« Bonjour, bienvenue à la Table éphémère de l’Extra. Avez-vous réservé ? » Il est 12 h 15 en ce mercredi de novembre ensoleillé lorsque Yannick Méresse, casquette vissée sur la tête, accueille tout sourire ses premiers clients. Arrivé à 10 h 30, ce jeune quadragénaire n’a pas eu une minute à lui. Il a dressé les tables, fait quelques allers-retours en cuisine et effectué une minutieuse inspection de la salle du restaurant pour s’assurer qu’il ne manquait rien, avant de réviser, en compagnie de Gonzague Peugnet, le directeur de l’établissement, le menu imaginé par le chef Philippe ainsi que la carte des vins. Seul moment de pause, le déjeuner partagé par toute l’équipe avant que le ballet des commandes et des assiettes ne commence.
Un accompagnement individualisé
Atteint du syndrome de Prader-Willi, Yannick Méresse travaille ici depuis septembre dernier, après avoir suivi une formation « Métiers de la restauration » au groupement d'établissements Greta de la Marne. « Pour lui comme pour les neuf autres salariés en situation de handicap, c’est une période de rodage car L’Extra s’installera début 2023 dans un local actuellement en rénovation du quartier du Boulingrin, au cœur de Reims », explique Gonzague Peugnet, directeur de la société coopérative d'intérêt collectif (SCIC) La Table éphémère qui a le statut d’entreprise adaptée. À 15 heures, après un dernier coup de serpillière dans la salle, Yannick Méresse regagne son appartement situé à une quinzaine de minutes de là, rejoint par sa mère Marie-Françoise. Ils y retrouvent Maëlle Gérard, conseillère en économie sociale et familiale (CESF) au service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) de l'Association d'aide aux infirmes moteurs cérébraux (AIMC) du Nord et de l’Est. Accompagnant Yannick dans les différents aspects de sa vie quotidienne, elle l’aide aussi depuis un an et demi à enrichir son Carnet de parcours de vie. Ce jour-là, installés devant l’ordinateur, ils s’apprêtent à compléter ensemble la rubrique « Mes souvenirs » afin de relater son été 2022, et en particulier le Tour de France à vélo destiné à récolter des fonds au profit de l’association Prader-Willi France, que Yannick a suivi au jour le jour durant plus de deux mois.
Un outil simple d’accès et d’utilisation
C’est à l’initiative du Groupement national de coopération Handicaps rares (GNCHR) qu’a été développé Mon Carnet de parcours de vie (MCPV), un outil numérique utilisable avec un logiciel de communication alternative augmentée. En 2015, l’équipe commence à se pencher sur les différents logiciels existants afin d’identifier celui qui permettrait de proposer aux personnes en situation de handicap rare un outil simple d’usage. Objectifs ? « Conserver à un même endroit leur histoire et leur vécu, mieux les connaître et mieux les comprendre, faciliter leur communication avec leur environnement sur des éléments personnels, mais aussi susciter des moments de plaisir, d’échanges avec leur famille et les professionnels les accompagnant, explique Dominique Spriet, administratrice du GNCHR. Le tout dans le but de leur permettre d’être acteurs de leur vie et de favoriser leur autodétermination en facilitant leur participation aux décisions qui les concernent au premier chef. » Rokhaya Thiam-Diagne, coordinatrice du projet MCPV au sein du groupement, précise : « Il fallait aussi qu’il soit accessible à des utilisateurs aux handicaps très divers. Ce qui impliquait par exemple la possibilité de changements de contrastes pour les déficients visuels ou de la synthèse vocale instantanée. »
« Pouvoir dire ce que j'aime »
Dans la foulée, un groupe de travail composé de représentants des familles et de professionnels a été constitué afin de valider le choix du logiciel retenu – en l’occurence Clicker – et de définir l’arborescence, organisée autour de sept rubriques : « Qui suis-je », « Mon entourage », « Ma vie quotidienne », « Mes centres d’intérêts », « Mes activités d’aujourd’hui », « Je partage avec les professionnels », « Mes souvenirs ». Ensuite, à chaque utilisateur de créer les sous-rubriques de son choix et de les compléter avec l’aide d’un parent ou d’un professionnel, grâce à du texte, des photos, des vidéos et des enregistrements sonores faisant référence à son parcours, son passé, ses goûts personnels, ses difficultés, sa façon de communiquer… Bref, sa vie.
Le plus important pour Yannick Méresse ? « Pouvoir dire ce que j’aime et ce que je n’aime pas », répond-il sans hésiter. Au fil des rubriques de son carnet, on découvre sa famille, son appartement, ses activités au service d’activités de jour (SAJ), le film de ses 40 ans, son goût pour le football, le chant, sans oublier les blagues et les vidéos humoristiques qu’il affectionne tout particulièrement. Il y a également inséré des liens hypertextes vers le site de l’Extra ou encore vers la chaîne Youtube « Chefs extraordinaires » où on peut le voir réaliser une recette de tartare de betteraves rouges au chèvre. Pour sa mère, le carnet de vie présente de nombreux atouts : « C’est un outil dans lequel centraliser tous les documents administratifs le concernant, qu’il s’agisse de sa scolarité, de ses activités professionnelles, de la caisse d'allocations familiales, de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) ou de la mutuelle. Au-delà, c’est important de pouvoir rassembler tous les moments importants de sa vie, toutes les choses auquel il tient, d’abord pour lui, mais aussi pour les nouveaux professionnels intervenant chez lui. » « C’est une aide précieuse pour les collègues qui me relaient durant mes congés », confirme Maëlle Gérard. Lancée en janvier 2021, l’expérimentation du MCPV concerne aujourd’hui 24 familles. Chacune d’entre elles s’est vu remettre un ordinateur doté du logiciel Clicker, suffisamment puissant pour accueillir banques de pictogrammes, photos, vidéos et fichiers sonores sans rencontrer de problèmes de stockage. « La machine appartient à la personne en situation de handicap, pas à son entourage », souligne Gwénaëlle Sébilo, secrétaire générale du GNCHR.
Une prise de conscience des capacités
Afin de faciliter la prise en main et l’appropriation de l'outil, tous les utilisateurs ont été accompagnés par des « référents soutiens », professionnels ou représentants d’association. « Il y a un aspect technique dans cette mission puisque les utilisateurs et leurs familles n’avaient pas tous le même niveau de compétences en informatique. Mais notre fonction consiste surtout à écouter leurs souhaits, à transmettre la philosophie du carnet, à présenter toutes ses potentialités et à les aider à concevoir leur propre arborescence », indique Véronique Le Ral, orthophoniste au Centre national de ressources handicaps rares Robert Laplane et référente soutien auprès de Yannick Méresse et de ses proches, en binôme avec sa collègue Claire-Marie Agnus. Pour cette dernière, le carnet a eu des effets bénéfiques divers. « Je pense par exemple à cet adulte avec autisme souffrant de troubles de l’initiative qui rencontrait des difficultés à remplir son carnet. Invité à tester une commande oculaire destiné à une autre utilisatrice, il s’en est emparé pour prendre la main sur son carnet. Pour certains utilisateurs, il a permis de changer le regard de l’entourage familial éloigné en mettant en lumière des compétences, des connaissances ou des centres d’intérêts qu’ils n’avaient jusque-là pas identifiés, analyse l'orthophoniste. Pour d’autres, il constitue un soutien qui leur permet de sortir l’anecdote en les aidant à organiser leur pensée, à mieux structurer leurs échanges avec les autres et donc à prendre conscience de leur capacité à s’exprimer directement, sans médiation. »
Associer les professionnels
Si la période d’expérimentation a été centrée sur l’appropriation du carnet par les utilisateurs et leurs familles, au GNCHR, on souhaite désormais le voir davantage aux mains des professionnels de l’accompagnement. « Il est encore peu utilisé, notamment par manque de temps, alors qu’il pourrait améliorer leur compréhension des usagers et faciliter la communication avec eux. Pour les plus jeunes, en particulier ceux qui vont à l’école, il peut faciliter l’intégration à la classe et simplifier les échanges avec les enseignants », assure Dominique Spriet qui regrette les moyens insuffisants accordés au développement et au déploiement d’outils de communication alternative augmentée, pourtant nécessaires pour renforcer la capacité d’autodétermination. Aujourd’hui expérimenté auprès d’un public très ciblé, rien n’interdit d’envisager qu’à terme, le recours au Carnet de parcours de vie se diffuse à plus grande échelle, dans d’autres champs du handicap, mais aussi du grand âge.
Jean-Marc Engelhard - Photos : Bruno Coutier
Le jury a aimé
Une innovation facilement transférable à d’autres handicap et secteur (grand âge), pour permettre à la personne d’exprimer ses envies, ses souvenirs, éviter la perte d’informations dans le temps, faciliter la communication d’égal à égal et la continuité du parcours.
En chiffres
• 24 personnes handicapées concernées
• 78 275 euros : coût global du projet depuis 2020 (dont 53 026 euros en frais d’accompagnement en gestion de projet, coaching et recherche-action d'octobre 2020 à septembre 2021).
• Le coût par famille varie de 1100 à 1250 euros : achat du matériel informatique (ordinateur portable détachable seconde main, clé USB, souris sans fil, étui de transport, coque anti-chute et verre trempé), licence Clicker et l’installation par le service informatique du GNCHR.
« Grâce au Carnet le regard des autres a changé »
Odile Sittler, mère de Valentine, 14 ans, utilisatrice du Carnet de parcours de vie
« Lorsqu’il nous a été proposé de participer à l’expérimentation du Carnet, nous avons accepté tout de suite, y voyant une opportunité pour faciliter la communication de Valentine qui ne s’exprime pas par la parole mais par des mots, des signes et des images. Aujourd’hui, elle initie elle-même le recours à son carnet, elle est notamment très attentive à ce que son emploi du temps soit toujours à jour. Notre objectif est d’ailleurs qu’à terme, elle n’ait plus besoin de passer par moi pour l’enrichir. Le carnet lui permet de communiquer plus facilement avec son environnement, notamment grâce à l’outil de communication intégré qui propose des phrases préformées ou pré-enregistrées, et de partager ses centres d’intérêts. Par exemple, lorsqu’elle a présenté son carnet à d’autres enfants, notamment toutes les choses qu’elle fait, leur regard sur Valentine a changé et elle a été mieux intégrée au groupe. »
« Redonner de la visibilité à leur identité »
Karine Martel, maître de conférences en psychologie du développement à l’Institut national supérieur formation et recherche - handicap et enseignements adaptés (INSHEA)
« L’évaluation que j’ai réalisée auprès des deux premières cohortes d’utilisateurs du carnet de parcours de vie a mis en lumière l’intérêt de cet outil numérique. Elle illustre le fait que des personnes aux profils très divers, avec des âges, des besoins, des difficultés en matière d’autonomie et de communication, peuvent se l’approprier et trouvent des bénéfices à l’utiliser. Il contribue à repositionner les personnes en situation de handicap rare dans leur environnement familial et social en donnant de la visibilité à leur identité, et donc renforce leur autonomie et leur capacité d’autodétermination. De manière générale, les retours étaient très enthousiastes de la part des familles. Elles étaient d’ailleurs nombreuses, à l’issue de la phase d’expérimentation, à assurer qu’elles allaient continuer à faire vivre ce carnet dans le temps ».
Contact
GCNHR : 01 40 19 14 73
L'Extra : 07 66 08 24 92
Publié dans le magazine Direction[s] N° 214 - décembre 2022