explicative.
La conception centralisée des organisations de travail place en leur centre un absorbeur d’énergie, de matière et de lumière, provoquant une hétérogénéité des densités organisationnelles. Le centre est le lieu où se concentrent « en vrac » le pouvoir, la légitimité, les fonctions de représentation, le sommet de la hiérarchie, les compétences, les moyens logistiques, les fonctions de planification, de régulation et de contrôle, etc. En conséquence, les structures périphériques ne disposent pas de tous ces éléments qui caractérisent la densité du système. Elles s’en voient même privées au fur et à mesure que le centre se structure et gagne en densité.
Dans cet effet de trompe-l’œil, ce qui est indûment perçu comme le cœur de l’organisation tend à consommer les énergies disponibles à son profit. Les éléments périphériques peuvent alors être pensés comme étant au service du centre. Les flux traversant le système ne sont pas pris en compte, occultés par les seuls échanges d’informations à sens unique de la périphérie vers le centre, appauvrissant la première pour enrichir le second. Très prosaïquement, c’est ce qui se produit quand un siège décide de centraliser des fonctions, par exemple la comptabilité en créant un plateau unique et en retirant cette compétence de l’établissement. Il n’est pas dit ici qu’il ne faut pas le faire (chaque configuration locale comporte des contraintes spécifiques qui échappent à toute loi générale), mais ce choix doit être évalué dans ses conséquences. Si on retire une compétence d’un établissement, quelle compensation doit-on lui apporter pour qu’il ne perde pas en substance ou en consistance ?
Des procédures pour rassurer le centre décisionnel
Les effets de ce syndrome du trou noir, communs à toutes les organisations, sont particulièrement sensibles dans l’évolution récente de celles du travail social. Ces incidences se manifestent essentiellement par ce qu’il convient d’appeler l’inflation normative. Sans aucune nostalgie d’un passé qui n’a pas toujours produit des pratiques vertueuses, force est de constater que là où les professionnels de terrain disposaient de marges d’appréciation permettant d’ajuster leurs postures, les indicateurs de qualité, les recommandations de bonnes pratiques, les normes professionnelles, les critères de prévention des risques de toute nature, les notes de service, les procédures de plus en plus formalisées, le découpage méticuleux des items de la tarification, l’agencement pusillanime des prestations… sont autant de contraintes qui appauvrissent les fonctions de terrain sous le joug d’un contrôle pointilleux des centres décisionnels.
Il faut également évoquer l’énergie consommée dans les divers comptes-rendus des activités. Les tableaux d’indicateurs qualitatifs, les dispositifs de « reporting », les comptes-rendus écrits selon des modèles préconçus, les items statistiques pléthoriques, les enquêtes quantitatives surabondantes, les bases de données à renseigner selon des normes d’une précision extrême, les concordances à trouver entre les systèmes d’information qu’il faut systématiquement instruire… sont autant d’absorbeurs d’énergies. Rien ni personne ne peut s’échapper de ces procédures rigides.
Contrairement aux rhétoriques qui tentent de justifier ces pratiques en plaidant la transparence et la bonne lisibilité des systèmes, ce « reporting généralisé » n’a pas surtout pour vocation de donner des informations sur ce qui se passe. D’abord, parce que le cœur de l’action s’accommode mal des réductions quantitatives. Les expériences d’interactions humaines qui sont l’essence du travail social sont difficilement traduisibles en chiffres. Elles supposent des mises en récits qui relèvent plus de la narration, de l’œuvre littéraire – voire de la poésie – que de la trace formalisée. Non ! Les injonctions à ces reportings ne servent pas un processus informationnel. Ils doivent d’abord rassurer le centre de l’organisation.
La centralisation a pour effet que la densité de l’organisation est inversement proportionnelle à la distance qui sépare l’élément considéré du centre. Cette répartition inégale des densités génère l'inquiétude du centre quant à la conformité des éléments distants. Plus ils sont éloignés, plus il est difficile au centre de percevoir leur bonne intégration au dispositif. De plus, si cet élément, du fait de son exposition aux périphéries de l’organisation, est perçu comme relativement faible, il représente une menace, le maillon faible de l’institution. Il faut donc multiplier les moyens de vérifier qu’il est bien inscrit dans les canons fonctionnels définis centralement.
L’usager, grand perdant
Là où les choses se compliquent, c’est que les organisations ne vivent pas de manière isolée mais en constante interaction. Le secteur social et médico-social n’échappe pas à cette règle des interdépendances. L’équipe est dépendante de sa direction qui peut à tout moment s’ériger pour elle en trou noir, l’établissement est dépendant du trou noir que peut devenir pour lui sa direction générale, et l’association est dépendante du trou noir que sont, à son égard, les administrations qui contrôlent et financent ses activités.
C’est une machine à absorber les énergies disponibles. Chaque élément étant autocentré dans ses représentations, il pompe les ressources de ceux placés à sa périphérie. Le schéma qui se dessine alors est une succession de cercles concentriques. Chaque périphérie étant attirée par le trou noir de l’élément qui représente son centre et attirant lui-même les énergies des éléments pour lesquels il se constitue comme un trou noir. Le service est absorbé par la direction elle-même absorbée par la direction générale, absorbée par l’autorité de contrôle… Nous ne pouvons imaginer la colossale déperdition d’énergies ainsi gaspillées par la nécessité de chacun de se rassurer sur ce que fait l’autre.
Dans cette chaîne d’absorption, le slogan « l’usager au centre » (déjà discutable en soi) ne tient plus. À ce jeu de gaspillage, c’est l’usager le grand perdant : il ne lui reste que les surplus de temps, de disponibilités mentales et d’énergies non consommées par cette machine diabolique.
Quelles alternatives face à ces forces telluriques ?
Nous ne pouvons nous arrêter à ce sombre constat. Comment, alors que les énergies disponibles sont de plus en plus limitées, les réorienter vers la raison d’être des organisations ? Tout d’abord, prendre conscience des effets induits par cette globalisation de la rationalisation instrumentale semble le préalable à tout contre-feu à ces tendances lourdes. Il ne s’agit pas de « résister » à ces forces telluriques qui modifient en profondeur les tenants et aboutissants du travail social aujourd’hui, en France. Personne n’en aurait la force. Il s’agit de développer des stratégies quant à la manière de se situer dans ce mouvement, d’y apporter un autre éclairage, d’en modifier le cours. Un peu comme ces petits galets, judicieusement placés dans le lit de la rivière, qui en modifient le flux et réorientent les courants.
Quand un directeur développe une analyse critique de la tendance naturelle de son organisation à se centraliser et à multiplier les comptes-rendus, il place un caillou dans le flot institutionnel pour refonder un fonctionnement plus subsidiaire. Quand il repense les délégations pour développer l’autonomie et la responsabilité dans la chaîne des compétences, il modifie le cours des choses au profit d’un meilleur équilibrage des densités institutionnelles dans toute l’organisation. Quand il associe toutes les parties prenantes pour accroître l’intelligence collective dans la mise en œuvre du projet, il réoriente les jeux d’acteurs vers un modèle plus durable associant les énergies disponibles afin d’éviter qu’elles ne s’épuisent ou, pire, ne s’annulent.
Ces mutations, qui reposent sur la prise de conscience que les organisations du travail social sont tout sauf des structures égocentrées pourraient favoriser notre capacité à faire beaucoup plus avec moins de moyens… de contrôle !
[1] Cf. R. Janvier, « Ouvrir la perspective d'organisations du seuil », Revue française des sciences de l'information et de la communication, septembre 2016, consultable sur : https://rfsic.revues.org
Roland Janvier
Carte d'identité
Nom. Roland Janvier
Fonction. Directeur général de la Fondation Massé-Trévidy (Finistère)
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Publié dans le magazine Direction[s] N° 166 - juillet 2018