« Trop de mouvements. Il n'est pas nécessaire de tout filmer pour faire comprendre une scène. Là, un plan fixe aurait suffit », estime le photographe et réalisateur Antoine Vaton, après le visionnage d'une séquence tournée plus tôt par Hasan Kilinc mettant en scène des résidents en pleine bataille de boules de neige dans le jardin du foyer de vie et de la maison d'accueil spécialisée (MAS) Saint-Louis, située à Villepinte (Seine-Saint-Denis). « C'est en regardant les images que l'on se rend compte de ses erreurs », reconnaît l'aide-soignant qui, en avril 2017, a rejoint la dizaine de professionnels composant l'équipe de l'Observatoire documentaire de l'établissement, réunie, le 9 février dernier, pour une journée de travail.
L'envers du décor
Initié en 2011, en collaboration avec le cinéaste Philippe Troyon, ce dispositif destiné à former des salariés aux techniques du cinéma documentaire, avant qu'ils ne conçoivent un film consacré à leur univers professionnel puis le tournent (lire l'encadré), en est aujourd'hui à sa troisième édition à Saint-Louis. « Un Observatoire s'étend sur au moins deux ans : une durée nécessaire pour créer un langage commun entre les intervenants et les professionnels, mais aussi pour que ces derniers puissent s'approprier la démarche et mener une réflexion sur leur pratique », souligne le cinéaste, également directeur adjoint de l'association Périphérie qui a pour vocation le soutien à la création de documentaires. Cette aventure au long cours a commencé par une rencontre. Dans le cadre du tournage de son documentaire Les désorientés, Philippe Troyon, qui a suivi durant cinq ans une classe de BEP Sanitaire et social, souhaitait filmer sur son lieu de travail un des « personnages » tout juste embauché en contrat professionnel comme accompagnant éducatif et social au sein de la MAS. Une demande accueillie au départ avec une certaine méfiance, mais qui interpelle la directrice. « J'ai réalisé qu'il y avait peu d'images documentant nos métiers, le fonctionnement de nos établissements et la vie de ceux qui y résident. Le grand public, et même les familles, ne connaissent pas notre quotidien », se souvient Béatrice Argentin. À l'époque, elle voit également une opportunité d'apporter de la cohésion à une équipe passée de 70 à 120 personnes en peu de temps, ainsi qu’un moyen original d'offrir un espace de réflexion au personnel. Grâce à un prix décerné par la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie – CNSA (lire l'encadré), l'établissement s'équipe de matériel de tournage et de montage et finance la première session que Béatrice Argentin qualifie de « formation/réflexion », et qui est, depuis 2016, intégrée au plan de formation de la structure gérée par l’association Vivre et Devenir–Villepinte–Saint-Michel.
Un autre regard sur son activité
Lorsque le premier Observatoire est lancé en 2011 avec une dizaine de salariés, Agnès Kingombé, aide-soignante, se porte d'emblée volontaire. « Au départ, par curiosité, confie-t-elle. Mais j'y ai très vite trouvé de l'intérêt. Filmer ou être filmée, puis voir des scènes de travail sur un écran donne une autre vision de son activité. On peut se regarder faire les choses, identifier des automatismes, saisir des réactions des résidents que l'on ne perçoit pas dans le feu de l'action. » Initiée à l'écriture de scénario, à la prise de vue et de son, c'est aussi elle qui a trouvé le titre du premier film sorti en 2012 des « studios » Saint-Louis : Vies d'ici, vues d'ici. Il montre le quotidien de personnes handicapées accueillies en MAS et donne largement la parole aux familles. « Lors du tournage, les parents se sont davantage confiés qu'il ne le font lors des rendez-vous institutionnels, notamment sur leur souffrance. Notre regard sur eux a évolué et, grâce à une meilleure compréhension, nos relations ont aussi été modifiées », remarque Michèle Abdoul, adjointe de direction du foyer, qui s'est, elle aussi, impliquée dès le premier documentaire.
Des sujets choisis par les participants
Intitulée Être dans la lumière, la deuxième réalisation des salariés présente une série de portraits photographiques et filmés de résidents, leur donnant la parole sur des sujets tels que leur identité, leur citoyenneté et leur regard sur l'institution. « Comme pour le précédent, le thème a été choisi par les participants », précise Béatrice Argentin.
Retour dans la salle de réunion, où le groupe fait part aux deux professionnels du cinéma des scènes qu'il souhaite filmer. Une résidente qui se rend seule une fois par semaine à un atelier de couture, l'accueil des externes le matin, une séance de massage/relaxation, des résidents en sortie au bowling, une séance de soins esthétiques, un atelier « plâtre » où l'ambiance est très conviviale… Les idées ne manquent pas et elles ont été recensées en amont. « Entre les journées de travail proprement dites, le groupe se retrouve régulièrement pour avancer. C'est ainsi que nous avons listé les moments qu'il nous semble intéressant de montrer, et vérifié que nous aurions l'autorisation de tourner ceux qui se déroulent à l'extérieur », explique Makassi Keita, qui a rejoint l'Observatoire à l'occasion de la troisième édition. Pour cette aide médico-psychologique, au-delà de l'initiation aux métiers du cinéma, l'expérience a de nombreuses vertus. « Durant les séances de travail, nous avons de nombreux échanges sur nos expériences. La manière de voir un résident diffère d'un professionnel à l'autre : c'est instructif de confronter nos points de vue », remarque-t-elle. Pour la plupart des salariés impliqués, outre le caractère inédit de l'expérience, la richesse des échanges qu'elle suscite et la prise de recul qu'elle permet, faire mieux connaître l'envers du décor est une motivation supplémentaire. « Il y a une grande méconnaissance de nos métiers et du handicap. Par ce biais, nous pouvons contribuer à faire évoluer, à notre mesure, le regard de la société sur les personnes handicapées », espère Agnès Kingombé.
Présentation au public
La réalisation du film ne constitue pas une finalité. Les documentaires ont ensuite une vie. « C'est une autre caractéristique des Observatoires documentaires. Toutes les images tournées dans ce cadre sont déposées aux archives départementales de Seine-Saint-Denis et viennent nourrir le fonds consacré au travail, indique Philippe Troyon. Par ailleurs, ces films sont présentés dans des cinémas des environs, dans des établissements de formation ou encore lors d'événements comme le Mois extraordinaire du handicap ou la Biennale du film d'action sociale de l'Institut régional du travail social (IRTS), où Vies d'ici, vues d'ici a reçu le premier prix en 2015. » À chaque fois, la projection est suivie d'un débat. « Ces présentations en public m'ont aidée à surmonter ma timidité et à prendre confiance en moi, sur le plan personnel et cela se ressent dans le cadre professionnel », remarque Agnès Kingombé. Une démarche qui offre aux résidents l'occasion d'affirmer leur rôle de citoyens dans la ville puisqu'ils sont invités à participer aux rencontres. Un élément important pour l'établissement attaché à élargir le champ des possibles. Par exemple, en leur offrant la possibilité de faire des activités hors de l'établissement, en accueillant chaque semaine les répétions d'un groupe de free jazz ou encore en leur proposant de suivre, aux côtés des salariés, certaines formations, comme dernièrement une session sur les relations usagers-institution-familles.
Jean-Marc Engelhard
Les trois étapes d'un Observatoire documentaire
Un Observatoire documentaire [1] se déploie sur deux années au minimum, ponctuées de rendez-vous réguliers qui sont autant d'étapes, avec une équipe d'auteurs et de techniciens du cinéma qui investissent les lieux de travail et proposent au personnel une initiation à leur métier.
• Premier temps : une approche théorique du cinéma documentaire à partir d'outils pédagogiques visionnés en salle, en présence des réalisateurs.
• Second temps : l'écriture, le tournage et le montage. Collectivement, les salariés participants conçoivent un projet de film documentaire et le réalisent.
• Troisième temps : le film est projeté devant un large public dans les salles du territoire. Des séances suivies d'échanges avec ceux qui en sont à l'origine.
[1] Présentation sur www.peripherie.asso.fr
Une structure conçue par ses occupants
Quatre pavillons ouverts sur l'extérieur, des unités de vie de dix chambres, des salles d'atelier, des espaces détente, des galeries vitrées reliant les bâtiments entre eux… Si l'architecture du foyer de vie (50 places) et de la MAS Saint-Louis (49 places) est proche de celle d'un habitat individuel, c'est peut-être parce qu'elle a été conçue avec ceux qui l'occupent. « Les équipes et les résidents ont été associés au projet dès le début. Des groupes de travail, réunissant des usagers, des salariés et l'architecte, ont permis de faire émerger un projet tenant compte de leurs souhaits », explique Béatrice Argentin. Une réalisation inaugurée en 2011 et récompensée par le Prix de la réalisation médico-sociale pour personnes handicapées de la CNSA, doté de 30 000 euros.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 163 - avril 2018