Photos d’un homme au sourire édenté, d’une baignoire crasseuse, d’un bain de pieds ou encore d’une collection de produits d’hygiène… Cet après-midi, les locataires de la résidence sociale de L’Écluse à Mulhouse sont invités à choisir une image et à la commenter dans le cadre d’un atelier consacré à l’hygiène corporelle et environnementale. Le sujet, qui renvoie à la sphère intime, est délicat à aborder. Mais Christelle Tavolieri, la coordinatrice santé qui l’anime, sait trouver les mots justes pour lancer les échanges. Ici, tout le monde la connaît et l’apprécie. Outre des actions collectives qu’elle organise régulièrement, elle y tient une permanence hebdomadaire. « Heureusement qu’elle est là ! Elle s’occupe bien de nous », confie Zitoun. « Avec elle, les rendez-vous médicaux sont bien plus rapides, il n’y a jamais de problème », ajoute Maamar. Didier, lui non plus, ne tarit pas d’éloges à son sujet : « J’ai dû me faire poser un pacemaker. Elle m’a beaucoup aidé lors de mon hospitalisation. Quand je suis sorti, je ne pouvais pas marcher, c’est elle qui a tout organisé, elle a fait appel à une infirmière libérale pour les pansements… Je ne sais pas ce que j’aurai fait sans elle. » Didier l’a même nommée personne de confiance. Preuve que cette infirmière de formation a su créer des liens forts avec les résidents.
Soulager les travailleurs sociaux en difficulté
Christelle Tavolieri est l’une des quatre coordinatrices santé de la plateforme Santé inter-associative Sud Alsace pilotée par l’association Aléos. La démarche, d’abord expérimentale, remonte à 2012. Le dispositif s’adresse à des personnes rencontrant des difficultés sociales importantes, généralement isolées. La majorité vit dans des résidences sociales haut-rhinoises gérées par quatre associations : Aléos, l’Armée du salut, Adoma et Alsa. « Le public accueilli est particulièrement désaffilié et démobilisé sur les questions de santé. Avant la création de la plateforme, les travailleurs sociaux rencontraient des difficultés pour mener cet accompagnement autour de l’accès aux soins, explique Christian Marlien, directeur du secteur Intervention sociale chez Aléos. Par ailleurs, certains acteurs de santé n’étaient pas toujours favorables à accueillir ces personnes et nous renvoyaient souvent vers les services d’urgence. Nous rencontrions des problèmes de communication avec les professionnels du sanitaire : parce que nos travailleurs sociaux ne maîtrisent pas systématiquement le langage médical, mais aussi en raison du secret médical, un certain nombre d’informations ne pouvaient pas circuler entre eux. » Les coordinatrices santé, toutes infirmières de formation et dotées d’une bonne expérience, constituent aujourd’hui les interfaces idéales pour créer ce lien.
Un solide réseau de partenaires
Au quotidien, elles tiennent des permanences sur 20 sites différents à raison d’une demi-journée ou d’une journée par semaine. Elles proposent des bilans de santé à ceux qui sont très éloignés des soins, aident à la prise de rendez-vous, accompagnent aux consultations ceux qui le souhaitent, s’assurent que le traitement est bien compris et suivi, organisent les soins à domicile quand cela est nécessaire, et proposent des actions de dépistage et de prévention sur des thématiques données. Avec l’expérience, elles ont su créer un solide réseau de partenaires (centres d’examens de santé de la caisse primaire d'assurance maladie – CPAM, les associations Aides pour le dépistage du VIH, Insulib pour le diabète, l’équipe mobile de psychiatrie…). Des résidents ont ainsi pu renouer avec un médecin traitant, d’autres ont découvert qu’ils étaient diabétiques et quelques-uns qu’ils souffraient d’une pathologie grave.
Médecin généraliste basé à Mulhouse, Bruno Heintz apprécie le travail de la plateforme pour différentes raisons : « Je suis d’abord sûr que les rendez-vous seront honorés. L’infirmière a aussi une présence rassurante : elle peut aider à verbaliser certaines choses. Je sais que les résidents vont être bien suivis. Globalement, la plateforme assure une meilleure coordination de la prise en charge des patients. » Marie Mercky, infirmière libérale, confirme : « Les coordinatrices nous déchargent de tout l’administratif, c’est génial ! Quand on arrive au domicile de la personne, toutes les ordonnances sont là, on n’a plus qu’à faire les soins. Elles m’envoient parfois des SMS pour me prévenir qu'une telle va consulter son médecin pour savoir si j’ai besoin de quelque chose… » Pour les professionnels des résidences, les bénéfices sont aussi là : « La présence de la coordinatrice soulage grandement toute l’équipe, souligne André Pflieger, gestionnaire de L’Écluse. Son statut de soignante paraît plus légitime aux yeux des résidents pour certaines situations. Par exemple, quand un locataire se plaint des fortes odeurs qui émanent de la chambre voisine, elle trouvera les mots pour aborder le sujet. Le fait qu’elle soit une soignante aide beaucoup dans le rapport avec les gens. »
S’adapter et être patient
Mais les effets positifs de cette plateforme ne se sont pas fait ressentir du jour au lendemain. Il a fallu du temps pour que ces personnes si éloignées des soins adhèrent à la démarche. « Dans une résidence gérée par l’association Alsa qui accueille les publics les plus complexes, il m’a fallu un an pour parvenir à amener un premier résident au centre de santé. Après, d’autres ont suivi mais au départ, personne ne voulait voir de médecin », se souvient l'infirmière coordinatrice Marie-Christine Biehlmann. Pour elle, qui possède une solide expérience en psychiatrie, l’important est « de ne pas affronter les affronter de manière frontale, mais trouver un langage adapté qui ne soit surtout pas moralisateur ».
Les actions collectives non plus n’ont pas rencontré un succès instantané. « Au début, on pouvait avoir qu’un ou deux participants, indique Claudine Naegelen, directrice du secteur Santé chez Aléos. Sur certaines thématiques comme le cancer colorectal, il y a eu très peu de questions posées. Mais c’est tout de même encourageant que des personnes reviennent après voir l’infirmière individuelle. Certains ont même accepté de faire des coloscopies. »
Une relation de confiance
L’une des clés du dispositif ? Le choix d’intégrer les coordinatrices aux équipes des résidences : « L’infirmière est toujours la même sur chaque site, ce qui permet aux résidents de bien l’identifier, elle n’est pas un élément extérieur. Je sais qu’il y a eu d’autres expériences menées autour de la démobilisation des publics précaires sur les questions de santé avec par exemple des camions mobiles installés sur les parkings des résidences. Mais cela ne fonctionne généralement pas bien. Le processus de retour aux soins nécessite au préalable tout un travail sur la relation de confiance », souligne Loïc Richard, directeur délégué d’Aléos. Pour « briser la glace », les coordinatrices organisent aussi des sorties qui a priori n’ont rien à voir avec la santé (comme la visite du zoo) : « Ce sont des ruptures avec le quotidien. Les personnes disent des choses qu’elles ne confieraient pas dans un bureau », affirme Claudine Naegelen.
Reste la question du financement qui reste fragile malgré le contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens (CPOM) d’Aleos courant jusque 2019 : « Les règles des financements européens dont notre budget dépend à 51 % sont très complexes. Notre plateforme a un statut précaire mais elle a l’avantage d’être portée par une volonté de plusieurs partenaires de faire ensemble », considère Loïc Richard. En s’adaptant à des publics très divers (avancés en âge comme de nombreux Chibanis mais aussi de nouveaux migrants résidant au centre d’accueil et d’orientation – CAO– géré par Aléos), l’association espère se voir octroyer d’autres financements. Le directeur est allé frapper à la porte du département pour obtenir un soutien car une majorité des bénéficiaires est très âgée. Pour le moment sans succès.
Aurélie Vion. Photos : Thomas Gogny
« Mes collègues m’envient cette plateforme ! »
Magali Stimpfling, responsable Insertion sociale Haut-Rhin, chez Adoma
« Chez Adoma, contrairement à Aléos, nous n’avons pas de travailleurs sociaux qui interviennent dans les résidences. Je suis la seule professionnelle formée au travail social pour tout le Haut-Rhin. C’est moi, jusqu’alors, qui gérait les problématiques santé. Mais je dois reconnaître que ce n’était pas ma priorité. Avec les infirmières, la communication est beaucoup plus simple qu'avec les hôpitaux et les médecins. L’une d’entre elles a une très grande expérience en psychiatrie, ce qui est utile pour détecter des pathologies sous-jacentes chez nos résidents. Elles ont les compétences que je n’ai pas et disposent d’un réseau solide. Elles savent par exemple quels sont les médecins qui acceptent la CMU. Mes collègues implantés sur d’autres territoires m’envient cette plateforme. Des opérateurs santé extérieurs qui interviennent parfois, mais il y a souvent des problèmes en termes d’échange d’informations en raison du secret médical. »
En chiffres
Plateforme Santé
3,1ETP : 4 infirmières (depuis le 1er janvier 2018), 0,15 de directrice du secteur Santé et 0,15 de directeur du secteur Intervention sociale
4 partenaires bénéficiaires : Aléos, Armée du salut, Adoma et Alsa
Budget 2018 : 227 000 euros (agence régionale de santé et fonds européens)
En 2017 : 539 bénéficiaires, 65 bilans de santé, 407 dépistages du diabète, 83 du VIH, IST et hépatite, 48 dépistages du cancer colorectal, 11 de cancers féminins, 1 345 entretiens individuels, 230 prises de rendez-vous auprès d’un professionnel de santé, 94 accompagnements personnalisés, 20 mises en place d’un médecin traitant, 82 mises en place des accès aux droits (type CMU)…
Contact
Tél. 03 89 33 37 77
Publié dans le magazine Direction[s] N° 165 - juin 2018