« I am the passenger… » Dans la grande maison bourgeoise aux briques rouges, le refrain punk d’Iggy Pop, craché par la radio, vagabonde par le patio, longe le couloir, et bute sur la porte d’entrée – qui reste nuit et jour fermée à clé. « Ici, on ne peut pas rentrer comme ça », explique Patrick Véteau, directeur de cet Accueil temporaire pour la réinsertion (Atre) niché au coin d’une rue tranquille de Lille. « Et on ne peut pas sortir, sans un membre de l’équipe ! » À travers la ville, les tentations ne manqueraient pas pour les résidents, de la bière à la cocaïne en passant par le cannabis.
Ainsi enfermés, les six hommes hébergés en ce mercredi de rentrée, pourtant, sont libres. Tous viennent de sortir de prison. « Ils peuvent toujours nous quitter », souligne le directeur. Mais tant qu’ils demeurent ici, « nous les protégeons de l’extérieur, car ils ont de grandes fragilités par rapport aux produits ». Sur la terrasse, à l’étage, il n’est même plus possible d’approcher seul la rambarde surplombant la rue : « Ils pourraient se faire livrer par yoyo. » Jeter une ficelle par-dessus bord suffirait pour qu’un vendeur, depuis le trottoir, y accroche sa marchandise – exactement comme en maison d’arrêt.
Éviter les rechutes
« Rien à voir avec la prison, ici », insiste néanmoins François, 32 ans – dont 14 d’alcoolisation et sept allers-retours sous les verrous. « À Fresnes, c’est très dur mentalement, les matons te cassent le moral et jouent les Rambo… Ici, c’est le centre aéré ! » Ce matin, l’hébergement aurait même des airs de maison de vacances, sous le soleil de septembre. Entre patio et garage, les conversations s’égrènent au rythme des cigarettes, tandis qu’en cuisine, les dénommés Titi et Claquette s’affairent sur une salade de concombre et des spaghetti à la bolognaise. « Hier, on était à la piscine, savoure François. Et dimanche, au bowling ! » Le menu des sorties est d’ailleurs imaginé par les résidents eux-mêmes, chaque lundi. Il reste que l’après-midi, les activités organisées dans le salon sont obligatoires. Certaines peuvent paraître ludiques – à l’instar du théâtre d’improvisation – mais toutes ont une visée thérapeutique, avec au programme également des ateliers sur « les médicaments psycho-actifs », « l’affirmation de soi » ou « les dispositifs sociaux ».
« L’Atre est comme un sas pour se mettre à l’abri », éclaire Patrick Véteau. À peine sortis de prison, en cas d’addiction, un risque plane en effet sur les ex-détenus : celui de rechuter. De retour dans leur quartier et leurs mauvaises habitudes, le terrain s’avère glissant. « Beaucoup retournent finalement en détention. » Avant leur libération, certes, ils peuvent peaufiner un projet de soin ou d’insertion. Mais Patrick Véteau le constatait lui-même quand il travaillait encore comme psychologue en prison : pour ces profils, les portes étaient difficiles à pousser. « Les hébergements hésitaient à les accepter, en raison de leurs toxicomanies. Quant aux post-cures, c’était à cause de la détention ! »
Se libérer mentalement
D’où, en 1995, l’idée d’ouvrir cet entre-deux « pour faire le lien » avec ces établissements, et laisser le temps à chaque candidat de « faire ses preuves », jusqu’à trois mois si nécessaire. « Aujourd’hui les structures se montrent peut-être moins réticentes, mais il est toujours aussi difficile de finaliser un projet pendant la détention », poursuit le directeur. Dès lors, l’Atre peut mener à bien cet accompagnement, si besoin.
Par ailleurs, son relais peut servir à un détenu déjà admis, par exemple en appartement thérapeutique, si sa place se trouve encore occupée le jour de sa sortie. Nul ne peut anticiper les remises de peine finalement accordées, et donc la date précise d’une libération… Enfin, le centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) lillois peut accueillir des détenus en permission de sortie, pour deux ou trois jours – le temps de s’assurer de leurs motivations à rejoindre la structure dès leur libération.
Proposer un tel sas impose une grande souplesse pour l’Atre. Les 13 lits disponibles sont donc rarement tous occupés. Ce 5 septembre, le directeur peut tout au plus planifier « trois arrivées pour la semaine prochaine ». Mais il n’est pas exclu que l’un des nouveaux admis, à peine sorti de sa cellule, se volatilise… François lui-même, à sa précédente libération, s’était alcoolisé illico, au point de rater son train pour Lille. Il était repassé par la case prison. « Les résidents sont souvent des multirécidivistes, note le directeur. Pour désirer vraiment de l’aide à sa sortie, il faut s’être “cassé la gueule” deux ou trois fois… »
Arrivé à bon port, il reste encore à se libérer mentalement. « Sortir de prison est difficile, confirme Titi. On y prend le rythme du poisson rouge : on tourne en rond. » D’après Gaëtan Heyndrickx, éducateur spécialisé, il faut « parfois deux à trois semaines pour tourner la page, et cesser de jouer les gros bras ». Ce mercredi, la démarche brute de l’un ou les tatouages artisanaux de l’autre suggèrent encore ce caïdat carcéral…
Aux étages, les six pensionnaires ont préféré partager trois des six chambres disponibles. « La nuit c’est angoissant », interprète Patrick Véteau. À part les quelques femmes admises au centre, « ils s’installent systématiquement à deux ou trois dans la même chambre, afin de recréer une cellule » – « familiale » précise-t-il aussitôt. Le bureau du psychologue est également situé à l’étage.
Se réapproprier son histoire
Dès les 15 premiers jours, l’équipe étudie comment concrétiser le projet en aval, voire le complète, ou le rectifie. « Ici nous voyons la personne au quotidien. Si elle trafique son Valium, un projet d’appartement thérapeutique paraîtra inadapté », poursuit le directeur.
La transition s’opère également, le matin, dans le bureau de l’infirmière. Sophie Vangu y dispense fréquemment des traitements de substitution. « En détention, on leur donne aussi beaucoup de médicaments pour qu’ils se tiennent tranquilles. » Contre les angoisses, elle propose donc de remplacer leurs doses d’anxiolytique par des molécules moins addictives.
L’Atre offre aussi un relais vers les droits sociaux. Tout au bout du couloir, Aline Prince engage des démarches parfois complexes… « Le premier sésame est la carte d’identité. Plusieurs l’ont perdue ou se la sont fait voler. ». Alors, seulement, peuvent être mis en place une couverture maladie et un compte bancaire, puis des minima sociaux, Pôle emploi… « L’intérêt est aussi qu’ils se réapproprient leur histoire », décrit la référente sociale.
Du quotidien au thérapeutique
Quant aux éducateurs spécialisés, qui se relaient toute la semaine, ils doivent à la fois « gérer le quotidien » et « œuvrer au thérapeutique », comme le définit Gaëtan Heyndrickx. « Nos outils sont les entretiens individuels. Nous misons sur leurs motivations à changer de comportement – et pas forcément à arrêter leurs consommations. » Son collègue Charly Basseur anime justement un atelier de réduction des risques : il y invite Claquette à s’imaginer des garde-fous pour sa prochaine consommation d’alcool. « C’est à la personne de faire ses propres choix », commente Gaëtan Heyndrickx.
« Les éducs ici, je les remercie tous », reconnaît Dodo, qui partira la semaine prochaine dans un centre thérapeutique résidentiel (CTR). « L’Atre m’a montré que j’avais beaucoup de haine, dit-il en agitant les jambes. Mais derrière mon masque coléreux, je suis une crème. On m’a tellement rabaissé que je me suis fabriqué une carapace. » À 40 ans, lui qui était « à 95 % du temps défoncé » dit se rendre compte que « la vie est belle ».
Dans un coin du salon, une carte de France, piquée de punaises, localise les CTR qui pourront accueillir une partie des résidents. Comme Dodo, sept sur dix parviendront au bout du sas. Leurs obligations de suivis socio-judiciaires, certes, peuvent compliquer les orientations – comment mettre en œuvre un rendez-vous bimensuel chez un psychiatre en pleine zone rurale ? « Mais certains centres m’appellent pour me demander un candidat », s’amuse Patrick Véteau. « Ils voient que ça se passe plutôt mieux avec nos gars. » Six mois après leur sortie de l’Atre, deux tiers de ces « passagers » se trouveraient encore dans une démarche de soin ou d’insertion. Rien d’étonnant si en 2010, un appel à projets a permis de dupliquer ce sas dans trois structures, en Ile-de-France et Provence. À en croire Titi, il en faudrait partout.
Olivier Bonnin. Photos : William Parra
« Il faut savoir travailler avec la justice »
Ludivine Morel, cheffe de service de l'Atre
« Nous avons ici une équipe formidable. Nos professionnels ne sont pas dans le jugement, ce qui est rare. Et peu savent travailler ainsi à la croisée du médico-social et de la justice. Voilà pourquoi notre association, l’Aide aux détenus nécessitant des soins médico-psychologiques (ADNSMP), a mutualisé une partie du personnel sur un autre projet : l’Apparté. Il s’agit d’appartements de coordination thérapeutique (ACT), proposés à des patients atteints de VIH, VHC, cancer, ou diabète – pas nécessairement concernés par des addictions. De ses 14 places, sept sont justement réservées à des sortants de prison. Parfois, une personne peut passer d’une structure à l’autre. Mais tout l’intérêt est de pouvoir mutualiser nos propres compétences au regard de la justice. Nous connaissons toutes les obligations qui peuvent être liées à une sortie de prison ! »
En chiffres
- Équipe : 19 salariés (14,1 ETP), dont 1 directeur, 1 cheffe de service, 1 référente sociale, 1 psychologue, 7 éducateurs spécialisés, 2 secrétaires, 3 veilleurs de nuit, 2 infirmières et 1 médecin.
- 13 lits, pour des séjours d’un mois, renouvelables deux fois.
- Près de 125 admissions par an, pour 250 demandes exprimées en prison.
- Budget : 750 000 euros par an, financés presque à 100 % par l’agence régionale de santé (ARS) Hauts-de-France en budget pérenne.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 168 - octobre 2018