Directeurs d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), chers « fakirs » du médico-social, être assis sur une planche à clous tout en restant parfaitement avenants n’apparaît pas dans la définition de nos postes ? Mais si ! Regardons bien, en tout petit quelque part. Oui, là ! Juste sous la ligne qui nous signifie que nous devons œuvrer en contorsionnistes entre exigences sanitaires et de sécurité, satisfaction des besoins des résidents et respect de leurs droits et libertés. Nous sommes nombreux dans ce cas. Nombreux aussi épuisés au terme de ces longues semaines de traversée du confinement d’abord, du déconfinement ensuite, qui a, lui aussi, apporté son lot de vicissitudes. Nous nous efforçons courageusement, et depuis si longtemps, de tenir en équilibre, voire de faire bouger un peu le système, alors que tout mouvement sur la planche à clous est douloureux ! Dans cette position, pour le moins inconfortable, nous sommes souvent pris de « crises d’éthique frénétiques », de fulgurantes convulsions de conscience. Lesquelles sont débattues parfois dans des comités de réflexion par ceux qui nous aident à mieux discerner la nature des différentes sortes de clous et leurs niveaux d’incompatibilité… Et à poser des mots, qui font quand même du bien sur l’inconciliable des injonctions paradoxales et de leurs diverses interprétations.
Colère des uns et souffrance des autres
En successeurs modernes de Ravaillac, nous vivons habituellement écartelés entre élan humaniste, résultats, respect des normes et crainte du risque juridique. Et la crise sanitaire a porté l’écartèlement aux limites de l’arrachement. Protéger les plus fragiles, ceux-là mêmes dont on a rapidement constaté qu’ils étaient les principales victimes de la pandémie. Protéger leurs vies, à tout prix, même à celui de risquer d’en perdre le sens même de la mission qui est la vôtre, soutenir l’humain. L’aide trouvée a, elle aussi, été contradictoire : « Les contraintes extrêmement fortes découlant des injonctions des agences régionales de santé (variables) et parfois des sièges (également variables). » Un contexte sanitaire qui éclaire crûment les inconséquences entre « l’absolue nécessité de protéger le public vulnérable »et les réalités du terrain.
Un ami médecin coordonateur partageait avec moi sa colère : « Pendant le confinement, les résidents ont eu le droit de mourir de tout, sauf du Covid ! Non seulement de sous-stimulation sociale et affective, mais aussi de toutes les affections physiques qu’ils ont pu présenter et pour lesquelles le 15 a refusé d’intervenir. » Des familles qui crient leur souffrance de devoir vivre une situation barbare de déni de civilisation, « où même les hommages et les rituels sacrés nous ont été volés » et d’autres, (parfois les mêmes) qui vous menacent « d’avoir mis la vie de leur proche en danger ! » Et les conséquences fatales de cet isolement dans une vingtaine de mètres carrés. Au point que dans un langage très diplomatique, un représentant d’une association départementale de médecins coordonnateurs s’interroge sur « la balance bénéfice/risque qui paraît modifiée ». Euphémisme violent, alors que les effets délétères sont largement connus et renseignés. Je partage la parole d’une amie infirmière, aujourd’hui résidente en Ehpad, qui témoigne après le déconfinement : « Les résidents que j'ai revus m'ont impressionnée. Ils étaient, dans l'ensemble, vidés de leur substantifique moelle, comme décapés de l'intérieur. Malgré ma longue expérience d'infirmière, je n'avais jamais connu ça. J'ai connu le début du sida qui emportait la jeunesse sur son passage, la maladie mentale, les mourants, mais pas ça ! »
Soigner l'institution
Arrêtons-nous un instant et extirpons-nous de cette désolante planche à clous. Ça fait du bien, non ? S’ouvre devant nous l’urgence de prendre en compte une autre grave maladie : celle des Ehpad eux-mêmes. Nos Ehpad sont structurellement malades. Jean Oury, figure de la psychothérapie institutionnelle, affirmait que « soigner les personnes, sans soigner l’institution, c’est de la folie. » C’est d’autant plus nécessaire qu’un « système fou » rend folles les personnes qui y vivent, celles qui y travaillent et les familles qui font appel à lui. Au cœur des contradictions du système, on trouve une superposition de logiques contradictoires : « En effet, l’établissement est (au moins) à la fois un espace marchand qui vend ses services, un espace qui organise des pratiques professionnelles sur un mode industriel, un espace domestique (car il est la demeure des résidents), un espace civique (car il est une solution collective dans la prise en charge sociale des personnes âgées) », analyse la sociologue Iris Loffeier. L’épidémie n’a fait que renforcer ces contradictions. Elle a mis en avant la primauté du sanitaire sur l’humain.
Il est temps de s’appliquer à résoudre nos incohérences ! « Mettre de l’argent en plus sur un mauvais modèle n’a jamais fait une bonne politique », nous rappelle la présidente de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), Marie-Anne Montchamp. Chiche ! Travaillons donc à ce nouveau modèle au regard des leçons brutales de l’épisode Covid.
Une nouvelle dynamique d’accompagnement
Mettons à plat ces contradictions qui font perdre le sens de ce déploiement d’énergie tous azimuts et qui ne génèrent au bout du compte qu’incompréhension et désengagement. Une redéfinition de nos missions est nécessaire. La réflexion éthique fondatrice d’une nouvelle ère des Ehpad doit faire un détour par l’étymologie… Dans notre jargon professionnel, on oppose souvent autonomie à dépendance. C’est méconnaître un des sens du mot autonome ( dont l’évolution est réglée par des facteurs qui lui sont propres) et de son antonyme hétéronome (qui reçoit sa loi du dehors, au lieu de la tirer de lui-même). Le modèle peine à laisser place à la personne, et même au citoyen. Une avancée pour sortir de ce « système fou » passe par ce que le sociologue Serge Guérin énonçait récemment : « Nous avons un profond travail de transformation des représentations sociales – et professionnelles – à réaliser. On n’a pas l’habitude d’écouter les personnes âgées. On pense pour elles, on agit pour elles, pour leur bien très souvent, mais n’empêche qu’on pense pour et non avec. » La démarche centrée sur la personne, on en parle, on croit savoir ce dont il s’agit, mais c’est encore une coquille vide dans bien des cas. En faire une vraie dynamique d’accompagnement passera par faire avec les résidents.
L’attractivité du secteur ne se fera pas seulement par une valorisation des salaires, mais par le sens et la cohérence que nous saurons redonner au travail en son sein. Nous devons redéfinir clairement notre raison d’être et donc, nos objectifs et nos missions. En tant qu’institution, mais aussi en tant que professionnels, à tous les échelons. Au service de quoi, de qui, sommes-nous vraiment ? D’un système ? De personnes ? Les actions qui en découlent ne sont pas tout à fait les mêmes. On entend parler de résilience organisationnelle. Ce terme est intéressant en ce qu’il nous permet de nous reconnaître traumatisés en tant qu’organisation et qu’il nous invite à reprendre des forces pour renouveler le secteur et rejoindre les besoins réels de son public, qui ne peuvent se réduire à la sécurité. Les personnes (très) âgées que nous accompagnons sont des citoyens au même titre que nous. « Liberté, Égalité, Fraternité » n’est-elle pas une devise qui doit vivre aussi au sein des maisons de retraite ? Nous commençons à accueillir les natifs d’après-guerre, ceux qui ont eu 20 ans en 68, ceux qui ont vu toute leur vie augmenter la reconnaissance de leurs droits individuels. Ils sauront revendiquer que « jusqu’au dernier jour de ma vie, on doit entendre mes désirs, on doit entendre mes besoins, on doit entendre mes réactions, mes usages… en fonction de ce que j’attends, moi». L’Ehpad de demain devra se faire avec les résidents ! Commençons dès aujourd’hui…
Florence Poinsard
Carte d’identité
Nom. Florence Poinsard
Fonctions. Ancienne directrice d’Ehpad, formatrice, consultante, conférencière, chargée de mission Management AG&D, Montessori Lifestyle.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 191 - novembre 2020