L’éthique est-elle fondamentale en temps de crise sanitaire ?
Karine Lefeuvre. L’éthique est la science du questionnement, la recherche d’un juste positionnement, de la « visée juste » selon le philosophe Paul Ricœur. En période de crise sanitaire marquée par de nombreuses incertitudes, la recherche du sens est plus que jamais fondamentale [1]. L’urgence peut conduire, pour un temps limité, à une certaine précipitation dans les décisions, qui doivent s’efforcer d’atteindre le délicat équilibre entre liberté et contrainte. L’enjeu est donc d’interpeller l’éthique comme une boussole.
Dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS), comment les directeurs peuvent-ils décider et agir dans le respect des principes fondamentaux de l’éthique en pleine crise, ce dans des délais souvent très courts ?
K. L. Les directeurs assument une responsabilité très forte puisqu’ils accueillent des personnes en situation de vulnérabilité. Leur vigilance est supérieure, tout comme les attentes à leur égard. Dans le cadre de l’état d’urgence, ils doivent apprécier avec d’autant plus d’attention la balance bénéfices-risques. Au-delà, ce qui doit les guider, c’est la recherche constante du bon sens et de la solution la plus proportionnée, la plus adéquate et limitée dans le temps. Pour ses travaux, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a beaucoup consulté les professionnels : face à une situation comparable, sans cas Covid + par exemple, certains avaient mis tout en œuvre pour préserver un espace de liberté minimal et laisser une place à la relation dans le respect des règles de sécurité sanitaire, tandis que d’autres ont pris des décisions de confinement de tous les résidents dans leurs chambres pour restreindre le risque au maximum…
Quel regard portez-vous sur ces orientations diamétralement opposées prises face à une même situation ?
K. L. L’hétérogénéité des pratiques est une source d’inquiétude. Elle interpelle des principes éthiques fondamentaux, à commencer par le respect de la dignité humaine, du maintien a minima du lien social. Un rapport strict au droit face au risque aboutit parfois à des prises de décision extrêmement rigides et exigeantes, qui questionnent d’ailleurs profondément les équipes. Cela renvoie à la notion de juste mesure. Au CCNE, nous constatons que cette crise a bouleversé les pratiques de tout le monde. Je suis convaincue que le rapport à la liberté et à la contrainte, mais aussi la façon dont les décisions sont prises et acceptées, notamment la collégialité, sont des sujets essentiels. Dans cette crise, les principaux bénéficiaires n’ont pas été suffisamment consultés. Il n’est pas trop tard pour le faire.
Partagez-vous le constat d’une absence de mobilisation des instances de démocratie en santé ?
K. L. Dans son avis du 13 mars, le CCNE avait recommandé que le processus de décision politique s’appuie sur l’expertise et la contribution de la société civile. Depuis le début de la crise, le gouvernement est éclairé par des groupes d’experts comme le Conseil scientifique (CS), où siègent des médecins, un sociologue, un anthropologue, et le Comité d’analyse, recherche et expertise (Care) composé de chercheurs. On voit bien qu’il manque les principaux bénéficiaires, bien que Marie-Aleth Grard, vice-présidente de l’association ATD Quart-Monde ait intégré le Conseil scientifique.Pour fédérer et faire entendre la société civile, le président du CS, la Conférence nationale de santé (CNS), le Conseil économique, social et environnemental (Cese), la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) et France Assos Santé, proposent un comité de liaison avec leurs représentants. La loi du prolongeant l'urgence sanitaire a créé le Comité de contrôle et de liaison Covid-19. Mais sa mission est trop restreinte. Il doit croiser des modes complémentaires d'expression citoyenne : débat public à l’image de la convention citoyenne comme celle pour sur le climat du Cese, et une Coordination nationale Science Société que recommande le CCNE (avis du 18 mai sur les enjeux éthiques du déconfinement). Chacun de ces systèmes a ses limites, ses complexités et ses vertus : celles avant tout de servir la démocratie participative, pour porter les deux voies de l’opinion citoyenne : celle des citoyens en santé et celle de la population générale.
Au-delà, comment mieux prendre en compte l’avis des usagers et les associer aux décisions liées à cette crise ?
K. L. Les établissements accueillent avant tout des citoyens. Depuis la loi de 2002, on insiste beaucoup sur les notions de choix, de participation et de consentement éclairé. Le défi, c’est d’impulser et faire vivre collectivement une véritable politique de participation au sein des organisations, de dépasser le cadre réglementaire, au-delà des seuls conseils de la vie sociale (CVS) dont les fonctionnements sont très hétérogènes, en dépit parfois des efforts déployés par les équipes. La participation, c’est une politique et une culture qui nécessitent d’aller chercher les opinions les plus diverses possible, à partir de modalités variées, pour faire émerger la démocratie à l’intérieur de l’établissement et en lien avec l’extérieur. Pour les directeurs, le défi est de trouver, dans un esprit de coconstruction, toutes les moda-lités pour recueillir l’avis et les propositions des usagers. Le label et concours annuel Droit des usagers de la santé est un impulseur d’exemples à suivre.
D’autant qu’associer les personnes et leurs familles est important pour susciter l’adhésion aux mesures comme les visites encadrées en établissements…
K. L. L’adhésion et l’acceptabilité des mesures sont capitales, d’autant plus que le gouvernement en a appelé à la responsabilité individuelle durant le confinement comme le déconfinement. Pour adhérer, il faut comprendre, et pour comprendre, il faut être informé de la façon la plus transparente possible. Cette remarque, le CCNE l’avait faite dès le 13 mars pour l’ensemble de la population. Au sein des ESSMS, les usagers et leurs familles doivent saisir le sens des mesures. L’absence de clarté suscite l’incompréhension, et peut engendrer de la défiance, voire être vécue violemment. Une recommandation à adresser aux directeurs et à leurs équipes, largement investis depuis le début de la pandémie et à qui il faut rendre hommage, serait de dresser un bilan avec les résidents et les familles de la façon dont ils ont perçu et vécu ces mesures : qu’est-ce qui relevait pour eux de l’acceptable ? De l’inacceptable ? Et si c’était à refaire, comment procéder autrement ? Quelles leçons positives aussi en tirer ?… Cette période si particulière a été un révélateur de tous les excès possibles, mais aussi de toutes les solidarités. Ne retenir qu’une vision pessimiste ne serait pas constructif. Si une telle expérience devait se reproduire, quelle vision collective adopter ? Ces interrogations rejoignent la devise des états généraux de la bioéthique : quel monde voulons-nous pour demain ?
Pensez-vous que cette crise permettra à l’éthique de se faire une place plus importante ?
K. L. J’en suis convaincue. La vision et la place de l’éthique ne seront plus identiques car la crise sanitaire révèle avec d’autant plus d’acuité la question centrale du sens. Le rapport de 2019 de la Commission pour la promotion de la bientraitance et la lutte contre la maltraitance proposait de rendre obligatoire la réflexion éthique dans les ESSMS. Chaque directeur doit se demander non pas si, mais comment, il peut l’organiser au sein de la structure, pour sensibiliser et y impliquer les professionnels et les usagers. Certains établissements ont mis en place un comité d’éthique, parfois partagé entre établissement ; pour d’autres, c’est encore très embryonnaire. Il est possible de se rapprocher de son espace de réflexion éthique régional (ERER) qui a pour mission de diffuser et faire vivre cette réflexion. Depuis le début de la crise, ils pilotent avec succès des cellules de soutien. Cet épisode aura donc permis de renforcer le maillage territorial de soutien via ces ERER. J’appelle aussi de mes vœux la loi Grand âge à poursuivre cet objectif et à animer la flamme de l’éthique en lui reconnaissant une place à part entière, tant sur les principes que sur les moyens alloués, afin que, comme le souligne Cynthia Fleury, l’éthique ne soit pas qu’un « supplément d’âme ».
[1] Lire dans ce numéro p. 39
Propos recueillis par Aurélie Vion
Carte d’identité
Nom. Karine Lefeuvre
Formation. Docteure en droit privé, université de Rennes 1
Parcours. Consultante dans le champ sanitaire, social et médico-social, corapporteure du rapport « Droit et éthique de la protection des majeurs », Commission nationale de la bientraitance et des droits, 2015.
Fonctions. Présidente par intérim du CCNE depuis mars 2020 et vice-présidente du depuis février 2019. Professeure et directrice adjointe du département des sciences humaines et sociales de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) ; personne qualifiée au Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA).
Dernières publications. Aux Presses de l’EHESP : « Place à l’éthique ! » avec Sylvie Moisdon Chataigner, tome IV de Protéger les majeurs vulnérables, 2019 ; La démocratie en santé en question(s), codir. avec Roland Ollivier, Olivia Gross, 2018.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 187 - juin 2020