La brise printanière caresse le visage ridé de Charlotte. De sa fenêtre, une délicieuse odeur de chocolat lui parvient de la cuisine de la crèche, accompagnée d’éclats de rire. Elle sourit : elle pense au repas de ce soir qu’elle partagera sur la place du village, elle a réservé au bistrot. Soudain, son regard est attiré par un polo rouge. C’est le directeur. Comme à son habitude, il salue les travailleurs qui s’affairent au jardin, puis entre dans la résidence.
Quel jour sommes-nous ? Elle n’arrive pas à s’en souvenir. Cela se produit parfois. Que c’est frustrant ! Faut-il arriver à 87 ans pour cela ? Elle n’est pourtant pas bête, elle le sait. Marguerite lui a bien dit l’autre jour, lorsqu’elle s’était perdue dans le couloir du 3e étage. C’est une fille raisonnable, elle sait remettre les choses à leur place. Lui remémorer ce qu’elle a accompli avant, et ce qu’elle apporte aux voisins maintenant. Dire qu’il y a 50 ans elle aurait été considérée comme « une charge » ! Les enfants de l’école à qui elle l’a appris n’ont pas compris. Ils apprécient tellement leurs moments d’échange ! Le petit Bastien lui a même dit qu’elle racontait mieux les histoires que la maîtresse et Hannah lui a apporté un dauphin en scoubidou dans son espace de vie le jour où elle avait été trop fatiguée pour descendre.
Elle se regarde dans le miroir et passe la main dans ses cheveux d’argent. Une touche de ce rouge à lèvres, gagné au dernier loto, puis elle ferme sa porte à clé. Un petit coup d’œil dans sa boîte aux lettres, puis elle descend sur la place du village. Elle aperçoit Nadine, l’exposante de bijoux, qui lui demande quels sont ses projets en ce jeudi ensoleillé. Ah oui, jeudi ! Elle se souvient qu’elle est attendue et regarde l’horloge : il lui reste un peu de temps.
La force de la complémentarité
Elle passe devant l’espace Snoezelen, fermé avec l’écriteau « Détente en cours », et devant le salon de coiffure où Huguette s’acharne encore à se faire cette couleur, même si la mode est passée depuis longtemps. Elle croise les yeux pétillants de Roger. Il parle peu depuis le décès de sa femme, mais il se transforme dès qu’il y a Carpette, le chien de la résidence. Le directeur l’a ramené au repas de Noël. Il a expliqué, avec la « médecin co », que Carpette passerait ses journées avec eux, et qu’il y aurait des ateliers en petits groupes. Quelle émulation le jour du vote pour son nom ! Ils travaillent beaucoup ensemble ces deux-là sur les approches non médicamenteuses, et aussi sur les « liens avec la ville » comme ils disent. Au groupe de travail sur l’évaluation de la qualité de vie dont Charlotte fait partie, la dame de l’Agence Qualité de l’accompagnement et des soins – QAS (qui a remplacé la Haute Autorité de santé), venue visiter la résidence a indiqué que « leur complémentarité fait leur force ». Et d’ajouter : « Entre le bus dentaire du vendredi, la venue bimensuelle de l’opticien et la réservation des mardis après-midi du cardiologue de la clinique voisine, les professionnels font vivre les recommandations de bonnes pratiques. » Elle s’était dit que c’était bien commode comme organisation : ne pas avoir à faire de la route pour passer plus de temps à attendre qu’à être soignée, fini le temps où on gérait sa douleur jusqu’à ce qu’on soit enfin reçu par le spécialiste, à moins de craquer avant et de se rendre dans des urgences bondées. Et puis, si on y pensait, avec la télémédecine, en une photo, hop, le traitement était livré, et même l’hiver, plus besoin de consulter : l’infirmière la vaccinait contre la grippe ! Toujours est-il qu’après la visite de cette dame, le directeur avait acheté la nouvelle table d’activités connectée grâce à la somme versée en récompense du travail des professionnels. Les applaudissements avaient fusé de la salle de réunion quand le directeur avait annoncé la nouvelle. Amélie était toute contente d’expliquer à Charlotte qu’il les avait félicités et à quels ateliers servirait cette table.
Un 5e risque effectif
Ce soir-là, Charlotte discute avec le directeur. Elle le trouve dans ses pensées, et lui parle de ses séances avec la biographe. Comme elle lui tend les pages rédigées l’après-midi, en retour, il lui confie la lettre qu’il envoie à un collègue expatrié : « Le temps des guerres de clocher est désormais révolu : qu’il s’agisse des dispositions statutaires, réformées en 2030 afin de revaloriser équitablement les compétences et d’assouplir la gestion ; ou des cloisonnements institutionnels, gommés par des conventionnements hôpital-lieux de vie et secteurs public-privé. Ils ont été dépassés pour recentrer les activités des professionnels autour du cœur de métier : l’optimisation de la prise en charge globale des personnes. Cela a pu heurter de poussiéreux fonctionnements enkystés et, il faut l’avouer, a aussi froissé quelques ego mal placés au passage… (je te parlerai des groupes d’analyse de pratiques des directeurs !) La réponse accompagnée pour tous est maintenant déployée dans tous les secteurs de l’accompagnement et soins – AS (ex-sanitaire, social, médico-social). Les coordonnateurs de parcours (intitulé moins stigmatisant que gestionnaires de cas) apportent de la fluidité dans les parcours de vie et de soins grâce à leurs liens privilégiés avec les partenaires institutionnels et les bed managers territoriaux. Ceux-ci assurent le suivi des admissions et sorties sur des périmètres d’activités définis (les services de soins de suite et de réadaptation et les unités de psychiatrie aiguë pour n’en citer que deux). Cette fonction est souvent occupée par des professionnels en situation de reclassement : l’amélioration du service rendu s’est faite naturellement en lien avec les ressources humaines. Ces changements ont eu lieu avec l’appui d’un dialogue social constructif et, étonnamment, sans trop d’interférences médiatiques (grâce à la prépondérance de productions reposant sur du fond qualitatif et vérifié). Tout cela a été impulsé par deux orientations attendues. D’une part, la gestion des politiques publiques a évolué : l’instauration de la branche “5e risque” de la Sécurité sociale est effective, avec un impact conséquent sur des restes à charge qui étaient problématiques sous l’ancien système, tout comme la redistribution cohérente des compétences aux autorités de tarification et de contrôle (désormais unique par type d’activité !). D’autre part, la dynamique insufflée par le renouvellement du management, participatif à tous les niveaux, permet de responsabiliser chacun sur ses droits et devoirs, strictement définis et appliqués, ainsi que de favoriser des espaces d’échanges pluridisciplinaires particulièrement pertinents. En écho à tes questionnements, sache que la responsabilité de l’équilibre liberté-sécurité auquel nous sommes tous confrontés, est maintenant partagée ici. Malgré les tensions et dysfonctionnements du quotidien, il me semble plus aisé de donner du sens, d’animer l’âme de l’institution et d’encourager l’innovation. Force est de constater que je ne suis pas le seul : je fais partie du comité de présélection de nos futurs pairs, procédure réformée du fait d’une attractivité forte du métier qui multiplie le nombre de candidats. »
« Madame Durand ? » Charlotte relève la tête vers son interlocuteur. Les yeux brillants, il la remercie pour ce partage et semble impressionné par son histoire. Charlotte, à qui la missive paraît trop technique, préfère continuer la discussion en ce sens.
Plein de petites attentions
Détachant son regard de Roger et Carpette, Charlotte reprend son chemin. Un petit coucou à Caroline à travers la vitre du foyer des adolescents, puis elle entre dans la pièce où elle est accueillie avec une tasse de thé au caramel et des bâtonnets de pomme fraîche. En plus d’être rafraîchissant, cet interlude gourmand est équilibré : drôlement chouette le travail de l’équipe sur la nutrition ! Ah, elle a de la chance d’être ici ! Elle connaissait depuis longtemps la résidence : l’équipe qui intervenait dans son ancienne maison y a son bureau, et elle est déjà venue à des événements, pour voter à la dernière élection communale par exemple. Cela est le cas pour beaucoup de ses proches : Séverine, qui a préféré une petite colocation, est aussi accompagnée par Julie, en charge des démarches administratives à la résidence, et Marcel, qui se fait livrer ses repas à 5 km d’ici, a droit aux mêmes menus. L’une des choses à laquelle elle tient le plus, c’est la richesse des petites attentions du quotidien : Anémone n’oublie jamais de lui brosser les cheveux avant le repas lorsqu’elle prend son petit-déjeuner dans la salle partagée, et Yvon pense toujours à sa tisane à la myrtille du soir, avec un demi-sucre. Cela lui rappelle qu’elle compte pour les autres, ce qui fait du bien, surtout quand on doute de soi avec de fichus moments où on est comme… désorientée. Elle pose les yeux sur l’ordre du jour du groupe d’expression des référents « nouveaux arrivants ». De cela aussi, elle devra parler à la biographe mercredi prochain.
Anaïs Verdin
Carte d'identité
Nom. Anaïs Verdin
Formation. Élève directrice d’établissement sanitaire, social et médico-social (DESSMS) Promotion Philippe Croizon 2019-2020 à l’École des hautes études en santé publique (EHESP), issue du concours interne, après cinq ans d’exercice au sein de la fonction publique hospitalière.
Parcours. Responsable des ressources humaines aux Escales, établissements publics d’hébergement pour personnes âgées dépendantes du Havre (2015-2018).
Publié dans le magazine Direction[s] N° 181 - décembre 2019