Et voici septembre. Nouvelle année scolaire pour nos enfants et début d’une nouvelle aventure pour moi.
Après 25 ans passés sous les drapeaux, sur bon nombre de mers et océans, à terre, en école ou dans des centres opérationnels, je viens de conclure deux années universitaires en master Direction des structures médico-sociales et des services à la personne.
Étrange, me disent certains. Un marin dans le médico-social ? Que vient-il faire loin de ses bateaux dans nos établissements, à s’occuper de « nos vieux » et des enfants handicapés ?
Possible… C’est entendable. Mais regardons de plus près. Est-ce un vrai changement de cap ?
Le sens du service
Sous l’uniforme, nous avons, avec beaucoup d’évidence, les valeurs de dévouement et de disponibilité. Elles sont, parmi bien d’autres, les plus visibles. Elle marque une femme ou un homme durant tout son mandat de militaire.
Lorsque j’ai quitté définitivement le bord, je recherchais une nouvelle orientation professionnelle où je pourrais retrouver ces valeurs qui m’ont animé. J’aspirais à une nouvelle profession qui ferait écho à ce sens de l’engagement qui m’a porté.
La crise de la Covid et les premiers confinements ont accéléré mes choix. La détresse entendue et relayée par les professionnels accompagnant les résidents d’Ehpad, les usagers désorientés et les salariés eux-mêmes m’a touché. Il ne faut pas se méprendre : je ne cherche pas à m’inscrire en sauveur ni à partir en croisade, mais elle m’a éclairé sur un métier à forte valeur humaine ajoutée dans lequel je recouvre toutes les qualités passées.
Pour un équipage pluridisciplinaire
Ma transition professionnelle peut ne pas sembler naturelle au premier abord. Au cours de mes différentes enquêtes terrain et mes stages universitaires en établissement, je n’ai pas été perdu : les similitudes sont nombreuses. Il y a la même hiérarchisation des responsabilités au sein des équipes pluridisciplinaires, cette pyramide de commandement en somme, avec les répartitions des tâches et des domaines réservés. En mer ou en institut médico-éducatif (IME), nous retrouvons l’humain, l’accompagnement, l’écoute et le soutien de l’autre. Que cela s’appelle navire, bureau des opérations, centre d’instruction, Ehpad, service d’éducation spécialisée et de soins à domicile (Sessad), établissement et service d’aide par le travail (Esat), je reconnais cette fonction de tuteur, d’accompagnateur où l’on aide les autres à s’épanouir. Et plus largement cette fameuse notion de service vue supra. Derrière les barbarismes des uns hier et ceux d’aujourd’hui en établissements médico-sociaux, il y a des femmes et des hommes qui travaillent ensemble pour porter la même cause, sous la même bannière. En équipage.
De l’humain…
Je parlais voici encore peu de commandement. Un service, un département, un navire de guerre ou une base, la structuration hiérarchique repose sur le précepte de commander. L’autorité hiérarchique est détenue par un officier, désigné et nommé ; il exerce son autorité en dictant sa propre conduite. Et si ce formalisme peut inquiéter mes futurs collaborateurs, il se retrouve aussi en institution par un contrat de travail, une fiche de poste ou même par la couleur de sa blouse. Il est vrai qu’il est plus lisse de parler de manager. Pourtant, le fonctionnement à bord d’un bateau est très proche d’un Ehpad. Nous pouvons discuter de la finalité de sa fonction, c’est entendu, mais ce qui l’anime, l’équipage et le sens que nous mettons au quotidien pour l’accompagner sont semblables en bien des points. Car commander, c’est être participatif, consultatif, persuasif et évidemment directif (ce qui d’ailleurs trouble le salarié néophyte du monde maritime). Ces quatre facettes font bien sûr les qualités d’un manager.
Et pour obtenir l’adhésion de tous, le chef est devant pour guider ses marins, derrière pour les rassurer et à leurs côtés pour conduire leur mission. Le commandant est avec son équipage, comme le directeur d’un établissement spécialisé l’est avec ses collaborateurs.
… Vers l’humain
Un marin à la barre : pour aller vers quels horizons ? Certes, je ne pense pas révolutionner le secteur mais plutôt apporter un regard neuf, vierge, mais expérimenté.
Pour les professionnels dans un premier temps. Les dernières tempêtes ont été douloureuses et meurtrières. Il faut réussir à reprendre foi sur ce que l’on fait. Retrouver le sens de notre métier. J’espère pouvoir reformer le groupe sans sacrifier l’individu. Il faut toutefois rester vigilant à ce que vouloir se préserver ne devienne pas un travers égoïste qui lésera l’équipe et blessera l’usager.
Sans pour autant se laisser séduire par le chant des sirènes, il faut replacer l’écoute dans les services. Lors de mes entretiens en institution ou dans les rapports de l’Espace éthique d'Île-de-France [1], nombreux sont les professionnels qui se sont retrouvés démunis face aux décès des résidents provoqués par l’épidémie et qui plus est, seuls, sans écoute pour supporter ces drames. Il ne semble y avoir rien d’innovant cependant, l’histoire montre que nous nous sommes éloignés les uns des autres. Il faut donc ressouder le groupe et retrouver cette unité d’équipage qui fait la richesse de notre métier dans le secteur du médico-social.
Il en va de même pour les usagers. Bouleversés par la crise et touchés par les nombreuses transformations institutionnelles, il faut remettre l’écoute à leur service. Nous devons agir ensemble, avec et pour eux, et non plus à la place d’eux. Bien sûr, nous manquions de repères en mars 2020, mais les écarts de conduite pourtant dits provisoires perdurent avec le risque de devenir pérennes. Vouloir reprendre le pouvoir décisionnel sur les recommandations et les réglementations s’annonce être un véritable défi de commandement. Pardon, managérial. Il faut reconsidérer la force du droit souple qui permet à chaque direction de pouvoir orienter son établissement selon ces recommandations et les obligations dans le meilleur intérêt de ses personnes accompagnées. À nos postes de responsabilité, décider est un acte de bravoure et solitaire. Mais c’est bien nous qui saurons trouver le meilleur équilibre entre ce qui doit et ce qui est.
Pour se faire, il semble nécessaire de profiter de la récente refondation du conseil de vie sociale (CVS) [2] qui, entre nous soit dit, met en gras ce qui doit normalement déjà se faire : revaloriser la place de l’usager. Il n’est pas qu’un devoir institutionnel : il faut encourager et rappeler l’intérêt d’une telle instance. Ce n’est pas la direction qui en a la présidence, mais bien un(e) élu(e) choisi(e) parmi et par ses pairs. Ce premier pas collectif permettra de donner des réponses individuelles dans un groupe cohésif. Il faut rendre la valeur à leur identité que nous avons été contraints d’écarter et dont nous peinons à leur restituer.
Une réponse plus personnalisée
Pour nos aînés, cela se traduirait par une meilleure individualisation de leur chambre, l’accueil de leur animal domestique ou même la fin de l’anonymisation en les valorisant par des portraits à leur arrivée comme à leur sortie, en particulier pour le « grand départ ».
Par cette démarche, il faudra poursuivre la transformation entamée depuis ces deux dernières années, en reprenant les desiderata des usagers pour offrir une réponse beaucoup plus personnalisée. Elle ne pourrait se faire seule : la montée en puissance du service civique et son ouverture vers le milieu médico-social rapprocheraient les générations pour que l’âgisme disparaisse. Puisqu’enfin nous cherchons à leur restituer leurs existences, nous pourrions repenser nos lieux de vie en favorisant l’accueil des proches par des salons plus intimistes, en facilitant les échanges avec des associations comme les anciens combattants. L’hébergement pour personnes dépendantes subsistera encore, il faut reconsidérer ce qui existe pour qu’il demeure un lieu de vie et pas que de soins.
Une seconde ambition est la désinstitutionnalisation dans le champ du handicap qui commence à faire sa mue. Pourtant, il ne faut pas stigmatiser les institutions : nous avons besoin de l’école pour l’Éducation et les IME pour leurs expertises de personnalisation. Pour que nous puissions ouvrir une véritable existence individuelle tournée vers une société inclusive, du jeune vers l’élève et de l’élève vers l’adulte, il semblerait qu’il faille plutôt rechercher des passerelles entre les mondes, ces milieux dits protégés et ouverts. Tout ne peut être blanc ou noir : en écoutant leurs craintes, leurs défis, leurs échecs et surtout leurs succès, ces jeunes en situation de handicap doivent pouvoir aller selon leur gré d’un milieu à l’autre pour s’épanouir. Finalement, l’innovation ne serait-elle pas un décloisonnement des milieux vers une reconnaissance de l’individu ?
En somme, ne faudrait-il pas changer de paradigme ? Plutôt que de parler de société inclusive, parlons d’inclusivité sociale. Bien plus qu’un simple changement de syntaxe, l’action d’inclure devient première, accentuant l’effort d’accueillir la personne. Ce qui revient à ouvrir l’autodétermination en dehors des murs de l’IME pour y trouver ce qu’Éric Dugas appelle la perspective d’une accessibilité universelle [3].
Mais finalement, je n’ai pas changé de cap
Toutes ces perspectives semblent au premier abord bien différentes de celles qui peuvent porter un marin vers le large. Mais en y regardant bien, nous retrouvons les mêmes constantes, les mêmes « amers » : l’humain, l’entraide et l’écoute.
Alors, c’est vrai, je quitte l’uniforme mais je conserve ce leitmotiv qui sera l’essence même de mon prochain lendemain de directeur d’établissement : le sens du service.
[1] « Pendant la pandémie et après. Quelle éthique dans les établissements accueillant des citoyens âgés ? », Fabrice Gzil, document repère de l’Espace éthique de l’Île-de-France, février 2021
[2] Décret n° 2022-688 du 25 avril 2022
[3] « Débat : pourquoi passer de l’inclusion à l’inclusivité », Éric Dugas, The Conversation, 26 janvier 2022
Manuel Renaux
Carte d'identité
Nom : Manuel Renaux
Parcours : Officier de marine.
Formation : Master 2 « direction des structures médico-sociales et des services à la personne » en formation continue, Université de Bretagne Ouest.
Situation actuelle : en recherche de nouvelles opportunités de collaboration.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 215 - janvier 2023