Un peu intimidés par la présence du directeur, de la cheffe de service, de l’attachée de direction du siège et d’un binôme de journalistes, les huit membres de la junior association Pierre de Lune – qui ne regroupe que des filles cette année [1] – hésitent à prendre la parole. Comme tous les vendredis après-midi, elles se sont réunies dans une salle de l’institut médico-pédagogique (IMP) Saint-Joseph, à Bordeaux [2]. L'ordre du jour ? Définir un programme d’activités et de sorties pour les mois à venir. Trouvant les jeunes filles inhabituellement silencieuses, Armelle Dubroca et Florent Lesage, l’éducatrice et le moniteur-éducateur chargés d’accompagner la junior association, font signe à leurs cadres. À peine les « intrus » sortis, les idées fusent. « On pourrait aller à Walibi !, s’écrie une adolescente. Ou au Parc Astérisque. C’est comme ça qu’on dit, Astérisque ? » Sa voisine a plutôt des envies de grande ville. « À Paris, ce serait bien. Ou Marseille », suggère-t-elle. Au bout de la table, une troisième se met à rire. « Paris ? N’importe quoi. Pourquoi pas Toulouse, tant qu’on y est ! » Concentrée, la trésorière adjointe s’astreint à noter les idées aussi vite qu’elles arrivent. Les accompagnateurs, quant à eux, écoutent sans mot dire. Ils savent bien que certains projets seront plus difficiles à mettre en place que d’autres. Mais la junior association appartient à ses membres. À eux de prendre les décisions de façon démocratique, d'en garder la trace écrite et de s’atteler à leur réalisation. Ce, même s’il s’agit d’adolescentes déficientes intellectuelles avec des troubles de la personnalité.
Répondre au désir d’autonomie
À l’origine de Pierre de Lune, née officiellement le 22 juin 2016, le désir exprimé par les jeunes du groupe éducatif du même nom, âgés de 13 à 17 ans, de disposer d’un budget pour leurs sorties et loisirs. Leur première idée : confectionner des confitures et les vendre pour se constituer un petit pécule. « Sur le principe, nous étions tout à fait favorables à leur demande, se souvient Hubert Poustis, le directeur de l’établissement. Il fallait trouver un moyen d’officialiser les choses. » Au cours de ses expériences professionnelles antérieures, notamment à la Ligue de l’enseignement, la cheffe de service Sylvie Chollet avait déjà accompagné la création d’une junior association. Le dispositif lui apparaît « répondre parfaitement au désir d’autonomie des jeunes », tout en offrant « un cadre juridique solide ». « Le principe est d’offrir la possibilité à des mineurs de s’organiser sur le modèle d’une association loi 1901, avec des représentants et un fonctionnement démocratique », explique-t-elle. Le Réseau national des juniors associations, divisé en relais départementaux, fournit le cadre qui permet de bénéficier d’une assurance en responsabilité civile, d’ouvrir un compte bancaire et d’accéder à des informations ou des conseils utiles.
Le petit groupe d'ados adhère immédiatement à la proposition de Sylvie Chollet. Première étape ? Remplir le dossier d’habilitation, une demande en ligne simplifiée mais de forme très administrative. Objectifs du projet, mode d’organisation, règlement collectif, liste de besoins, composition, description des actions envisagées, charte d’engagement… « Toutes ces réflexions et démarches, les jeunes les ont conduites, avec l’appui des deux professionnels de leur groupe », souligne Hubert Poustis. Un apprentissage démocratique intense et accéléré qui se conclut par l’apposition de la signature de la présidente aux côtés de celle du directeur.
Aux éducateurs d'apprendre à trouver leur place. Les critères de fonctionnement sont clairs : aucun adulte ne peut être membre de la junior association. « Au début, c’était un peu difficile de ne pas intervenir, raconte Armelle Dubroca. Il s’agit vraiment de les aider à se situer en tant qu’acteurs dans leurs choix et la conduite de leur projet, en les conseillant mais sans interférer. Ce n’est pas évident et d’ailleurs, eux-mêmes ont encore tendance à se tourner vers nous quand ils prennent une décision, à la recherche d’une validation. » Là aussi, l’aide est venue du Réseau, avec la participation des éducateurs aux rencontres départementales des accompagnateurs de juniors associations, fin 2016.
Un changement de regard
Davantage que la vente de confitures, c’est en réalité la distinction de la démarche par l’agence régionale de santé (ARS) Nouvelle-Aquitaine qui a permis au projet de prendre une ampleur inespérée. En effet, début 2017, elle a honoré Pierre de Lune en lui attribuant un prix, doté de 5000 euros (lire l'encadré). Avec cette petite fortune, les jeunes ont pu organiser « des activités et des vacances de rêve », résume la secrétaire : séjour au Futuroscope, sorties au cinéma, au karting et au bowling, repas au restaurant, journée à la plage… Autant de dépenses soigneusement consignées dans les classeurs de l’association, entre documents administratifs et comptes-rendus des réunions, saisis sur un ordinateur acheté grâce à un don de l’Association de prévoyance santé de la région. « À Noël, on a aussi fait un don à d'autres groupes pour qu’ils puissent se faire plaisir », tient à indiquer une jeune fille. La précision a son importance : en partageant le produit de leur action, les membres de Pierre de Lune ont renversé symboliquement la relation d’aide.
Pour Hubert Poustis, le changement de regard n’est d’ailleurs pas le moindre des bénéfices de la démarche. « La question de la confiance en soi est fondamentale, soutient-il. Quand on est en établissement, on éprouve un sentiment de différence constant. Depuis tout petits, ces jeunes n’ont été observés et dépeints qu’à travers leurs difficultés, leurs déficiences. La junior association ne leur offre pas seulement un projet dans lequel s’impliquer, mais également une autre identité, un autre visage à présenter aux autres, et une autre place dans la société. » La preuve ? Fin 2016, les membres de Pierre de Lune ont participé aux rencontres départementales des juniors associations, avec des ateliers autour de l’engagement, de la citoyenneté ou du financement de projets. « Leur handicap n’a absolument pas été un sujet, se réjouit Sylvie Chollet. Ils ont même sympathisé avec des collégiens, qui leur ont proposé de vendre leurs confitures sur un marché de Noël et de leur reverser l’intégralité des gains. »
Des bénéfices mesurables
Un an après le démarrage réel de l’aventure, les effets sur les jeunes sont mesurables. « D’après le constat des enseignants, l’implication et l’investissement en classe s’améliorent, la confiance dans la prise de parole et l’affirmation de ses idées également », rapporte la cheffe de service. Imprégnés de démocratie participative, les membres n’hésitent pas à interpeller directement les cadres sur tous les sujets qui leur semblent importants. La solidarité et la cohésion du groupe ont débouché sur un apaisement des conflits relationnels et de certains troubles du comportement. « Ils ont appris à se compléter les uns les autres, insiste le directeur. À construire une intelligence collective. Les filles ont pu mesurer combien on peut être reconnu, entendu, quand on s’entraide et qu’on s’exprime à plusieurs. C’est une leçon précieuse pour leur avenir. » Un avenir que les jeunes abordent pour leur part de façon beaucoup plus immédiate et pragmatique. Leur horizon ? Une journée d’été au soleil, promenade à Arcachon le matin et baignade à Aqualand l’après-midi. Sans oublier d’emporter leur argent, « pour pouvoir s’acheter des souvenirs ».
[1] La junior association n'est pas réservée aux filles. Ainsi la première année, elle comptait un garçon parmi ses membres.
[2] Géré par l'Institut Don Bosco, l'IMP accueille 70 jeunes déficients intellectuels avec des troubles de la personnalité : des garçons de 6 à 13 ans en semi-internat et des filles de 6 à 18 ans en semi-internat (24 places) et en internat de semaine (46 places).
Clémence Dellangnol. Photos : Frédéric Desmesure
« Les jeunes sont vraiment aux manettes »
Cécile Rapine, chargée de mission démocratie sanitaire à l’ARS Nouvelle-Aquitaine
« Depuis trois ans, l’ARS lance des appels à projets visant à récompenser des actions favorisant la démocratie dans les structures sanitaires et médico-sociales. La démarche de l’IMP Saint-Joseph nous a séduits par son caractère très concret. Avec la junior association, les jeunes sont vraiment aux manettes. D’ailleurs, lors de la remise du prix, tous les membres ont insisté pour être présents. L’inscription dans le Réseau national des juniors associations constitue également un facteur d’inclusion notable, pour des adolescents qui n’ont pas ou peu fréquenté l’école ordinaire. L’ARS est également très attentive à l’engagement des établissements dans ce type de démarches actives. Quand les équipes sont prêtes à avoir quelques contraintes supplémentaires pour mener un projet au bénéfice des personnes accompagnées, c’est un signe très positif sur leur posture professionnelle et l’état d’esprit de la structure. »
En chiffres
- 8 jeunes impliqués
- 2 accompagnateurs professionnels
- Budget : 5000 euros de subvention de l'ARS et don de 600 euros de l'Association de prévoyance santé de Nouvelle-Aquitaine (pour l’achat de matériel)
Publié dans le magazine Direction[s] N° 162 - mars 2018