Une matinée tous les deux mois, Éric Lemercier, responsable Santé du service intégré d'accueil et d'orientation de Seine-Saint-Denis (SIAO 93), réunit des professionnels de cinq centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) et du centre de stabilisation d'Aubervilliers. Un vaste partenariat qui vise à mieux orienter et suivre des personnes présentant à la fois une problématique d'addiction et d'hébergement. « Nous avions tendance à accompagner les mêmes personnes sans nous connaître et sans nous parler, explique Éric Lemercier. L'objectif de notre expérimentation est d'aller vers une analyse globale des situations et une prise en charge conjointe. » Des professionnels qui rencontraient donc des problèmes communs.
D'un côté, les centres d’hébergement étaient démunis face au comportement addictif de leurs usagers, et les contacts avec le monde médical étaient souvent compliqués. « Quand on avait réussi à convaincre un résident de se faire soigner, le Csapa nous répondait que celui-ci devait prendre lui-même rendez-vous », se souvient Alix Voegeli, éducatrice au centre de stabilisation géré par l'association France Horizon. De l'autre côté, les Csapa se trouvaient dépourvus face à des patients sans hébergement. « On ne peut pas demander à une personne à la rue d'arrêter de boire. Et on peut difficilement la faire accepter en cure de sevrage sans hébergement à la sortie », soutient Pierre-Jean Brachet, psychologue au Csapa de Saint-Ouen. Et les orientations faites par les Csapa pouvaient souffrir d'une relative méconnaissance des dispositifs d'hébergement. « La fiche que je rédigeais à l'attention du SIAO n'était pas très précise, reconnaît Joanna Cannenpasse, assistante sociale au Csapa de Saint-Denis. Et j'attendais une réponse, parfois pendant un an, sans aucune visibilité. » Quant au SIAO, il croulait sous des demandes d'hébergement sans avoir toujours les informations nécessaires pour les traiter. « Trouver un dispositif adapté implique de connaître la situation globale de l'usager et les axes d'accompagnement à mettre en place. Ce qui nécessite des échanges en amont avec les partenaires », argumente Éric Lemercier.
Au cas par cas
C'est pour créer ce lien privilégié que le responsable Santé a lancé cette expérimentation en 2014. Le principe est simple : les Csapa présentent des patients en recherche d'hébergement, et pour chaque situation, les participants (assistantes sociales, éducateurs, psychologues, médecin) font des préconisations d'orientation et d'accompagnement (en CHRS, maison relais, résidence sociale) que le SIAO essaie de satisfaire. Tous les deux mois, ils se réunissent pour faire le point sur les dossiers en cours et en proposer de nouveaux. Depuis le début, 20 usagers ont ainsi été accompagnés dans ce cadre et orientées vers un hébergement adapté, dont cinq au centre de stabilisation d'Aubervilliers, et les autres en maison relais ou en résidence sociale.
Ce matin-là, les intervenants se retrouvent autour du cas d'une jeune femme vulnérable, déjà connue du SIAO, peu investie dans son suivi au Csapa. Après débat, les partenaires estiment que les conditions ne sont pas réunies pour l'intégrer. Autre situation, une assistante sociale s'interroge sur l'orientation à demander pour un homme qui boit depuis 35 ans, qui suit une cure de sevrage et souffre de troubles mnésiques. « Plutôt un dispositif structurant et surtout pas collectif », précise-t-elle. « Une maison relais serait l'idéal, mais il y en a peu », ajoute un partenaire. « Pourquoi pas un centre thérapeutique résidentiel ? », suggère un autre. Vient ensuite le cas d'une femme hébergée au centre de stabilisation d'Aubervilliers et suivie par le Csapa de Saint-Denis. Sa situation a bien évolué. Grâce à cet hébergement, elle a pu sortir des réseaux de dépendance qui l'empêchaient d'avancer, elle s'investit à l'hôpital de jour et dans des groupes d'entraide, et reçoit ses filles régulièrement. « Mais à chaque fois qu'on signe un nouveau contrat de séjour avec un objectif d'aller vers plus d'autonomie, elle rechute », ajoute Alix Voegeli. Pour donner un nouveau souffle à cet accompagnement, les professionnels proposent d'organiser une réunion, à laquelle la dame pourrait participer. « Ces réunions de synthèse peuvent être thérapeutiques pour certains patients : elles leur permettent de verbaliser, d’exprimer leurs réticences. Et donc de réajuster l'accompagnement », souligne Pierre-Jean Brachet.
Un suivi cohérent et partagé
Comment se passe l'accompagnement multipartenarial ? « Nous échangeons en permanence : on s'informe de l'évolution des situations, et en cas de crise nous pouvons appeler le médecin addictologue pour des conseils ou un rendez-vous en urgence », témoigne Alix Voegeli. « Ces échanges donnent une cohérence au suivi et à la répartition des rôles, renchérit Cindy Hamon, psychologue au centre de stabilisation. L'équipe qui accompagne les résidents au quotidien peut apporter un autre regard au médecin ou à l'assistante sociale du Csapa. »
Quid des bénéfices pour les usagers ? Globalement, ce suivi partagé et cet hébergement stable permettent une baisse de consommation, une amélioration de la santé psychique et de la situation sociale. « Les personnes peuvent se poser, entamer d'autres démarches, revoir leurs enfants, et ainsi profiter d'un suivi global », indique Éric Lemercier. « Cette continuité entre le soin et l'hébergement est rassurant et soutenant pour les résidents », ajoute Cindy Hamon. Ce fut le cas pour un patient sri-lankais, réfugié, qui depuis dix ans allait de squats en centres d'hébergement d'où il se faisait expulser pour des problèmes de comportement et de consommation massive d'alcool, crack et cannabis. Suivi au Csapa de Saint-Ouen il a pu être hébergé au centre d'Aubervilliers après une cure de sevrage. « Il ne consomme plus d'alcool, n'a pas eu de rechute en deux ans, fait des petits boulots et n'attend plus que sa régularisation, rapporte Emmanuel Bernard, le médecin addictologue. S'il n'y avait pas eu cet hébergement pérenne on n'aurait rien pu faire au niveau médical », confirme-t-il. Néanmoins, tous ne parviennent pas à décrocher de leurs addictions. « Les parcours ne sont pas linéaires, car le comportement addictif est souvent la réponse à une grave dépression. Les cinq usagers hébergés chez nous dans ce cadre avaient de gros problèmes psychiques », précise Alix Voegeli.
Des professionnels mieux armés
Au centre de stabilisation, régulièrement confronté à des problématiques d'addiction, ce partenariat a permis aux professionnels d'être mieux armés et de monter en compétences sur le sujet (lire l’encadré ci-dessous). Enfin, tous les partenaires affirment que grâce à ces échanges réguliers avec des collègues d'autres structures, ils constatent une acculturation réciproque et une bien meilleure perception des ressources et des manières de travailler de chacun. Et in fine une meilleure qualité de leur prise en charge. « Maintenant que je connais les spécificités de tous les centres d'hébergement, je peux les décrire avec précision aux patients et adresser au SIAO des demandes mieux ciblées », témoigne Joanna Cannenpasse. « Les contacts avec nos collègues de l'hébergement nous permettent de faire au patient les bonnes propositions de soin au bon moment », renchérit le médecin addictologue. Le psychologue du Csapa de Saint-Ouen se félicite d'avoir pu faire prendre en compte des observations cliniques dans des choix d'orientation. « On retrouve une certaine capacité d'action sur des situations qui nous paraissaient bloquées et sur lesquelles on s'épuisait », explique-t-il. Quant à Éric Lemercier, il se félicite d'avoir pu prendre en charge des situations qui, sinon, auraient totalement échappées au radar du SIAO. « Comme cet homme suivi au Csapa, qui dormait dans sa voiture depuis deux ans. » Preuve qu'on peut améliorer les accompagnements à moyens constants, en y consacrant un peu de temps et de bonne volonté pour créer du lien. L'expérimentation étant arrivée à son terme, les partenaires attendent maintenant le feu vert de la direction du SIAO pour la valider et l'étendre à d'autres partenaires.
Mariette Kammerer. Photos : Baptiste Lignel
« L'équipe est montée en compétences sur les addictions »
Florence Giancatarina, directrice du centre de stabilisation de France Horizon, à Aubervilliers
« Nous hébergeons sans limite de durée 76 personnes seules ou en famille, ayant tous types de problématiques (parcours d'errance, problèmes psychiques, violences conjugales, etc.) S’y ajoutent parfois des comportements addictifs, plus ou moins compliqués à gérer en collectif, surtout lorsque la personne est dans le déni et le refus de soins. Grâce à l'expérimentation pilotée par le SIAO 93 et avec les Csapa, les travailleurs sociaux sont mieux armés. Ils savent repérer les conduites addictives, en parler aux intéressés et les orienter. Ils peuvent s'appuyer sur ce relais médical pour prévenir ou gérer les crises, et demander au Csapa d'intervenir en prévention. Cette meilleure connaissance du sujet permet de déconstruire certaines représentations. La psychologue et des éducateurs souhaitent continuer à se former. Il faudrait maintenant élargir le partenariat à d'autres centres d'hébergement. »
En chiffres
- SIAO 93 avec 5 Csapa (Aubervilliers, Blanc-Mesnil, Saint-Ouen, Saint-Denis, Montreuil) et 1 centre d'hébergement (Aubervilliers) impliqués dans le partenariat.
- Intervenants : 8 à 15 professionnels participants.
- 43 personnes ont été suivies en 2014-2016 dans le cadre de l'expérimentation SIAO-Csapa, et 18 ont eu une orientation/hébergement par ce biais.
- 4518 demandes (représentant 9 406 personnes) adressées au Siao, qui a orienté 1 083 demandes (ce qui représente 1 847 personnes).
Publié dans le magazine Direction[s] N° 153 - mai 2017