« Vous vous souvenez ? Pour retirer la béquille du scooter, on met la main sur le frein, puis on soulève un peu l'arrière et on s’assoit doucement, rappelle Godefroy Degezelle, moniteur éducateur, à Guillaume et Jordan, deux adolescents de l'institut médico-professionnel (IMPro) des Papillons blancs du Cambrésis, dans le Nord. Ce au sein du pôle Enfance qui gère aussi un institut médico-éducatif (IME) et un service d'éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad). En ce bel après-midi ensoleillé de fin novembre, c'est leur deuxième entraînement à l'utilisation du deux-roues. Objectif ? Passer au printemps prochain leur permis AM (ex-brevet de sécurité routière), le sésame pour circuler en scooter.
Des jeunes très motivés
Depuis près de cinq ans, une dizaine de jeunes déficients intellectuels tentent chaque année de passer l'examen qui leur apportera cette autonomie. Tous les vendredis matin, par petits groupes (deux à quatre), qu'il pleuve ou qu'il vente, ils s'exercent à manier les engins. « Au début, ils sont souvent crispés, leur motricité n'est pas très sûre. La première consigne est de leur apprendre à ne pas accélérer avant de freiner », explique Godefroy Degezelle, trentenaire à la barbe rousse et cheveux courts. Les adolescent s’entraînent dans des parcours de plus en plus complexes sur le terrain clos situé en contrebas du château, une grande bâtisse qui loge les bureaux administratifs, les ateliers cuisine et d’enseignement ménager. Autour, des bâtiments de brique rouge abritent les salles d'activités, à quelques mètres de la mairie de Crèvecœur-sur-l’Escaut, village de 700 âmes où est situé l'IMPro. De l'autre côté de la route se trouvent l'internat, le réfectoire et le garage, où sont stockés les deux-roues.
« En mars ou avril, lorsque je sentirai qu'ils sont prêts, je prendrai rendez-vous avec l'auto-école de Cambrai pour organiser l'examen », poursuit Godefroy Degezelle. La formation, qui ne peut être validée que par une auto-école agréée, consiste en une séquence de théorie en groupe et quelques heures de pratique. « En salle, nous revenons sur les règles de sécurité, le stop, les ronds-points, les priorités… Puis, nous effectuons une séance de conduite sur les anciennes pistes de l'aéroport pour vérifier l’équilibre, avant de tester la conduite sur route. Si ça ne va pas, on peut refaire quelques leçons », détaille Éric Jacques, gérant de l’auto-école.
Un financement maîtrisé
Coût de l'opération ? 200 euros payés pour moitié par la famille et pour moitié par l'établissement. « Une charge que nous finançons grâce à la taxe d’apprentissage récoltée auprès des entreprises », précise Christophe Chéron, directeur du pôle Enfance.
L'année qui suit l’obtention du permis AM, les jeunes continuent à s'entraîner avec Godefroy Degezelle, et la formation s'achève par un périple en deux-roues. « En juillet dernier, nous sommes partis trois jours dans les Ardennes à 127 km d'ici. L'été prochain, nous irons jusqu’en Belgique pendant une semaine. C’est une belle récompense ! », s'enthousiasme le professionnel. Par la suite, les jeunes, en particulier ceux qui vivent en internat, peuvent emprunter un engin le week-end sur demande. Ou encore l’utiliser pour se rendre sur leur lieu de stage, ce après avoir signé une convention de prêt avec l’IMPro.
Pour financer les véhicules, l’association a bénéficié d’une subvention de 6 000 euros en 2016 de la Fondation Norauto qui a permis d’acheter six scooters auxquels s’ajoutent deux autres engins payés par l’association (lire l'encadré).
Le projet est néanmoins plus ancien. « En 2009, un particulier a fait un don conséquent aux Papillons blancs. Sa condition ? Que l'on permette aux jeunes de se déplacer, à vélo ou scooter. Si ce geste a été un déclic pour lancer le projet, la question était déjà d'actualité. Apprendre à ces jeunes à se déplacer, c'est le b.a.-ba de notre métier », pointe Christophe Feron.
Appréhender la ville
L'activité s'inscrit en effet dans un cadre plus large : le projet Mobilité, lancé en 2015, concerne aussi les plus jeunes de l'IME situé à Cambrai. Son ambition ? Répondre aux objectifs des projets d’accompagnement personnalisé (PAP) en faveur de l’accessibilité et l’autonomie de ceux vivant à la campagne. Ce en développant différentes actions autour de la sécurité routière et de la maîtrise des moyens de transports afin de se déplacer plus facilement, de participer à des activités de loisirs en milieu ordinaire et, pour les plus grands, de faciliter leur insertion professionnelle.
Ainsi un « permis piéton » est proposé à ceux qui en ont les capacités dès 13 ans. Chaque semaine, Muriel Moziek, éducatrice spécialisée, enseigne à douze adolescents répartis en deux groupes, les règles de sécurité pour se déplacer dans la rue. Traverser sur les passages piétons, reconnaître les feux (quand passer ou pas…), retenir la droite et la gauche. À travers des jeux de société, des quiz et des dessins, ils apprennent à identifier les principaux panneaux de signalisation. Une partie théorique complétée par un volet pratique. « Nous nous rendons en ville pour mettre les enfants en situation et voir sur place ce qu’est un rond-point ou un passage à niveau. Beaucoup viennent en taxi à l'institut et ont souvent peur de la circulation. Il faut leur apprendre à maîtriser cette inquiétude », explique Muriel Moziek. En juin prochain, les enfants passeront l'examen : un petit circuit à faire seul dans la ville. En cas de réussite, ils seront notamment autorisés par les éducateurs à traverser seuls la rue qui sépare le réfectoire des salles d’activités.
Un travail de mémorisation
Quant aux plus grands, ils peuvent, dans le cadre de leur scolarité au sein de l’unité d’enseignement de la structure, se préparer à passer l’attestation scolaire de sécurité routière (ASSR 1 ou 2) délivrée par l’Éducation nationale. Chaque vendredi matin, ils sont huit à suivre les cours. Lucille Bury, aide-médico-psychologique (AMP), les interroge : « Qu’est-ce qu’une agglomération ? la chaussée ? une infraction ? » Les jeunes répondent du bout des lèvres. Dans un deuxième temps, des images animées sont projetées sur le tableau blanc face à eux. Ils observent la scène représentant un piéton qui veut traverser. Et doivent cocher la bonne réponse : « Je traverse car l’agent de police m’y autorise/J’attends car le feu piéton est rouge/J’attends que le feu piéton passe au vert ». « Certains peinent à comprendre qu’il peut y avoir plusieurs bonnes réponses à une même question », remarque Nathalie Pierre, éducatrice spécialisée. Autre difficulté ? « La mémorisation. Il faut sans cesse revenir sur les notions abordées. Nous utilisons des mots simples pour leur expliquer les situations et essayons de trouver des moyens mnémotechniques pour qu’ils retiennent plus facilement. Ainsi le triangle est pointu, quand on le touche, il pique ce qui signifie qu’il y a danger. Nous travaillons beaucoup le vocabulaire et y revenons toutes les semaines. Nous passons par l’oral, cela permet aussi de travailler l’expression et le respect des autres », ajoute-t-elle. Au printemps, les jeunes se présentent à l’ASSR 1 ou 2 dans ces mêmes conditions. Puis tous recevront leur diplôme à l’occasion d’une fête organisée au mois de juin.
Pour certains d'entre eux, cet accompagnement à la mobilité passe aussi par l’apprentissage individuel des transports en commun (bus et train). « On leur apprend à acheter un billet, trouver et vérifier le quai, descendre au bon arrêt », explique Lucille Bury. « Rien n’est jamais acquis, ils ont des difficultés à se repérer dans l’espace. Il faut répéter les trajets plusieurs fois, c’est du conditionnement. La démarche est d’autant plus importante qu’à partir de 16 ans, ils vont suivre des stages en établissement et service d’aide par le travail (Esat) dans le cadre de leur parcours, il faut qu’ils puissent se déplacer seuls en bus ou à pied », poursuit-elle. Récemment, l’établissement a négocié avec Les Chemins de fer du Cambrésis, que les jeunes puissent bénéficier d’une carte individuelle avec photo pour un coût de 120 euros par an financé par la structure.
Bientôt le permis auto
Et les Papillons blancs préparent déjà l’étape d’après. Permettre aux jeunes qui en ont les capacités de passer le permis B auto. L’auto-école est déjà partante pour leur apprendre le Code de la route et s'entraîner sur un simulateur. Sur les 30 000 euros nécessaires à l'achat de l'appareil, l'association a déjà récolté 8 000 euros via les Fondation Norauto et PSA.
Les premiers résultats du projet Mobilité sont encourageants. Les jeunes peuvent en effet accéder à plus de lieux de stage, notamment ceux dont les horaires atypiques (la soirée en hôtellerie par exemple) sont incompatibles avec ceux des transports en commun ou qui ne sont simplement pas desservis. Autre constat positif ? Les adolescents sont plus assidus sur les lieux de stage et participent davantage à des activités de loisirs le week-end, ce qui concourt à une meilleure participation à la vie de la cité. Autant d’éléments qui témoignent pour Christophe Cheron que ce projet est un investissement « d'avenir ».
Noémie Colomb. Photos : William Parra
« Un partenariat enrichissant pour eux comme pour nous »
Fabienne Druart, directrice du centre Norauto, à Cambrai (Nord)
« Pour présenter un dossier à la Fondation Norauto, les candidats doivent avoir un parrain. Lorsque Godefroy Degezelle m’a présenté son projet, j’étais enthousiaste pour être leur marraine car aider les jeunes à être autonomes répondait aux valeurs de notre société. Nous avons monté le dossier de candidature ensemble. Lorsqu’ils ont obtenu leur don, ils nous ont acheté six scooters et nous leur avons offert l’équipement (casques, gants…). Pour l’occasion, nous avons organisé une petite cérémonie, un moment d’échanges très apprécié par tous. Ce partenariat va plus loin puisque les jeunes viennent chaque mois suivre des ateliers mécaniques dans notre établissement. Ils sont accompagnés par des salariés du garage pour entretenir leurs deux-roues. Ils sont très motivés, c’est enrichissant pour eux comme pour nous. Cela nous apporte une ouverture d’esprit et le sentiment d’être utiles. Aujourd’hui, les jeunes passent dire bonjour, nous entretenons un vrai lien ».
En chiffres
- 147 places (149 jeunes accueillis) de 6 à 20 ans au pôle Enfance (hors Sessad)
- 130 salariés (112,28 ETP, dont 4 professionnels dédiés au projet Mobilité
- 12 enfants passeront leur permis piéton en juin 2017
- 9 jeunes suivent la formation ASSR (1 ou 2)
- 8 adolescents apprennent à conduire des scooters
- 6 000 euros : coût d'achat de 6 scooters fiancé par la Fondation Norauto
- 200 euros : coût du permis AM (dont 100 euros financés par l’établissement)
Publié dans le magazine Direction[s] N° 160 - janvier 2018