Dans sa maisonnette aux meubles encore neufs et à la propreté impeccable, Florent Berruyer, visiblement, adore recevoir. Il montre d’emblée sa chambre, aux murs tapissés de rouge et de posters des Bleus. « L’appartement, il est bien », commente-t-il les yeux brillants, avant de conduire aux chambres de ses colocataires. De retour dans la cuisine américaine, il s’empresse de préparer un expresso fumant pour ses visiteurs. « Quand quelqu’un passe, Florent aime lui proposer quelque chose », précise, tout sourire, Françoise Faizant, la maîtresse de maison. Lundi dernier, il a pu s’en donner à cœur joie : les voisins du restaurant mitoyen sont venus prendre l’apéritif avec le trio…
L’hospitalité de Florent Berruyer a toutefois ses limites. Comme chaque jeudi, le jeune homme tient à déjeuner chez lui, face à la télévision, pour regarder les « Douze coups de midi », avec Jean-Luc Reichmann. « Son passe-temps favori », éclaire David Perrelle, le président de l’Association d’aide aux personnes handicapées des trois vallées (AAPHTV), gestionnaire de la maison. Or, le générique ne devrait plus trop tarder.
Une routine paisible
Voilà presque un an et demi que Florent Berruyer, 26 ans, se construit ici une routine paisible avec ses deux colocataires, Constance Mathieu et Marie-Laure Rasclard. Ce depuis un « 3 avril », se souvient-il très précisément. Et pourtant, lorsqu’il était arrivé d’un institut médico-éducatif (IME), en 2012, la directrice de l’AAPHTV, Audrenne Henke, l’avait trouvé en sombre état. « Il était extrêmement violent. Il ne cessait de taper les copains, les portes, les murs. Il supportait mal la vie en collectivité, trop bruyante, trop angoissante. » Recueilli dans le petit hébergement temporaire, juste au-dessus du foyer de vie géré par l’association, le jeune homme, peu à peu, s’était apaisé. « Mais il aurait été dommage de l’orienter ensuite vers le foyer, se rappelle la monitrice éducatrice Julie Bernabeu. Dans ce type d’établissement, on s’occupe de tout, alors que certains résidents pourraient et sauraient en faire plus. Il nous manquait donc un maillon. »
Audrenne Henke, elle-même, en était persuadée. Et la directrice se sentait justement l’envie de se « laisser surprendre », d’oser « le rêve », de tenter « l’inattendu »… Voilà donc qu’en 2016, elle s’interroge : « Pourquoi pas créer un appartement collectif ? » Elle s’aventure alors à tester l’idée auprès de certains des 54 résidents. Et trouve effectivement des candidats. « En décembre, avec le président de l’époque, nous avons présenté le projet au département. Le jour même, ses représentants donnaient leur accord. Ils nous ont demandés quand nous allions ouvrir. J’ai répondu : en avril ! »
« Désinstitutionnaliser » peut s’avérer plus simple à faire qu’à prononcer. Deux monitrices éducatrices et une cadre technique se sont alors mobilisées pour trouver un logement. Celui-ci devait n’accueillir que trois personnes – l’association n’aurait pu en assumer davantage. Il fallait aussi qu’il soit à L’Arbresle, non loin du foyer de vie comme de l’accueil de jour, afin que les colocataires puissent s’y rendre à pied pour suivre des activités. Il restait enfin à repérer une agence immobilière qui ne se barricade pas à la seule prononciation du mot « handicap »… La perle rare a été débusquée à temps. Et le mobilier payé grâce à une subvention de l’Association des personnes handicapées de la région arbresloise. Le pari était tenu.
Le « domicile collectif » a officiellement ouvert en avril 2017, rattaché à l’accueil temporaire de l’AAPHTV. Le loyer et la nourriture sont assurés grâce à l’allocation aux adultes handicapés (AAH) et l’aide personnalisée au logement (APL) des occupants. Quant à l’accompagnement, il est directement financé par leur département. Ouvrir le cadre d’une institution n’est-il donc pas plus ardu que cela ? « Nous avons eu un soutien inconditionnel du Rhône, et nos équipes travaillent vraiment bien, sourit Audrenne Henke. Et puis nous sommes une petite association », ajoute celle qui vante le « management de proximité », dans un livre récemment publié [1].
Des familles en soutien
Les trois colocataires, quant à eux, étaient fin prêts. L’équipe les a choisis au regard de leurs envies, mais aussi car leurs familles adhéraient pleinement au projet. Une autre condition était de pouvoir miser sur leur autonomie. « La nuit, ils dorment sans surveillant », souligne la directrice. À cet égard, le pari pouvait sembler plus audacieux pour Constance Mathieu. « Mais puisqu’elle en avait envie, nous avons voulu lui faire confiance. »
« Ben oui », ponctue l’intéressée, sagement assise entre ses colocataires et ses deux monitrices éducatrices, tous réunis, cet après-midi, à l’accueil de jour. Attentivement, elle écoute les deux travailleuses sociales raconter leur fonctionnement quotidien. « Florent et Marie-Laure ont chacun leur portable, c’est indispensable », explique Rachel Peyne. « Cela ne peut pas être le cas de Constance, ajoute Julie Bernabeu. Sa présence au domicile n’aurait pas été possible sans les deux autres. » Or, rapidement, « avec ces trois personnes, un équilibre a été trouvé », poursuit Rachel Peyne. « Ben oui », confirme la colocataire.
Comme Monsieur et Madame Tout-le-monde
Chaque jour ouvré, il est vrai, l’emploi du temps est réglé comme du papier à musique. Lorsqu’ils se retrouvent le lundi matin, tous trois partent faire des courses avec leur maîtresse de maison, avant de déjeuner ensemble. Un matin par semaine, l’un des colocataires reste seul avec Françoise Faizant, « pour faire sa petite lessive et nettoyer sa chambre, selon ses capacités », explique la maîtresse de maison. L’objectif, évidemment, est « d’acquérir de l’autonomie ».
La suite de la journée est consacrée à des activités à l’extérieur. À chacun ses goûts : atelier argile ou jardin à l’accueil de jour, photo ou poulailler au foyer de vie, ou encore randonnées entre Lyonnais et Beaujolais… Les occasions ne manquent pas de retrouver les autres usagers de l’AAPHTV.
Enfin, comme tout un chacun, les colocataires achèvent la journée dans leur foyer commun. De 16h30 à 21h30, l’une des deux monitrices éducatrices les y accompagne, pour mener « la vie de Monsieur et Madame Tout-le-monde », résume Julie Bernabeu : « Aller faire des courses, ou encore se rendre chez le kiné… » Puis la travailleuse sociale de service les laisse, seuls – parfois à quatre, lorsque le petit ami de Marie-Laure Rasclard vient passer la nuit. « Et quand on part, il ne sont pas couchés… Au début, cela a été le plus difficile à assumer pour les mères poules que nous sommes ! »
Des colocataires solidaires
Les monitrices éducatrices sont rassurées désormais : les trois colocataires prennent soin les uns des autres. « Au foyer, en cas de problème, c’est toujours vers l’éduc' qu’on se tourne, rappelle Julie Bernabeu. Mais désormais, ils peuvent rechercher des solutions entre eux. Par exemple, Marie-Laure et Florent peuvent aider Constance à porter son linge… » Et quand cette dernière a un cauchemar la nuit, « Marie-Laure vient alors lui parler, lui prépare une bouillotte, tandis que Florent apporte un verre d’eau… » En un an et demi, ils n’auront finalement appelé le veilleur de nuit du foyer de vie que deux fois, pour de simples peurs passagères. N’y a-t-il pas eu d’autres difficultés ? Cette fois, c’est Constance Mathieu qui répond : « Ben non, non, non ».
David Perrelle n’est pas peu fier de cette prise d’autonomie des trois résidents. « S’ils en sont arrivés là, c’est grâce aux professionnels de l’association qui leur ont laissé la possibilité d’évoluer. » La suite de l’aventure reste maintenant à imaginer. À un résident tel que Florent Berruyer, Audrenne Henke espère pouvoir proposer, un jour, de vivre seul, ou en couple. Lui-même se sent une vocation : « Travailler en espaces verts ! » Il reste que son orientation initiale par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) ne lui permettrait pas de travailler tout en étant accompagné par l’AAPHTV. Franchir les cloisonnements médico-sociaux peut encore exiger une certaine souplesse.
[1]
Être directrice d’un établissement médico-social, L’Harmattan, 2018
Olivier Bonnin. Photos : William Parra
« Une inclusion dans la société »
Stéphane Gaucher, directeur de l’Autonomie au département du Rhône
« Ce projet comporte une prise de risque, même mesurée, qui nous a séduits. Les établissements médico-sociaux sont si protecteurs et encadrants qu’ils peuvent limiter l’autonomie des résidents. Ce domicile collectif, au contraire, permet à certains une inclusion dans la société. Pour autant, ses occupants conservent un accompagnement quotidien, ainsi qu’un retour chaque week-end en famille ou en hébergement : ils peuvent garder leurs repères – et se prémunir d’un isolement qui ne serait pas souhaitable. Sortir ainsi de l’institution paraît encore très innovant pour des personnes en situation de handicap mental. Il est vrai également que le "pacte financier" soumis par le gouvernement aux départements limite à 1,15 % la hausse annuelle de notre budget. En matière de handicap, cela restreint donc nos possibilités de créer des places, et nous oblige à être innovants. Ne peut-on donc pas remplacer deux places onéreuses par cinq solutions plus souples mais adaptées ? Avec son prix de journée de 57 euros par jour et par résident, un tel projet constitue aussi une réponse à cette problématique. »
En chiffres
- Équipe : 6 salariés (1,70 ETP) :1 directrice de l’association, 1 cheffe de service, 1 cadre technique coordinatrice, 1 maîtresse de maison, 2 monitrices éducatrices.
- 3 places
- Budget : 73 169 euros par an pour l’accompagnement proposé.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 169 - novembre 2018