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14e Trophée - Mention Adaptation aux besoins des usagers
Un restaurant alimente l’inclusion sur le territoire

05/06/2019

Lahage (Haute Garonne). En avril 2018, l’Association Les jeunes handicapés (AJH) a repris la gestion d’un restaurant, par le biais d’une société par actions simplifiée unipersonnelle (Sasu). Le but ? Créer de l’emploi en milieu ordinaire pour les travailleurs de l’atelier restauration de l’Esat dans une visée inclusive.

Devant le lac de Peyssies, campagne sud de Toulouse, bientôt midi : tandis qu’un pêcheur attend paisiblement qu’une carpe morde à l’hameçon, c’est bientôt le coup de feu au Restô des Lacs juste à côté. Sur les tables dressées dans la matinée, les corbeilles de pain et les carafes d’eau sont déposées, les plats de crudités disposés dans la zone réservée au buffet. Tout est fin prêt pour l’accueil des premiers clients, un service de 60 couverts en moyenne, suffisamment rapide pour les actifs les plus pressés. La vie classique d’un restaurant, en somme, que rien ici ne semble distinguer d’un autre : sur la devanture, pas de logo spécifique, à l’intérieur non plus, ni sur les murs, ni sur les tenues des serveuses. 

Une occasion à saisir

Se fondre dans le décor, voilà justement l’objectif de l’Association Les jeunes handicapés (AJH) lorsqu’elle reprend en avril 2018 la gérance du restaurant, bien connu des habitants du coin. Car l’AJH cherche depuis longtemps, pour les travailleurs de l’atelier restauration de son établissement et service d'aide par le travail (Esat), des opportunités de prestations de service en autonomie chez des clients partenaires. Mais celles-ci se comptent sur les doigts d’une main. Pourtant, avec deux selfs, un restaurant d’application et une équipe de service en salle, les salariés de l’atelier créé en janvier 2014 ont acquis une solide expérience. « Nous nous sommes appuyés sur leur volonté et leur projet, qui était de progresser en restauration sur des métiers de service en salle et de commis de cuisine », explique Florence Pena, monitrice principale d’atelier.

Prise de commande, service à l’assiette, encaissement, travail sur la confiance en soi, la relation à l’autre, l’hygiène et le « prendre soin », autonomie en cuisine : l’envie de sortir des murs de l’Esat pour continuer à monter en compétences dans le milieu ordinaire était forte. Lorsque Florence Pena apprend que la propriétaire du Restô des Lacs, bistrot à taille humaine et situé dans un endroit apaisant, souhaite passer la main, elle s’adresse à Didier Gaillard, directeur du dispositif Travail et Insertion sociale et professionnelle de l’AJH. « Elle m'a dit : "Chiche ? Car nous sommes prêts". Et le projet s’est enchaîné tout de suite sans être pensé comme cela au départ », raconte-t-il.

La première idée consiste à reprendre l’établissement et à le transformer en restaurant d’application. Mais la licence IV impose d’avoir un permis d’exploitation et de porter une responsabilité pénale. « Quand on s’appelle l’AJH, inscrire en première ligne de ses statuts "débitant de boissons alcoolisées", cela ne fait pas très sérieux », pointe Didier Gaillard. Deuxième difficulté, la reprise du restaurant au titre de l’Esat aurait rendu fiscalisable l’ensemble de l’association, avec une amputation de 30 % de ses excédents. Or, aujourd’hui elle peut les reverser sous forme d’investissement dans l’immobilier ou la qualité de vie au travail des personnes accompagnées (mise en place d’une mutuelle et d’un intéressement des travailleurs aux résultats de l’Esat, investissement dans du matériel diminuant la pénibilité).

Savoir s’entourer

Sur le conseil de son avocat, l’AJH crée donc une société par actions simplifiée unipersonnelle (Sasu), baptisée le SAS du Volvestre, présidée par Didier Gaillard et dont l’association est l’unique actionnaire. L’aventure peut commencer. Encore faut-il s’appuyer sur des professionnels du métier. Le directeur contacte deux chefs cuisiniers qui ont déjà travaillé à l’Esat, l’un comme moniteur d’atelier, l’autre à l’atelier restauration. « Ce projet était pour moi la continuité de ce qu’on avait pu faire ensemble et arrivait à un moment où je souhaitais me réorienter », se souvient Raphaël Randrianasolo, chef et gérant de la société R’Cook.

Pour le service en salle, le SAS du Volvestre emploie Noëlie Breil, qui vient de décrocher un bac technologique et cherche du travail, et Sandrine Gilama, l’ancienne serveuse du Restô. « Au début, cela m’a fait un peu peur. Et puis je me suis dit qu’il fallait tenter », confie-t-elle. Sa présence a permis de faciliter la période d’immersion et de « tuilage » des serveuses employées par l’Esat, qui tournent à deux chaque jour, tous les midis du lundi au dimanche, et le samedi soir. « Je les ai accompagnées chacune pour leur apprendre à prendre les commandes et les mettre en confiance avec les clients, relate Sandrine Gilama. Je me souviens de Clémence qui se recroquevillait sur elle-même et avait beaucoup de mal à aller vers eux. Au bout de 15 jours, je pensais qu’elle n’allait jamais y arriver. Et soudain je la vois y aller, elle me regarde, je lui fais un clin d’œil, elle prend la commande. C’était parti ! » Clémence Limouzy, qui aujourd’hui a des clients « attitrés » confirme : « Au début j’étais très très timide, j’y suis allée petit à petit ».

De nouvelles compétences

À la différence de l’atelier restauration, il faut ici être en lien direct avec la cuisine, apprendre à se parler, ne pas mélanger les commandes, gérer des moments tendus. Autant de compétences nouvelles acquises ces derniers mois. « J’aime le contact avec les clients, discuter avec des gens super sympas, je n’ai jamais eu de problèmes. Parfois, on se dispute entre nous, c’est normal, mais jamais devant les clients », raconte Virginie Garrigue, dont le but était de travailler dans un « vrai » restaurant.

En cuisine, Patrick Alain a préparé aujourd’hui le buffet d’entrée, des brochettes de canard, du riz pilaf aux petits légumes et lardons, et en dessert des îles flottantes. Avant que des troubles psychiques ne modifient ses projets, il préparait un BEP de cuisinier. Au Restô, il retrouve toutes ses habiletés. « J’avais vraiment envie de retourner dans le milieu dit ordinaire. C’est un plaisir de travailler ici, une récompense de notre travail » retrace-t-il. Jean-Michel Depetris, chef en cuisine ce jour-là, l’avait accompagné à l’Esat. « À l’atelier restauration, il fallait juste s'occuper de la mise en température des plats, décrit-il. Là, il y a tout un travail de préparation et de cuisson, pour des clients très différents : des artisans, des personnes âgées. Pendant le coup de feu, je suis là pour les rassurer. Patrick, que je connais bien, a atteint un niveau élevé. Par exemple, il sait préparer de nombreuses pâtisseries tout seul. Il est capable de travailler dans un autre restaurant. C'est mon but ».

Jamais d’échecs

Une réunion mensuelle avec toute l’équipe permet de débriefer sur le fonctionnement du restaurant, lever les tensions et les non-dits. « Chacun peut exprimer ce qu’il ressent et en cas de conflits, cela permet de repositionner tout le monde et d'apaiser », décrit Noëlie Breil. Les allers-retours avec l’atelier restauration restent possibles en cas de besoin. « Il n’y a jamais d’échecs car il n’y a pas d’objectifs de résultats, nous individualisons les projets », souligne Florence Pena. Ainsi, une des travailleuses qui avait tenté l’expérience pour le service en salle a finalement souhaité retrouver un poste en prestation en autonomie sur l’hygiène des locaux. « Quand certains traversent des périodes compliquées, ils peuvent par exemple travailler deux jours au restaurant et trois à l’atelier. D’autres ont essayé de travailler le dimanche en cuisine, mais la mobilisation psychique était trop importante » poursuit-elle.

Des clients satisfaits

Le restaurant permet également à l’AJH de résoudre en partie la difficulté de trouver des terrains de stage pour ses salariés, qui depuis le mois d’avril viennent y passer un jour ou une semaine. Ce qui permet de les évaluer, d’affiner leur projet ou de le réadapter. Une jeune fille va ainsi intervenir tous les vendredis pendant trois mois, puis viendra travailler deux jours par semaine.

S’il a fallu affronter certaines résistances au départ, liées aux représentations du handicap, elles semblent aujourd’hui dépassées. « C’est impeccable, avant on avait tendance à trop manger ici, maintenant c’est plus équilibré », notent deux clients retraités. Un autre habitué, qui vient tous les jours, a pu constater les progrès des serveuses. « Ici, c’est ma cantine, et le handicap je ne le vois pas », précise-t-il.

Si le pari semble gagné côté clientèle, l’enjeu de l’employabilité des travailleurs en milieu ordinaire reste entier. « Ce qui est difficile pour nous, c’est qu’à la fois on ne veut pas afficher le handicap, mais on souhaite aussi pouvoir dire aux restaurateurs en panne d’employés qu’ils peuvent recruter les nôtres en prestation, poursuit Didier Gaillard. Mon objectif est qu’ils se fassent débaucher. Ce serait apporter ma pierre à l’édifice de l’insertion et de l’inclusion, mon petit graal personnel ». 

Pour l’heure c’est la fin du service, la pression redescend et l’équipe déjeune à son tour, ensemble, avant de ranger et nettoyer en prévision du lendemain. Pendant ce temps, imperturbable malgré le ballet des derniers clients qui repartent en voiture, le pêcheur a gardé les yeux rivés sur le lac.

« Oser le risque pour créer des opportunités »

Denis Turrel, directeur général de l’Association des jeunes handicapés (AJH)

« Si nous gérons les établissements sans prise de risque et sans créer d’opportunités sur le territoire, l’inclusion sera impossible. Là, sans mettre en avant le handicap et la dimension émotionnelle de la solidarité, les clients font eux-mêmes la promotion du restaurant, le pari est gagné. Notre deuxième pari concerne les métiers qui représentent un gisement d’emplois, mais pour lesquels le recrutement est difficile. Partant des aptitudes et de l’envie d’apprendre des travailleurs d’Esat, dans le cadre de l’appel à projet 100 % Inclusion lancé par le ministère du Travail, nous allons créer une coopérative d’activité et d’emplois avec trois opérateurs du territoire : une entreprise adaptée, une structure spécialisée dans la transition écologique et une entreprise d’insertion de maraîchage bio. Nous recruterons les personnes en CDI avec une rémunération minimale équivalente à la Garantie jeunes, et la coopérative, prestataire pour des entreprises ou avec ses propres marchés, leur proposera de l’emploi. Notre ambition est d’embaucher 300 personnes en trois ans. »

En chiffres

AJH :

  • 603 personnes accompagnés, 450 salariés.
  • 11 établissements et services au sein de l’AJH, dont 2 Ehpad, 1 MAS, 1 FAM, 1 Esat, des foyers de vie et d’hébergement et 1 SAVS.
  • 202 travailleurs d’Esat, dont 13 à l’atelier restauration.

Restô des lacs :

  • 90 000 euros : budget d’investissement pour le restaurant.
  • Au restaurant : 2 employées SAS, 2 prestataires, et 4 travailleurs d’Esat chaque jour.

Contact :

Esat : 06 98 76 13 98

Restô des lacs : 05 61 87 86 66

Laetitia Delhon - Photos : Christian Bellavia

Publié dans le magazine Direction[s] N° 176 - juin 2019

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