Ils sont cinq à attendre, sans un mot, assis autour de deux tables, les regards perdus sur quelques biscuits secs et des gobelets à café. S’installe, tout enjouée, Christelle Trinque Chevalier, la directrice de l’association Renaissance 34. Elle est chargée d’une « action de mobilisation vers l’emploi » en faveur de ces cinq allocataires du revenu de solidarité active (RSA) du bassin de Thau. Et en cet après-midi gris d’hiver, elle les a invités à rencontrer l’une de ses anciennes bénéficiaires. « Son parcours est intéressant, et elle a bien voulu venir en témoigner », rappelle la formatrice, en guise d’introduction. À peine les présentations s’engagent-elles qu’arrive dans le petit local une femme à la trentaine coquette, et au pull bleu discrètement scintillant. Samira [1] prend place, et à son tour, se présente à ses interlocuteurs. « J’ai fait des études de gestion des entreprises jusqu’au master », commence-t-elle…
Pendant plus d’une demi-heure, l’invitée retrace son itinéraire, depuis son arrivée du Maroc, à l’âge de 25 ans, suivie d’une « mauvaise expérience » professionnelle, rapidement interrompue – avant deux grossesses, une séparation et trois ans d’arrêt de travail, notamment au RSA. « Une mauvaise impasse, évoque-t-elle. Quand on n’obtient même pas de réponse à ses CV, c’est déprimant ! » À sa gauche, Christelle Trinque Chevalier rebondit, à l’attention des participants : « C’est très rare aujourd’hui les réponses… » « J’en étais à me remettre en question tout le temps », ajoute Samira. Voilà, poursuit-elle, comment une assistante de service social lui a soufflé, un jour, de solliciter Renaissance 34.
Contrecarrer les résignations
Tout autour d’elle, les cinq écoutent religieusement. Et l’oratrice peut maintenant raconter comment l'association lui a permis de décrocher, enfin, un entretien – et comment elle l’a réussi ! Certes, plutôt qu’un poste de comptable, la jeune femme a dû se contenter d’un temps partiel, en CDD, d’agent administratif… « Rien à voir avec mon profil », reconnaît-elle. « C’était bien inférieur à vos compétences, mais l’idée était de commencer par contourner l’obstacle », éclaire la formatrice. Pourtant, dans ce nouveau métier, Samira, « paradoxalement, s’est sentie bien ». Ainsi l’employeur lui a-t-il finalement accordé un CDI… « Ce n’est pas le bonheur absolu, mais je suis hyper contente, conclut la salariée. Et je suis là pour vous dire qu’il ne faut jamais lâcher ! »
Intérieurement, Christelle Trinque Chevalier peut apprécier : pour ses usagers, ce nouveau témoignage paraîtra, sans doute, édifiant. Avec de telles rencontres, son objectif est bien de « contrecarrer les résignations et les démotivations » des bénéficiaires du RSA. « À Sète, le contexte économique est défavorable, avec de l’emploi principalement saisonnier, ou à l’hôpital, ou alors en micro-entreprise », résume la directrice dans son bureau. « Or, les Sétois ont ceci de singulier qu’ils tiennent souvent à travailler dans leur ville… » Dès lors, à force d’échecs, le découragement plane sur ces publics de « l’Ile singulière » [2]. Depuis son association fondée en 2010, Christelle Trinque Chevalier peut même observer, ces trois dernières années, « une dégradation de la santé mentale » de ces bénéficiaires du RSA, rongés par un « contexte dépressif » qui peut les rendre inemployables. « Beaucoup n’arrivent même plus à manger par manque d’argent ! » Il fallait trouver un moyen pour remotiver les troupes. D’autant que le financeur – le conseil départemental de l’Hérault – fixe pour objectif qu’au moins 40 % des personnes suivies chaque année parviennent à une forme d’insertion – que ce soit en emploi, en formation, ou en préqualification…
Des témoignages sélectionnés
L’idée a finalement fusé en réunion d’équipe au début de 2018 : « Faire témoigner ceux que nous avons déjà suivis, et qui ont pu trouver un travail ! » La directrice le reconnaît, cette initiative s’inspire des « personnes handicapées qui jouent le rôle de pair aidants auprès de leurs semblables, notamment dans les habitats inclusifs »… De même, contre les addictions, les groupes d’autosupport ont déjà prouvé leurs effets. « L’idée était de transposer la démarche dans le social. »
La traduction, à Sète, n’aura guère posé de difficultés. Quelques anciens usagers s’avèrent aussitôt volontaires pour rendre, en quelque sorte, ce qui leur a été donné. Encore doivent-ils pouvoir intervenir avant 18 heures. « Et puis tout le monde ne peut pas être aidant », prévient Christelle Trinque Chevalier : « Il faut être capable de prendre du recul, et d’exprimer, devant un groupe, quels ont été ses obstacles et comment ils ont été surmontés. » De ce fait, lorsqu’un pair aidant est finalement sélectionné, l’une des deux formatrices se charge de le recevoir au préalable, pour le mettre en confiance et préparer son récit. Le jour dit, la professionnelle doit encore animer la rencontre, en relançant le bénévole comme dans une interview. Se dévoiler ainsi « n’est pas un exercice facile pour la personne ».
Redonner confiance
Ainsi l’équipe a-t-elle pu organiser une douzaine de témoignages, d’une heure environ, face à de petits groupes d’usagers, que ce soit pour démarrer ou pour relancer leurs accompagnements. La démarche s’est avérée concluante. « Nous avons augmenté de 22 % nos sorties positives en 2018 », calcule la directrice. Autrement dit, Renaissance 34 a pu accompagner avec succès douze personnes de plus cette année… « Cela a un impact sur leurs motivations, et finalement sur les insertions réalisées ! » Christelle Trinque Chevalier a même découvert un effet inattendu de ces témoignages : « Implicitement, ils valorisent notre propre expertise : les usagers voient qu’ils peuvent nous faire confiance et suivre nos conseils ! » L’association en est désormais à dupliquer la démarche, dans d’autres activités – particulièrement pour sensibiliser aux discriminations, en faisant témoigner des victimes de racisme ou de sexisme.
Cet après-midi, tout autour de Samira, les cinq participants osent maintenant s'exprimer au sujet de leurs limites à la mobilité. « Moi j’ai déjà passé dix jours à Toulouse pour voir les agences d’intérim », se souvient Romuald. En revanche, Souraya n’a été que « traversée rapidement » par l’idée de revenir à Paris… « Et la garde des enfants ? », rebondit Christelle Trinque Chevalier, se retournant vers Samira. La jeune mère peut alors raconter comment elle a pu lever cet obstacle: en osant aller demander deux places en crèche, alors même qu’elle n’avait pas d’emploi. « Je n’ai qu’un seul conseil : persévérez, persévérez, persévérez, conclut-elle. Quand on veut, on peut, c’est véridique ! » De simples encouragements, en somme… Mais à en croire Anicée, qui sort maintenant du local, juché sur les hauteurs de Sète, voilà qui « ouvre l’horizon ».
[1] Les participants n’ont pas tous souhaité donner leur vrai prénom.
[2] Ce surnom de Sète avait été formulé par un natif de la ville, le poète Paul Valéry.
Olivier Bonnin - Photos : Anne van der Stegen pour Direction[s]
« Il faut être accompagné »
Samira, ancienne bénéficiaire de Renaissance 34
« C’est difficile de parler de soi devant un groupe. Mais j’aimerais que ces personnes profitent de mon expérience pour ne pas baisser les bras. Trouver un travail, c’est possible, même dans une région avec un fort taux de chômage. J’ai été comme eux à un moment donné, au bout du rouleau… Cela m’aurait fait du bien d’entendre ça. Et puis, il faut être accompagné par une association comme Renaissance 34. Évidemment, tout dépend des personnes. Quand j’ai rencontré Christelle Trinque Chevalier, je me suis dit qu’avec elle, j’allais enfin y arriver. Auparavant, je pensais que je n’aurais jamais de CDI, et que je n’avais pas d’expérience… Elle me répondait qu’elle ne s’inquiétait pas pour moi. Rien que de l’entendre, de la part d’une professionnelle de l’insertion, cela résonne ! Maintenant, j’espère que dans deux ans, je pourrai trouver un poste en gestion de paie. La comptabilité, c’est ce que je sais faire. »
En chiffres
- 150 personnessuivies par an, en moyenne.
- 3 salariés : 1 directrice, 1 conseillère en économie sociale et familale (CESF) et 1 assistante.
- 90 000 eurosde budget pour l’ensemble de l’action de mobilisation vers l’emploi, financée par le département.
- 170 000 euros de budget, au total, pour les trois pôles de l’association : emploi, logement et inclusion.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 173 - mars 2019