« Décale-toi un petit peu, conseille Gilberte, 84 ans, à son mari. Ta boule de bowling va encore tomber à droite ! » Dans la pénombre d'une pièce transformée en salle de jeux vidéo, l'ancienne aide-soignante s'affirme comme une experte es quilles, version Wii. Cet après-midi, une petite dizaine de résidents de l'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) de La Caravelle, à Niort (Deux-Sèvres) se sont installés comme chaque semaine devant un grand écran rétroprojeté et s'échangent les manettes électroniques. Les seniors se transforment alors en as du bowling virtuel. Le matin, c'est sur des tablettes que ces nouveaux geeks ont surfé sur la vague numérique, aidés par Guillaume et Kévin, deux jeunes d'une vingtaine d'années en service civique. « Je n'avais jamais touché à une tablette ou à une console de jeux vidéo. Mais c'est venu vite avec eux, sourit Gilberte. Au bowling, on fait de bonnes parties, on s'amuse. Avec la tablette, j'ai notamment appris à envoyer des mails à mes enfants ! Pour communiquer, c'est facile. »
Comment le numérique est-il rentré dans la vie de ces retraités ? Grâce à Silver Geek, un projet porté depuis septembre 2014 par un collectif rassemblant une douzaine de partenaires, acteurs publics, entreprises et associations, et copiloté par le programme ADB Solidatech en partenariat avec Orange. Le concept est simple : mettre à disposition de structures accueillant des personnes âgées des kits composés d'outils numériques (cinq tablettes, un vidéoprojecteur, deux consoles de jeux vidéo, auxquels s'ajoute la connectique associée) et les compétences de jeunes en service civique. Le but ? Agir en faveur du « bien vieillir », rompre l’isolement des seniors et favoriser le lien social intergénérationnel grâce à l'usage ludique d'outils numériques.
18 structures sur quatre départements du Poitou-Charentes, plus de 500 seniors, dont la moyenne d'âge est de 85 ans, bénéficient de ce dispositif encadré de façon opérationnelle par 72 volontaires en service civique venus de l'association Unis-Cité. Comment s'est monté ce projet ? « La Poste de Poitou-Charentes avait lancé une consultation animée par le Rameau, un laboratoire de recherche appliquée sur la construction de projets entreprises/associations, avec des groupes de travail sur des thématiques sociétales que sont le bien vieillir, la jeunesse et le numérique, résume Nesrine Dani, la responsable du programme ADB Solidatech. C'est via les rencontres au sein de cette consultation que cette expérimentation est née. »
Du matériel reconditionné et personnalisé
ADB Solidatech, c'est quoi ? Un programme créé en 2008 pour fournir à des tarifs solidaires des équipements informatiques et des logiciels aux associations aux fondations reconnues d'utilité publique et aux bibliothèques. Le dispositif a été initié et est porté par les Ateliers du bocage, une entreprise d'insertion de 200 salariés, basée au Pin (Deux-Sèvres), spécialiste notamment de la collecte, du réemploi ou du recyclage d'équipements électroniques et bureautiques. « TechSoup, une ONG américaine travaillant depuis 25 ans à rendre des équipements numériques accessibles aux associations cherchait un partenaire exclusif en France », raconte Nesrine Dani.
Les Ateliers du bocage récoltent (via des dons ou du rachat), réparent et reconditionnent l'équipement informatique et ADB Solidatech fournit ce matériel, personnalisé selon les demandes des associations. Mais le programme de 11 salariés – dont un en CDD d’insertion – a décidé d'aller plus loin dans ses propositions. « Nous avons développé un accompagnement aux usages numériques avec une assistance téléphonique, une newsletter mensuelle et une offre de formation adaptée qui a démarré en juin dernier », détaille la responsable. Les 14 200 associations inscrites gratuitement au dispositif peuvent donc appeler chaque jour la hotline. « Nous leur répondons sur des questions techniques ou sur leur éligibilité à tel ou tel matériel, détaille Sylvain Régis-Gianas, coordinateur opérationnel. Nous pouvons aussi prendre la main sur un ordinateur et aider les structures à s'approprier les logiciels. »
Des projets multiacteurs
Troisième axe d'ADB Solidatech : mettre le numérique au service de causes sociales et environnementales via la cocréation de projets multiacteurs. « Une nouvelle manière de fonctionner avec le privé, le public, l'économie sociale et solidaire dans un objectif commun d'intérêt général », appuie Nesrine Dani. Silver Geek fait partie de ces projets, tout comme Ordyslexie. Cette dernière expérimentation vise à équiper les enfants dyslexiques d'un « cartable numérique » (ordinateur hybride tactile et clavier, stylet, scanner portatif, logiciel OneNote, etc.) afin de développer leur confiance en eux et leur autonomie à l'école.
Trois acteurs principaux, avec chacun « des domaines de compétence », précise Nesrine Dani, portent le projet : « Denis Masson, le président d'Ordyslexie, s'est chargé de la recherche et développement (R&D) de la solution informatique ; l'association Familles utilisatrices de la solution Ordyslexie (Fuso France) distribue les équipements et fournit la méthodologie pour former les bénéficiaires à l'utilisation de l'outil ; ABD Solidatech récupère les dons d'ordinateurs (2000 équipements ont été ainsi donnés par Air France) les teste, les reconfigure et les équipe, mais fait aussi de l’ingénierie de projet, et s'occupe de la communication et des financements », liste la responsable.
De nouvelles ambitions
« Notre objectif, c'est qu'au travers du numérique, les associations démultiplient leur impact social, qu'elles renforcent leur action auprès de leurs bénéficiaires, répète Nesrine Dani. Le chantier est énorme : on compte 1,3 million d'associations en France, mais il n'existe aucun dispositif public d'inclusion numérique (comme c'est le cas pour les particuliers ou les TPE) leur permettant de monter en compétences sur le sujet alors qu'elles ont besoin de diversifier leurs ressources, d'avoir davantage de visibilité, de renouveler des bénévoles, etc. »
ADB Solidatech, lauréat 2015 de « La France s'engage », compte bien monter en puissance. « Nous rentrons dans un plan de développement avec quatre objectifs : toucher plus de 20 000 bénéficiaires sur deux ans en France, élargir la palette d'outils numériques mis à disposition pour répondre aux besoins que l'on ne couvre pas aujourd'hui (par exemple nous ne proposons pas de logiciel de gestion de projet), développer les formes d'accompagnement personnalisés (notamment avec les formations) et passer sur les projets multiacteurs du mode expérimentation à la pérennisation des dispositifs et leur duplication. »
Un schéma de gouvernance plus adapté
Un développement qui correspond à une réflexion plus globale sur la stratégie de l'entreprise d'insertion. Les Ateliers du bocage ont été fragilisés économiquement en 2013 et 2014 à la suite de la perte d'un gros marché de sous-traitance de collecte de cartouches. Un bouleversement qui a boosté la volonté de transformer l'association en société coopérative d'intérêt collectif (SCIC) alors que le schéma de gouvernance était devenu inadapté vu la taille de la structure (près de 10 millions d'euros de chiffre d'affaires). « Nous avions besoin de recapitaliser l'entreprise, précise Antoine Drouet, le directeur adjoint. Avec la SCIC, nous avons opéré un changement sans perdre nos valeurs sociales, le statut coopératif permettant de rassembler toutes les parties prenantes de l'entreprise. » Désormais, Les Ateliers du bocage veulent aussi limiter au maximum le travail en sous-traitance. « Nous voulons développer notre offre en propre pour des causes solidaires, et ne pas dépendre de clients qui peuvent nous confier des marchés pour les retirer ensuite en délocalisant, ajoute Antoine Drouet. Solidatech est un super outil pour cela : le challenge, pour nous, est très important. » Et le moyen de créer un cercle vertueux au service de causes solidaires.
Flore Mabilleau
« Un modèle économique à trouver »
Karen Toris, chargée de communication et du projet Silver Geek, ADB Solidatech
« Silver Geek, c'est un nouveau modèle de gestion de projet pour Les Ateliers du bocage. Nous avons créé un collectif informel composé d'une douzaine de partenaires, d'entreprises, d'acteurs publics, d'associations où chacun a sa voix. Nous sommes deux copilotes, ADB Solidatech et Orange qui fixons et animons les réunions, tandis que la structure budgétaire passe par le fonds de dotation de l'entreprise créé en janvier 2014. Le fait de ne pas avoir de forme juridique très strict donne une certaine souplesse dans le fonctionnement. Cette expérimentation a été évaluée de septembre 2014 à juin 2015 et nous a confortés dans le désir de poursuivre. Nous cherchons aujourd'hui un modèle économique afin de pérenniser le dispositif. Nous rentrons dans la phase de modélisation pour pouvoir dupliquer le programme ailleurs et proposer des kits prêts à l'emploi. »
En chiffres
Les Ateliers du bocage :
- 200 salariés, dont 35 CDD Insertion et 11 postes en entreprise adaptée
- 9,5 millions d'euros de chiffres d'affaire en 2015
ADB Solidatech :
- 11 salariés, dont 1 CDD en insertion
- 14 200 associations inscrites (300 par mois)
- 1 000 euros au minimum : valeur d'un kit Silver Geek
- 3 300 ordinateurs de bureau et 2 995 PC portables préparés en 2014
- 1 atelier de reconditionnement et de réparation et 3 “bootiques” pour la distribution
Publié dans le magazine Direction[s] N° 139 - février 2016