Qu’est-ce que diriger ? Commander, orienter, piloter, emmener d’un point à un autre ? Et pour diriger quoi ? Une équipe, une institution, des individualités ? Encore faudrait-il que celui qui dirige sache réellement où, comment et pourquoi il doit amener tout ce monde.
Aujourd’hui encore, se pose la question dans notre secteur : « Qu’est-ce qui doit être dirigé ? » Un lieu de vie ? Un établissement ? Un centre ? Une structure sociale et médico-sociale ? La sémantique est riche pour désigner un seul et même endroit. Pourtant, si je devais définir ce qui est dirigé, il s’agirait d’un lieu de partage, accueillant, où les personnes sont bien traitées et arrivent à s’épanouir malgré leur vulnérabilité. Un endroit où les personnels sont toujours présents et de bonne humeur. Qui pensent d’abord au confort et au bien-être des publics dont ils s’occupent.
Avoir de l'espoir
Croyez-vous qu’il soit utile de préciser que cet endroit idéal existe bel et bien, et non pas demain mais aujourd’hui ? Il est dans nos têtes à tous : personnes accueillies ou accompagnées, familles, aidants, dirigeants, techniciens, personnels soignants, médicaux, administratifs, sociaux et j’en oublie certainement d’autres. Non, vous ne me ferez pas dire le contraire de ce que je pense. En effet, ce lieu existe dans nos rêves les plus fous. Cela s’appelle l’espoir et c’est peut-être cela diriger demain, avoir de l’espoir.
Mais cet écrit, même s’il n’est pas un pamphlet philosophique, car ce n’est pas de cela dont il s’agit, n’a pas commencé par le début. Il aurait fallu que je présente d’abord celui qui dirige. Qui est-il vraiment ? Peut-être un jeune diplômé avec son master, son certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (Cafdes) ou son diplôme de directeur d’établissement sanitaire, social et médico-social (D3S) en poche. Son passé professionnel ou scolaire m’importe peu. Ce que je vois, moi, c’est sa jeunesse dans le métier. Je me demande comment il est arrivé là ? On me répond que c’est souvent après des années de dur labeur, de cours théoriques et pratiques, une sélection drastique à l’admission de telle ou telle formation, ou encore suite à un entretien d’embauche. C’est peut-être aussi un professionnel qui a œuvré des années dans le secteur avec ou sans diplôme. Il a bien baroudé, et c’est surtout son ancienneté qui lui donne un certain charisme. Les écueils quand on dirige, il les connaît bien pour les avoir tous vécus.
Impulser une dynamique, un cap
Ce qui m’intéresse moi, c’est que celui qui dirige est celui qui montre le chemin, qu’il soit le guide mais pas seulement. Je crois que ce serait bien aussi s’il savait se retourner sur ses pas et admettre ses erreurs, qu’il n’hésite pas à prendre le temps d’attendre un moment celui qui n’arrive plus à le suivre, qu’il n’ait pas peur de « mouiller la chemise » pour donner envie et mobiliser, celui qui voudrait retourner au point de départ, même si diriger lui demande d’aller à un rythme soutenu. Cela s’appelle le management « polymorphe », et c’est sûrement cela « diriger demain », être capable d’adapter ses postures, d’impulser une dynamique, de donner un cadre, un cap, tout en restant humain et humble surtout.
Maintenant que je crois connaître et reconnaître celui qui dirige, sait-il seulement vers où il nous emmène ? Car j’ai bien l’impression que lui-même ne le sait pas vraiment. Voilà qu’on lui demande de se regrouper, de se territorialiser, de se coordonner, de rationaliser, de devenir efficace, de faire preuve de performance et d’inventivité. Mais sans lui dire réellement où il doit nous conduire. Serait-ce dans un pays d’abondance, où les moyens deviendraient suffisants pour répondre à tous les besoins ? Serait-ce sur une île paradisiaque, où la crainte d’événements climatiques préconiserait de rester chez soi ? Je n’ai pas réellement l’impression que celui qui dirige sache où il veut aller d’ici demain. Il a plutôt l’air d’essayer de faire de son mieux avec ce dont il dispose pour nous montrer à l’horizon un soleil qui semble vouloir se lever.
Moi, j’ai décidé de lui faire confiance à celui qui veut « diriger demain ». Oui, mais quid des autres ? Tout le monde lui fait-il réellement confiance ? Pas sûr. Il est inspecté au lieu d’être accompagné parfois ; il est acculé comme le coupable alors qu’il n’est « que » le responsable ; il est critiqué, même quand il essaie de faire de son mieux. « Diriger demain », j’ai bien envie de croire que cela repose sur la confiance, en celui qui dirige et de la part de celui qui dirige.
Prendre soin de soi
Je suppose donc avoir compris qui dirige, savoir comment il dirige et j’arrive même à m’accommoder de l’incertitude qui règne sur le lieu d’arrivée. Pourtant, il me reste encore tant de questions sur « diriger demain », je ne vais pas toutes les énoncer, uniquement celles qui me tiennent le plus à cœur. J’aimerais bien savoir ce qui lui a donné envie de diriger demain. Certains pensent que c’est un appel des populations fragiles, une vocation. « Il est né pour diriger », dit-on. D’autres, ceux qui ne pensent qu’au pouvoir et au prestige, sont convaincus que c’est l’appel de l’argent. « Il est payé pour ça », chuchote-t-on. Mais en réalité, de tout cela il n’en est rien.
Ceux qui veulent « diriger demain » ont tout simplement une vision des choses qu’ils voudraient voir améliorer. Ils ont le souhait de faire bouger les lignes, ils sont convaincus que ce qu’ils font avec leurs équipes est utile et dénué d’intérêt autre que celui d’accompagner, d’aider, de soutenir, d’écouter… À y regarder de plus près, celui qui veut « diriger demain » doit avoir le courage de le faire. Il n’est pas question qu’il réinvente ce qu’il fait aujourd’hui, surtout s’il le fait bien, mais plutôt qu’il s’améliore là où il pêche et qu’il dirige pour un « mieux devenir » de lui-même, de ses équipes et des personnes accueillies. Je le dis dans cet ordre, ne me traitez pas d’égoïste, car charité bien ordonnée commence par soi-même. Ne dit-on pas quand la tête est malade, les jambes ne savent pas quoi faire ? Ou quelque chose de ce style.
Alors oui, « diriger demain » c’est savoir prendre soin de soi, savoir s’occuper de celui qui dirige. Il doit apprendre à prendre du temps pour lui et ensuite pour les autres. Le temps est précieux me direz-vous, lorsqu’on dirige on le donne entièrement aux autres. Eh bien je
vous dis non. Aujourd’hui il n’a pas le temps, demain il le prendra.
Amener tout le monde à bon port
Pensez-vous que nous ayons fait le tour de ce qu’est « diriger demain » ? Certainement pas… sujet inépuisable, si seulement nous savions ce que ce sera, nous ne serions pas là à en parler. Cependant, je peux tout de même vous proposer ma vision des choses : c’est faire le pari de l’avenir, être capable de trouver des ressources en soi et dans les autres, pouvoir se positionner à tous les endroits où il sera nécessaire de se trouver, et pas uniquement à la tête. « Diriger demain » c’est garder toujours à l’esprit que le plus important ce sont les publics accueillis et leur entourage. Et qu’en aucun cas, les professionnels ne sauraient être relégués en queue de peloton. « Diriger demain », c’est identifier le port, y amener tout le monde en sécurité et en prenant le temps de le faire. C’est aussi accepter qu’arriver au port ne constitue pas une fin en soi et que parfois, on se rapproche du bord sans jamais l’atteindre. Finalement, « diriger demain », c’est un défi, un challenge que l’on ne relèvera que si l’on commence dès aujourd’hui à « diriger durable », c’est-à-dire en « préservant les ressources pour les générations présentes et futures » [1].
Calmer ses craintes
Et moi dans tout cela ? Suis-je prête à me laisser diriger, comme cela ? De manière indifférenciée que je sois public, privé, à but lucratif ou non, que je sois de chair et de sang ou de briques et de ciment ? Comment savoir si me diriger demain ce n’est pas me laisser conduire vers le chaos et le désespoir ? J’ai mentionné auparavant la notion de confiance. Oui, mais cela suffira-t-il à calmer mes craintes, d’autant plus que mon engouement pour les plaintes est bien connu, même si au fond j’ai plein de bonne volonté et de ressources ? Jusqu’à présent, j’ai décrit un phénomène qui me semblait exclusivement unilatéral, mais je me rends compte à la fin de ma tentative pour tourner le sujet en dérision, qu’il y a bien une interaction. En effet, ne dirigera demain que celui que j’aurai accepté de suivre. Car enfin, on ne peut diriger le néant et encore moins contre le gré de tous. Quoique…
Alors, ma tentative échouée de pamphlet, qui se voulait philosophique, vous aura-t-elle laissé sans voix et interrogatif ? Ou peut-être avez-vous tout compris ? Eh bien, me concernant, à ce moment du pamphlet qui n’en est pas un, quelle que soit votre perception, ma satisfaction est grande. Car, si vous êtes arrivé jusque-là, cela voudra dire que vous aurez pris le temps de me lire, peut-être même de réfléchir et certainement de me laisser vous diriger vers un moment qui aurait pu être demain.
[1] Extrait de la définition du développement durable, proposée par l’Afnor en 2012
Agnès Uger
Publié dans le magazine Direction[s] N° 148 - janvier 2017