C’est avec intérêt que j’ai pris connaissance du débat entre trois membres du comité de rédaction de Direction[s] et Jean-François Bauduret, dans le magazine de décembre 2013 sur le thème des dix dernières années de rénovation de l’action sociale et médico-sociale. On ne peut que souscrire au bilan dressé quant à l’évolution des pratiques professionnelles, celles des équipes comme celles des agents en charge du contrôle. Cependant, il convient de revenir sur l’équilibre subtil sur lequel était fondée la loi du 2 janvier 2002 (dite 2002-2). En effet, à une modernisation et, disons-le, à un durcissement des dispositifs de contrôle (autorisation, tarification, évaluation…) répondait l’affirmation de nouvelles garanties fondamentales apportées aux usagers et, le cas échéant, à leur famille.
Des cadres trop rigides
L’unanimité avec laquelle la loi 2002-2 a finalement été adoptée par la représentation nationale comme l’accueil favorable que lui ont globalement réservé les organisations consultées alors [1] procédait très manifestement de l’existence et du respect de cette vision équilibrée, véritable « pacte fondateur » de la réforme. Le moins que l’on puisse dire est que cette vision des choses a été très rapidement oubliée, si l’on en juge par la profusion des dispositifs de régulation et de contingentement de l’offre qui ont été instaurés depuis. Il s’agit par exemple des multiples modifications de la tarification des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS), du régime des autorisations administratives, des dispositions relatives au contrôle des structures, de la création d’outils de développement et de gestion aux contours juridiques incertains (contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens – CPOM) ou de coopération (groupement de coopération sociale et médico-sociale – GCMSM) ; outils que l’administration centrale promeut avec une inaltérable et touchante obstination malgré leur rigidité « soviétique » et malgré l’absence à peu près absolue de valeur ajoutée par rapport à d’autres formes juridiques infiniment plus souples et, in fine, plus performantes (« simples » conventions de collaboration, associations ad hoc notamment).
Au regard de ce « mouvement perpétuel » intervenu sur l’ensemble des mécanismes de planification et de régulation, source d’insécurité pour chacun (organismes gestionnaires comme administrations de l’État et des départements qui ont tout autant de difficultés à s’approprier les textes changeants et parfois approximativement écrits à l’application desquels ils doivent néanmoins veiller…), qu’en est-il de la nécessaire évolution des dispositions visant à garantir les droit des usagers ?
Le silence du législateur et du pouvoir réglementaire est assourdissant. Des pans majeurs de ces droits demeurent inachevés, le discours incantatoire, moralisateur et largement démagogique tenu par les gouvernements successifs sur la « bientraitance » ne pouvant masquer leur peu d’intérêt réel pour les droits des usagers des ESSMS. L’objectivité conduit à considérer que les associations et fédérations d’usagers ont également une part de responsabilité dans cette situation…
En attendant les décrets d’application
Sur ce sujet, les pouvoirs publics ne peuvent se « défausser » sur les recommandations de bonnes pratiques élaborées ou validées par l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des ESSMS (Anesm), malgré leur grande qualité. Elles ne constituent en aucune manière une norme de fonctionnement opposable, mais uniquement (et c’est naturellement déjà considérable…) un outil permettant à la structure de perfectionner ses pratiques et donc d’améliorer la qualité du service rendu. La portée juridique des recommandations est donc extrêmement faible et ne peut, en aucun cas, fonder des injonctions de l’autorité de contrôle et, à plus forte raison, la nomination d’un administrateur provisoire ou une mesure de retrait d’autorisation.
Il ne s’agit certes pas de « tout » vouloir réglementer : il est évidemment indispensable que les opérateurs disposent des marges de manœuvre qui leur sont nécessaires. Entre le « tout » et le « rien », il existe un juste milieu que les pouvoirs publics n’ont jamais recherché, y compris s’agissant de questions essentielles. Ainsi, le projet d’établissement est simplement évoqué (il est excessif de parler de « définition ») à l’article L311-8 du Code de l’action sociale et des familles (CASF). On en retiendra qu’il détermine les objectifs et les modalités d’organisation et de fonctionnement de l’établissement. Il est fort douteux que les professionnels tirent un grand secours de cette disposition par laquelle le législateur enfonce non sans solennité une porte ouverte. Celui-ci serait bien inspiré de fixer un contenu minimal commun au projet d’établissement, comme il le fait déjà, et d’ailleurs de façon pertinente, pour certaines catégories de structures [2].
L’article L311-8 évoque également les modes de coopération avec d’autres structures et les dispositifs d’évaluation envisagés ; précisions qui n’apportent pas grand-chose car ils procèdent des modalités d’organisation, dont on peut douter qu’elles relèvent de la loi et non du décret. La référence faite aux soins palliatifs laisse d'ailleurs songeur. Il s’agit certes d’une question importante, mais l’on peut s’interroger sur la pertinence d’en faire état dans la loi, alors que cela ne concerne qu’une petite minorité d’établissements, que le texte reste muet sur l’essentiel et qu’aucun décret d’application n’a été pris.
L’absence de définition des fondamentaux
Le projet individualisé constitue à l’évidence l’une des avancées les plus importantes de la loi 2002-2, qui n’est mentionné que dans l’article L311-3 [3]. Aucune disposition légale à caractère général ne définit précisément ses « fondamentaux » quel que soit l’établissement ou le service considéré, même si la réglementation apporte les précisions nécessaires pour certaines catégories d’établissements [4].
Autre objet juridiquement non identifié : le dossier de l’usager. L’article L311-3 indique que l’usager a droit à la confidentialité des informations le concernant, et à l'accès à toute donnée ou document relatif à sa prise en charge, sauf dispositions législatives contraires. Il s’agit là de la seule référence législative, assez « subliminale », au dossier, un outil pourtant indispensable pour construire et faire évoluer « la prise en charge et l’accompagnement individualisé de qualité favorisant son développement, son autonomie et son insertion, adaptés à son âge et à ses besoins » garanti par le CASF. Là encore, hormis dans des textes spécifiques à certains types d’de structures [5], aucune disposition réglementaire à caractère général et transversal à l’ensemble du champ ne fixe un quelconque contenu minimal. Les équipes sont donc livrées à elles-mêmes. Notons que de façon ubuesque, certaines missions d’inspection formulent des remarques ou injonctions quant à la tenue ou au contenu de ces dossiers individuels, y compris pour des établissements dans lesquels, en l’état actuel du droit, leur existence ne constitue pas une obligation… Une carence encore plus patente peut d’ailleurs être constatée concernant les modalités d’accès de l’usager aux informations qui le concernent. Selon quelles procédures, avec quelles précautions, avec quel accompagnement, ce droit essentiel peut-il s’exercer ?
Ici aussi, force est de constater que ce sujet d’une grande importance pratique n’a pas retenu l’attention du pouvoir réglementaire, et que les équipes – pour le meilleur mais également parfois pour le pire – sont totalement démunies. Sans être un partisan inconditionnel de la convergence du droit sanitaire et de celui de l’action sociale et médico-sociale, je remarque que le Code de la santé publique encadre de façon précise les modalités d’accès du patient à son dossier médical et aux informations le concernant. Et que l’on pourrait assez facilement s’en inspirer s’agissant des ESSMS.
Une certaine confusion dans les esprits
Sujet « connexe » à la tenue d’un dossier individuel, le partage de l’information entre professionnels obéit à des règles extrêmement floues et complexes. Certains sont soumis au secret professionnel par profession (personnels de santé, assistants de service social), d’autres par fonction (personnes participant aux travaux des commissions des droits et de l’autonomie des personnes handicapées), d’autres enfin – les plus nombreux – ne sont soumis qu’à une simple obligation de discrétion. La confusion dans les esprits et dans les pratiques est parfois considérable, tant ce dispositif juridique est obscur, peu coordonné et sujet à multiples interprétations… Au détriment de la qualité de la prestation délivrée à la personne accueillie si les parties en présence adoptent une position « défensive » qui les conduit à ne pas partager autant d’informations qu’il serait nécessaire ou, le cas échéant, aux dépens du respect de sa vie privée et de son intimité si, tout au contraire, le partage non maîtrisé des données conduit les professionnels à échanger sur des sujets peu pertinents pour l’élaboration ou le suivi du projet personnalisé.
Ces quelques exemples ne visent pas à dresser un état des lieux exhaustif des compléments et adaptations qu’il y aurait à apporter aux droits des usagers en ESSMS. Rapportés à l’inventivité sans limite dont font preuve les pouvoirs publics en matière de financement, de régulation, de contrôle et de contingentement de l’offre de service, ils mènent à un constat sans appel : l’usager est le parent pauvre de la législation sociale et médico-sociale, et l’invocation de ses droits dans les discours officiels constitue l’autojustification d’une évolution technocratique du droit de l’action sociale dans lequel il n’occupe plus qu’une place marginale.
[1] Ce qui n’excluait naturellement pas quelques points de divergences avec l’administration et les cabinet ministériels qui se sont succédé sur ce dossier aux allures de marathon administratif et parlementaire…
[2] Les maisons d’accueil spécialisées, foyers d’accueil médicalisé et services d'accompagnement médico-social pour adultes handicapés (art. D344-5-5 du CASF) ou encore les instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques – Itep (art. D312-59-4).
[3] Il dispose que parmi les droits garantis à toute personne accueillie figurent notamment « une prise en charge et un accompagnement individualisé de qualité favorisant son développement, son autonomie et son insertion, adaptés à son âge et à ses besoins, respectant son consentement éclairé qui doit systématiquement être recherché lorsque la personne est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision ».
[4]Les établissements et services pour enfants handicapés (art. D312-19 du CASF) et les Itep (art. D312-59-15).
[5] Les établissements et services pour enfants handicapés (art. D312-37) et les Itep (art. D312-59-6)
Laurent Cocquebert, avocat, cabinet Baron, Aidenbaum et associés
Carte d'identité
Nom. Cocquebert
Prénom. Laurent
Parcours. Ancien directeur général de l'Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis (Unapei) et de l'Association pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées (Adapt).
Fonction actuelle. Avocat au Barreau de Paris
Si vous souhaitez contribuer au débat, proposer une tribune ou réagir à celle-ci, n’hésitez pas et contactez la rédaction : redaction-directions@directions.fr
Publié dans le magazine Direction[s] N° 117 - février 2014