Le travail des professionnels change : son objectif n’est plus de proposer une « prise en charge » dont il détiendrait seul la technicité, mais un « accompagnement » à mener une vie pleine et entière, dans le sentiment d’une réelle appartenance au monde et à l’espace social et relationnel des personnes. Ces efforts relèvent d’une responsabilité nouvelle, encouragée par les politiques publiques qui visent l’« inclusion » plutôt que la « séparation », l’inscription de l’action dans le droit commun plutôt que dans les univers spécialisés.
Cette responsabilité est conséquente et ne peut pas être frileuse. Elle demande par conséquent de revisiter nombre d’idées reçues, de principes d’action qui paraissaient immuables, et peut-être même d’éléments de confort professionnel dans les établissements et services. Elle est en tout cas souhaitée par les premiers concernés. Marcel Nüss en témoigne dans ses nombreux ouvrages, plaidant pour la recherche, dans l’accompagnement, d’une « bonne proximité » plutôt qu’une « bonne distance » si souvent invoquée par les professionnels.
Une injonction paradoxale permanente
L’expression et la participation citoyennes des personnes handicapées sont à un tournant. Cependant, les blocages culturels, mais aussi concrets et pratiques, demeurent très nombreux. La phrase d'Erving Goffman [1] demeure d’une réalité bien cruelle : « On demande à l’individu stigmatisé de nier le poids de son fardeau et de ne jamais laisser croire qu’à le porter, il ait pu devenir différent de nous. En même temps, on exige qu’il se tienne à une distance telle que nous puissions entretenir sans peine l’image que nous nous faisons de lui. En d’autres termes, on lui conseille de s’accepter et de nous accepter, en remerciement naturel d’une tolérance première que nous ne lui avons jamais totalement accordée. Ainsi, une acceptation fantôme est à la base d’une normalité fantôme. »
Ainsi, nous demeurons tous le plus souvent compromis dans des « relations mixtes » (l’expression est aussi d'Erving Goffman) où nous affirmons que les personnes en situation de handicap sont bien comme nous, mais où nous devons constater en même temps leur différence. Cette attitude constitue une injonction paradoxale faite aux personnes au quotidien, et elle est insupportable. Dans le monde prétendu de l’égalité, elles font jour après jour l’expérience, non seulement de leur impossibilité à correspondre aux normes en vigueur, mais encore plus de notre incapacité à nous adapter réellement à leurs différences, que parfois elles souhaitent même porter (on pense ici à la conception culturaliste de l’autisme).
L’injonction paradoxale peut aussi résider dans un dénigrement intime de l’affirmation de soi d’une personne handicapée lorsqu’elle s’exprime, à sa manière, en public (souvent entendu dans les établissements ou les commissions de travail : « il est bien agressif ! »). Dénigrement que nous nions bien entendu avec la dernière énergie. Cette attitude ambivalente est d’une grande violence. Combien de fois voit-on un sourire engageant à la personne handicapée à qui on passe le micro dans un colloque se muer en malaise visible quand les choses ne se passent pas comme prévu. En effet, donner la parole dans ces conditions est, involontairement le plus souvent (cela n’excuse en rien notre inexpérience ou notre bêtise), la refuser de fait.
Ce que serait un réel sentiment d’appartenance
Il convient tout d’abord de définir la notion d’inclusion dans une société juste. Une société juste est celle qui parvient à offrir à tous ses membres une réelle opportunité d’être des acteurs de la communauté sociale et politique, tout en reconnaissant leurs particularités. Une société inclusive va donc bien au-delà de l’intégration, de l’assimilation ou encore de l’insertion : la dynamique inclusive crée une citoyenneté commune à tous.
La participation sociale est aujourd’hui un concept très vulgarisé. Mais il a souvent été regardé sous l’angle des caractéristiques individuelles, plutôt que sous celui de ses facilitateurs sociaux. C’est là, en particulier, que réside notre responsabilité : favoriser tous les facilitateurs rendant la société plus inclusive.
Le sentiment d’appartenance ne peut procéder d’abord que de celui de mener une « vraie vie » (choisie et qui en vaille la peine) et une « bonne vie » (riche de relations et de réciprocité). L’appartenance repose donc sur le sentiment d’avoir de l’importance et de compter pour les autres, dans une société équitable et solidaire.
Parmi toutes les formes de reconnaissance, d’estime de soi, d’expression et d’autodétermination comme vecteurs et supports d’inclusion sociale, j’évoquerai trois exemples déterminants. En premier lieu, l’accès et l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Depuis les progrès réalisés en la matière, le monde peut devenir plus accessible, donc moins hostile, et autorisant de fait une moindre dépendance à autrui. Il en va ainsi des GPS qui permettent de s’orienter, ou encore de piluliers connectés qui rendent l’administration des médicaments moins fastidieuse (voire humiliante). Cependant, il y faut deux conditions : des professionnels compétents dans ce domaine (alors que nombre d’eux eux sont réfractaires ou au mieux simplement incompétents), et une vraie facilitation de l’accès. Comme l’indique Philippe Balin [2], « si elles étaient accessibles, les NTIC représenteraient un potentiel fantastique pour les personnes en situation de handicap, en facilitant leur vie quotidienne et leur insertion dans le monde du travail. Or, au contraire, l’émergence de ces technologies les a encore davantage isolées. Pourtant, nous maîtrisons toutes les techniques permettant de faire des produits 100 % utilisables. Nous disposons même des méthodes de développement "design for all", qui facilitent la réalisation de produits utilisables par le plus grand nombre. Mais notre société n’est guidée que par la profitabilité à court terme. Les fabricants introduisent sans cesse de nouvelles fonctions pour créer de nouveaux besoins qui génèrent encore plus de revenus. S’il n’y a pas de marché, rien ne se fait ; si des mesures sont préconisées sans être contraignantes, elles restent lettre morte ».
Deuxième exemple, l’accès à la compréhension par la « communication augmentée », « alternative » ou encore « facilitée » qui compensent, notamment chez les personnes déficientes intellectuelles, les manques d’appréhension des canaux et codes habituels de communication, et leurs difficultés à structurer leurs demandes, désirs, attentes et préférences. Là encore, ces techniques ne suffisent pas. Par exemple, la généralisation du « Facile à lire et à comprendre » (Falc) [3] s’est aujourd’hui introduit dans nombre de documents (projets associatifs, livrets d’accueil etc.). Mais ceux-ci sont souvent produits de façon unilatérale, par les « spécialistes » du Falc, sans que l’on se préoccupe suffisamment de la manière dont les personnes concernées s’en saisissent, et peuvent l’utiliser concrètement. D’autre part, les différents systèmes de communication alternative, développés notamment dans le cadre des approches nouvelles de l’autisme, restent trop souvent encore confinés au monde spécialisé. Le moteur inclusif que peuvent constituer ces outils fonctionne encore au ralenti.
Enfin, l’accès au débat public et à la controverse au moyen de « forums citoyens » est un moyen également, grâce à des formes d’animation adaptées, pour faire entrer les personnes handicapées dans les espaces de discussion qui créent la société et le lien social, et qui font bouger les lignes et les représentations. Ainsi, l’Association des paralysés de France (APF) a initié une manière nouvelle d’inscrire le handicap sur le terrain revendicatif : les manifestations sur le thème « ni pauvre, ni soumis ! » font apparaître une manière nettement plus offensive de poser la question de cette participation citoyenne. Dans le même temps se développent des forums ou des collectifs, comme le Collectif citoyen handicap (CCH) [4] ou encore le groupe réuni autour du projet d’Histoires ordinaires [5], qui mettent en évidence la combativité et la créativité des personnes handicapées pour susciter des alternatives réellement inclusives. Sans être exhaustif, d’autres expériences existent, comme celle, persévérante et discrète, des « Journées citoyennes » de l’Association familiale de l'Isère pour enfants et adultes handicapés intellectuels [6], qui mettent au travail des binômes personnes handicapées/aidants, dans des débats très productifs.
S’appuyer sur les compétences
Mais il faut aller plus loin ! Car dans tous ces domaines, la compétence et l’engagement des professionnels (et des aidants en général) sont essentiels : favoriser, encourager, rendre compétent, sont les leviers d’un accompagnement inclusif. Ce combat est long, il n’en est qu’à ses débuts, mais il est déterminant.
Il s’agit donc, comme le propose Marcel Jaeger [7] de « refonder le rapport aux personnes accompagnées et accueillies, de sortir du langage incantatoire sur leur participation, d'ouvrir l’espace et le champ des possibles, d'encourager la créativité et les innovations qui permettent aux usagers de comprendre, de décrire, d’influencer, voire de maîtriser (avec leur vécu et leurs mots) le "système" dans lequel ils sont bénéficiaires d’actions et d’interventions sensées améliorer leur existence, et de compenser leurs dépendances ou handicaps ». C’est dans ce sens que l’Observatoire régional des actions innovantes sur la dépendance et l'autonomie (Oraida) [8] lance sa troisième campagne de recueil des actions innovantes visant notamment les pratiques d’usagers citoyens dans leur pouvoir d’agir. Comment mobilisent-ils leurs compétences et celles de leur environnement pour améliorer les réponses à leurs besoins ou en créer de nouvelles ?
L’aspiration des personnes en situation de handicap à vivre avec le sentiment d’appartenir pleinement au monde ordinaire doit être plus résolument soutenue par les professionnels. Pour cela, de nouvelles compétences sont nécessaires, ainsi qu’une profonde réorientation des services et des établissements. Savoir développer les capacités (les Canadiens parleraient de « capabilité ») des personnes au service de leur inclusion suppose une technicité importante et une posture nouvelle, centrée sur les compétences des personnes, et non comme encore trop souvent, sur leurs difficultés ou leur souffrance. Savoir créer les conditions d’une réelle inclusion requiert un recentrage des missions de nombreuses structures pour devenir intégratives, coopératives, interactives et participatives, accessibles et équitables. Et surtout de s’ouvrir !
Enfin, un engagement clair des professionnels pour l’abolition progressive de tout ce qui constitue des obstacles au sentiment d’appartenance, et pour libérer les facilitateurs est nécessaire, aux côtés des personnes en situation de handicap.
Il faut sans tarder écrire, avec les personnes en situation de handicap, une histoire européenne de leurs « histoires ordinaires », qui, jour après jour, construisent la citoyenneté partagée, souvent dans la douleur et la lutte, mais de plus en plus souvent aussi dans la fierté de voir l’utopie (ou l’improbable) devenir réalité. Les professionnels dans leur ensemble, y compris les directeurs, doivent être aux côtés des personnes en situation de handicap dans cette quête.
[1] Erving Goffman, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps. éd. de Minuit, 1975
[2] Philippe Balin, Voir autrement, L’Harmattan, 2008 ; « L’accessibilité des TIC par les personnes handicapées : état des lieux du contexte actuel », avec Cédric Gossart, Terminal (en ligne), n° 116/2015
[3] Lire dans Direction[s] n° 145, p. 36
[4] www.collectifcitoyenhandicap.fr
[5] www.histoiresordinaires.fr
[6] Cette expérience est conduite également par l’Office départemental des personnes handicapées de l’Isère.
[7] Rapport remis le 18 février 2015 par le groupe de travail « Place des usagers » présidé par Marcel Jaeger dans le cadre des états généraux du travail social.
[8] www.oraida-ra.org
Claude Volkmar
Carte d'identité
Nom. Claude Volkmar
Fonctions. Directeur général du Centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité (Creai) Auvergne-Rhône-Alpes et du Centre du Rhône d’information et d’action sociale (Crias) Mieux vivre ; membre des conseils scientifiques de l’Agence de l’évaluation et de la qualité Anesm et de la mission Séraphin-PH.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 146 - octobre 2016