Assis côte à côte dans les fauteuils cosy de la salle collective du « refuge », Sam, Zein et Schafik écoutent attentivement, leurs yeux bruns grand ouverts au-dessus de leurs masques. Ces trois jeunes Syriens ont quitté ensemble leur pays. Ils l’ont fui non pas à cause de la guerre civile, mais en raison de la bataille que leur ont livrée leurs proches. Leurs pères n’ont pas supporté d’apprendre leur homosexualité, dans un pays où celle-ci est interdite par la religion et punie par la loi. « Le mien m’a agressé, isolé, je me suis échappé. Zein qui, contrairement à moi, a encore sa mère, a été aidé par elle », confie Sam, 24 ans, alors étudiant en architecture. Rejoints par Shafik, les deux amoureux se cachent puis fuient via l’Irak et atterrissent après un long périple dans le sud de la France en septembre 2018. Après avoir obtenu le statut de réfugié, les trois amis sont orientés en février dernier vers ce lieu d’accueil d’Angers qu’ils appellent le Refuge – plus précisément le dispositif expérimental national d’hébergement (Denh) pour reprendre la véritable terminologie – avec l’objectif de se trouver un avenir ici.
Poser toutes ses valises
Ce mardi matin, ils participent avec deux autres réfugiés à un atelier sur le thème du logement social. Sur la table devant eux, des photocopies de décrets sur lesquels s’appuyer pour défendre leurs droits. « L’idée est de faire un point sur les conditions d’accès et les listes d’attente. Normalement, vous êtes prioritaires et exemptés de devoir fournir un avis d’imposition pour l’année de votre arrivée, mais dans les faits cela bloque au niveau de la préfecture », leur explique Emmanuel Smaïl, le travailleur social qui anime cet atelier. C’est justement le cas de Sam, qui assure « avoir déjà fait plus de dix demandes ! » Plus tard dans l’après-midi, le professionnel, également chargé de l’insertion professionnelle, l’accompagne à une rencontre avec l’assistante sociale de l’université. Après avoir achevé un contrat en chantier d’insertion, Sam veut entamer une année de formation en français, pour renforcer son niveau avant de reprendre des études. « Pourquoi pas médecine ! Je sais que j’en ai les capacités. J’ai réussi à avoir mon permis de conduire, alors que je n’étais en France que depuis un an », s’enthousiasme le jeune réfugié plein d’espoir. Sur son bras, un avion tatoué vole vers son destin en dessinant un cœur dans son sillage.
Une protection et un accompagnement
« Les jeunes que nous accueillons ont fui leur pays où ils ont été victimes de violences homophobes et transphobes. Après un parcours de migration souvent traumatique, ils se retrouvent en France, parfois à la rue, parfois dans des centres d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada), où ils subissent trop souvent les mêmes persécutions, doivent encore cacher leur homosexualité ou leur transidentité », décrit Anne Méaux, cheffe de service. Éducatrice de formation, elle a aussi une mission de référente sociale notamment pour accompagner les jeunes dans la prise en charge de leur santé. « Nous leur offrons une protection avec ce message “ici tu peux être toi-même, t’assumer, aimer qui tu veux que tu sois homme, femme ou transgenre”. » La responsable insiste : « L’idée est celle d’un tremplin : poser ses valises dans un hébergement, se poser et être accompagné sur tous les plans pour partir ensuite vers un emploi et un logement. »
Le Denh disposera à terme d’une trentaine de places pour des jeunes exilés LGBT+ (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres), âgés de 18 à une trentaine d’années. Ils sont pour l’instant une vingtaine, logés en colocation dans six appartements répartis dans la ville. Si ce n’est leur sexualité, ces jeunes sont à l’image des migrants arrivant dans la région : de tous les pays, mais principalement africains (Albanie, Syrie, Guinée, Nigeria, République démocratique du Congo, etc.), principalement des hommes et pour beaucoup non francophones.
Au départ uniquement réservé aux réfugiés, le dispositif a été ouvert aux demandeurs d’asile depuis avril dernier. Les premiers sont accueillis pour une durée de neuf mois, prolongeable de trois mois, et accompagnés dans leurs démarches d’insertion. Les seconds sont, quant à eux, pris en charge le temps de la procédure de leur demande d’asile, les travailleurs sociaux allant jusqu’à les accompagner à Paris pour le crucial entretien à l’Office français de protection des refugiés et apatrides (Ofpra), durant lequel ils doivent décrire pourquoi leur profil LGBT+ les met en danger dans leur pays d’origine. « La montée en charge du Denh était très lente alors que les demandeurs d’asile étaient nombreux sans solution d’accueil, donc il semblait pertinent d’élargir à eux », explique Frédéric Gal, directeur général de la Fondation et responsable de la délégation du Refuge de l’Hérault.
Un vrai brassage culturel
En 17 ans d’existence, Le Refuge (qui a pris le statut de fondation reconnue d’utilité publique) a acquis une solide expérience dans l’accueil des jeunes rejetés en raison de leur profil LGBT+. Grâce principalement à des dons privés et à l’implication de nombreux bénévoles, il gère 19 lieux d’accueil en France pour les 18-24 ans, ainsi qu'un autre réservé aux mineurs (311 jeunes accueillis en 2019) et une plateforme téléphonique d’urgence. « Depuis quelques années, nous avons remarqué une hausse exponentielle des personnes étrangères accompagnées dans nos dispositifs, pour atteindre plus de 40 % de l’effectif, souligne Nicolas Noguier, président et fondateur du Refuge. La position du conseil d’administration a été d’ouvrir officiellement nos portes aux étrangers, car c’est un vrai brassage culturel qui tire tout le monde vers le haut. Malheureusement, nous n’arrivons pas répondre à toutes les demandes. » Ces jeunes exilés frappent à la porte notamment après avoir subi les violences homophobes et transphobes d’autres migrants dans des centres d’hébergement. L’association qui, dans sa mission de plaidoyer, alerte le gouvernement sur cette réalité, a voulu aller plus loin en proposant une solution : ouvrir un lieu spécifique. Un projet est présenté dans le cadre d’un appel pour la création de places en centre provisoire d’hébergement (CPH). La ville d’Angers, ville aux bus arc-en-ciel où s’active une jeune délégation du Refuge, est choisie pour porter le nouveau dispositif. Le financement de l'État pour le faire fonctionner de façon expérimentale permet l’embauche de trois salariés dès son ouverture en octobre 2019.
« Les aider à reprendre confiance en eux »
Un dispositif qui pourrait en inspirer d’autres ? « Avant d’envisager de le dupliquer, il faudrait déjà que le monde de l’accompagnement social se forme mieux sur les questions de l’homophobie et la transphobie », pointe Frédéric Gal, qui s’attèle à cette mission de sensibilisation. Il en a fait l’objet d’un livre [1] et intervient dès qu’on l’y invite auprès d’étudiants en travail social ou de professionnels. « À partir de quand peut-on dire qu’on est homosexuel ? Comment parler à quelqu’un qui se pose des questions, le cache ou même est dans le déni ? Logiquement si cette question était mieux abordée, nous n’existerions pas. » L’autre enjeu du Refuge est de se faire connaître auprès de ses partenaires, à commencer par les agents de l’Office français de l'immigration et de l'intégration (Ofii) et de l’Ofpra.
« Localement, nous travaillons en relais avec des acteurs globalement ouverts », salue Emmanuel Smaïl. Assistant social de formation et hétérosexuel, il avoue avoir lui-même encore besoin de se former. « À leur contact, on se rend compte qu’il y a plein de façons d’être homosexuel, ça pulvérise toutes les représentations », assure-t-il, lui qui préfère parler de leur « potentialités », plutôt que de « leurs fragilités ». « À nous de les aider à reprendre confiance en eux et dans leur société d’accueil. »
La période de confinement avait freiné les accompagnements. Rendez-vous individuels et ateliers collectifs ont repris leurs cours réguliers. Des cours de français vont être lancés et une permanence hebdomadaire d'un psychologue doit être de nouveau organisée. Des « permanences loisirs » ont également recommencé, permettant aux différents colocataires de partager des moments de convivialité.
« Des incompréhensions, mais aussi des rires »
Si les migrants vont souvent vers leur communauté à leur arrivée en France, les jeunes LGBT l’évitent pour se protéger. « La colocation permet de ne pas être seul, d’apprendre le vivre ensemble et de se rendre compte de la réalité de l’autre, même s’il y a parfois des chocs culturels ou de personnalités », analyse Anne Méaux, défendant ce choix d’hébergement tout en ayant conscience de ses limites. « Ce n’est pas toujours évident au sein des appartements et la période de confinement que nous avons traversée a exacerbé les tensions », complète Stéphane Brémaud, l’agent administratif et comptable. Il s’occupe de la recherche et de la gestion des appartement (aménagement, état des lieux, loyers symboliques pour ceux qui ont des revenus supérieurs au RSA…) et des cartes de transport. Mais il gère aussi, fort de son sens social et de sa sensibilité au public, le premier accueil des jeunes et l’organisation des moments partagés de loisir. Dans deux jours, il conduira le minibus pour emmener un petit groupe à la mer.
Dans un des appartements, Yolande, demandeuse d’asile d’origine congolaise et ancienne judoka de haut niveau, répond aux nombreux appels téléphoniques – c'est son anniversaire –, assise sur le lit de la chambre qu’elle occupe seule. Maike et Glody, deux compatriotes, partagent la chambre d’à côté. « J’essaie de comprendre chacun, il y a des incompréhensions, mais aussi des rires », confie Glody, premier demandeur d’asile accueilli au Denh qui a basculé sur un statut de réfugié. L’appartement est impeccablement tenu grâce au roulement que ses habitants ont mis en place. Nouveau défi pour Glody, ses colocataires et les autres jeunes : s’entraîner à la chorégraphie du flash mob prévu pour l’inauguration du dispositif, qui va fêter sa première année d’ouverture. Ils danseront sur les paroles de la chanson Jerusalema de Master KG : « Je n’ai pas ma place ici. Mon royaume n’est pas ici. Protège-moi. Marche avec moi. »
[1] « Le travail social auprès des victimes d’homophobie. Questionnement identitaire, lien familial, insertion », ASH éditions, 2019
Texte et photos : Armandine Penna
« Au Refuge, tout s’est débloqué »
Glody, 27 ans, réfugié d’origine congolaise
« J’étais journaliste dans une agence de production audiovisuelle. J’ai eu une relation avec le fils de mon bailleur. Ça se passait bien jusqu’à ce que ses parents alertent la police. En République démocratique du Congo, l’homosexualité est punie comme étant un acte contre-nature. Tu peux être condamné à la prison, sans même un procès. J’ai eu peur, alors j’ai décidé d’utiliser mes économies pour fuir, j’ai pris un vol direct pour Paris fin novembre 2019. En arrivant, j’ai été orienté vers le quartir du métro Château rouge pour retrouver des Congolais, j’ai abordé une dame qui a accepté de m’héberger. Je lui avais dit que j’étais journaliste et que j’avais fui pour des raisons politiques. Mais au bout de quelques semaines, elle voulait me marier, me disait qu’elle n’aimait pas les "PD" quand elle en voyait à la télé, ça ne pouvait plus durer… Pourtant, malgré ma demande d’asile, je n’avais pas de place en centre d’accueil. Depuis que j’en ai obtenu une ici, orienté par des militants et avec l’accord de l’Ofii, tout s’est débloqué. J’ai raconté toute mon histoire en détail à l’Ofpra. Cette fois, je n’avais rien à cacher ! Et j’ai obtenu la protection de la France. À présent, je cherche un emploi ou une formation, pourquoi pas dans le bâtiment ou l’informatique, et bien sûr un logement. »
En chiffres
- 20 personnes accueillies actuellement, 30 places à terme.
- 8 personnes déjà sorties du Dehn.
- 273 750 euros : budget de fonctionnement attribué par le ministère de l’Intérieur.
- 3 salariés : 1 chef de service, 1 travailleur social, 1 agent administratif et comptable.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 190 - octobre 2020