La maison est coquette. Portail et escalier de pierre, fleurs dans le jardin et grandes fenêtres qui laissent entrer le soleil. Nous sommes à Rouen, à l’accueil de jour du service de transition éducative personnalisée (Step), géré par l’Institut départemental de l’enfance, de la famille et du handicap pour l’insertion (Idefhi). Au rez-de-chaussée, une grande table invite au partage de repas dans la bonne humeur. C’est là que nous retrouvons Jade [1], cheveux longs bouclés et visage poupin, qui participe aujourd’hui à son premier atelier cuisine « repas à cinq euros ». Cette activité vise « les jeunes avec peu de ressources », explique Mohamed Bendelladj, éducateur spécialisé, à l’initiative de ce projet. Au menu du jour : lentilles à l’orientale.
À 17 ans, Jade a déjà un long parcours en protection de l’enfance derrière elle. « Quatre familles d’accueil quand j’étais petite, puis deux foyers, énumère-t-elle. Mais je n’y suis pas restée. La vie collective, avec des personnes que je ne connais pas, qui ne sont pas ma famille, je n’ai pas supportée ». La jeune fille a quitté le dernier établissement où elle était placée il y a neuf mois. Depuis, elle vit « probablement dans un squat, avec son petit ami. On ne sait pas trop », expliquent les éducateurs spécialisés. Ils ne cherchent pas à en savoir davantage. Ce n’est pas ce qui importe dans ce nouveau dispositif Step, que Jade a intégré trois mois auparavant. « L’essentiel c’est le lien, les échanges. L’accroche », pointe Saïd Ahrrouq, un autre éducateur spécialisé.
Step a été créé pour les adolescents qui, après avoir connu plusieurs mesures de placement, les refusent désormais en bloc alors qu’ils font l’objet d’une ordonnance de placement judiciaire. Ce sont soit des adolescents cloîtrés chez eux et présentant des troubles dépressifs et des angoisses. Soit des jeunes en fugue, en errance, qui vivent un temps chez une connaissance, puis chez une autre, dans un squat ou même dans la rue. Ces ados sont bien souvent sujets aux addictions, aux conduites prostitutionnelles et dans tous les cas exposés à la violence.
« Sans rien attendre en retour »
En 2021, la protection de l’enfance de Seine-Maritime s’alarme de la trentaine de jeunes dans cette situation sur son territoire, face auxquels tous les acteurs sont démunis. « Nous n'arrivions pas à capter ce public et à le protéger, explique Jeanne Perrin, directrice de l’aide sociale à l'enfance (ASE) Seine-Maritime. Il fallait casser nos codes habituels pour aller vers eux différemment : ne pas leur demander de s’inscrire dans un projet, de passer un contrat, mais simplement leur signifier que des professionnels sont inquiets pour eux et disponibles, sans rien attendre en retour. » Le département monte alors un groupe de travail pour réfléchir à une solution. Il réunit ses partenaires habituels – les établissements opérateurs locaux de l’ASE –, mais aussi des juges, la pédopsychiatrie ou la prévention spécialisée. Ensemble, ils construisent le dispositif Step et élabore un cahier des charges. Puis, l’ASE lance un appel à manifestation d’intérêt (AMI). En mars 2022, deux services ouvrent en Seine-Maritime : un à Rouen porté par le service Adoseine d'Idefhi, un deuxième au Havre avec l'Association havraise d’action et de promotion sociale (Ahaps).
Établir le contact
Quand l’ASE décide de l’intégration d’un jeune dans le dispositif Step, celui-ci est généralement « en dehors des radars » depuis des mois. « Au départ, on n’a pas grand-chose sur lui : une photo, un numéro qui ne fonctionne pas toujours, celui des copains, du petit ami ou de la petite amie. C’est à nous d’aller vers lui », explique Salima Louvat, éducatrice spécialisée. Les professionnels ne lésinent pas sur les moyens : recherche sur l’appli Snapchat prisée des ados, maraudes aux lieux habituels de mendicité ou aux points de collecte alimentaire, contact avec la famille… « Parfois, on mène de véritables enquêtes ! », commente Karim Nouasri, le chef de service. Il arrive même que des éducateurs se rendent au tribunal le jour de la convocation d’un jeune, impliqué dans une affaire de vols, de violences ou de trafics, comme cela arrive fréquemment. Une fois le contact établi, les éducateurs présentent le dispositif au jeune. Ce moment est crucial. Car « quand ils arrivent, les ados n’ont plus confiance dans les adultes », pose Salima Louvat. Et ils ne veulent plus entendre parler de foyer. « On leur explique que nous ne sommes pas là pour les placer, mais répondre à leurs besoins, les aider, avancer à leur rythme », détaille Karim Nouasri. « On insiste pour qu’ils visitent la maison et voient qu’il n’y a pas de lits, qu’on ne va pas les piéger et les héberger de force », abonde Isabelle Bettencourt, éducatrice. Jade confirme : « J’ai accepté le Step parce que je n’étais pas obligée de retourner en foyer. »
« Ici, il y a toujours quelqu'un pour eux »
Le cœur du dispositif c’est la maison, dont la porte est ouverte du lundi au samedi, de 9 heures à 20 heures. Le reste du temps, une astreinte téléphonique est assurée par l’équipe. Surtout ce lieu propose un accueil inconditionnel, sans obligation ni contrainte. Les jeunes y viennent quand ils veulent pour boire un café, manger – dans la cuisine ils trouveront toujours de quoi se cuisiner un plat de pâtes –, recharger leur téléphone ou juste faire une lessive. Ils peuvent même être accompagnés de leur chien, il y aura toujours une gamelle de croquettes à disposition. « Notre maison est un point d’arrimage dans leur errance. Ici, ils sont écoutés », résume Marie Chainas, la psychologue. Ils « savent qu’il y a toujours quelqu’un », ajoute Saïd Ahrrouq. Et quand ils viennent, « on en profite pour papoter. On leur demande comment ils vont, comment ils vivent, ce dont ils ont besoin, quelle est leur situation… », déroule-t-il. L’équipe peut alors construire, autour du jeune et de ses propositions, un accompagnement sur mesure, à l’aide des nombreux partenaires du Step. Par exemple, Jade est aujourd’hui « accompagnée dans [ses] projets de papiers, [ses] rendez-vous médicaux et [son] insertion professionnelle ».
Pas d'objectif
Le Step, c’est un lieu donc. Mais surtout une méthode. « Souplesse », « adaptabilité », « réactivité », « aller vers », « en douceur », citent les parties prenantes pour décrire la philosophie de la démarche. C’est aussi un accompagnement sans objectif. « C’est eux qui décident. On fait en fonction de ce dont ils ont besoin et de ce qui est bien pour eux », explique Salima Louvat.
Cette façon de faire est inspirée des programmes de réduction des risques et de prévention spécialisée, mis en place par des ONG tels que Médecins du monde, où Anne-Sophie Marie, la directrice, a travaillé avant d’intégrer la protection de l’enfance. « L’adolescent est au cœur de sa prise en charge. On part du jeune, de ses besoins. Tout en adoptant une démarche de lâcher prise sur la question de l’hébergement à tout prix », résume-t-elle. C’est seulement quand ça vient de lui que l’équipe aborde la question du placement et l’accompagne. Dans ce cas, Step prévoit un hébergement test dit "de répit" d’une durée de 15 jours dans l’un des établissements du service Adoseine : maisons d’enfants à caractère social (Mecs), appartements en semi-autonomie et en autonomie.
« C’est un dispositif que j’aurais rêvé avoir quand j’étais éducateur spécialisé », affirme aujourd’hui le chef de service Karim Nouasri. Tous les éducateurs sont également convaincus de son utilité. Pourtant, au démarrage du projet, ils ont exprimé des craintes. Celle d’être assailli par les appels téléphoniques pour tout et tout le temps de la part de parents désemparés et démunis, notamment ceux dont l’enfant est cloîtré à la maison depuis des mois voire des années. Une autre peur portait sur les astreintes de nuit et du dimanche, sachant que Step se caractérise par l’aller vers et la mobilité de l'équipe. « On s’est demandé jusqu’où nous devrions aller, rembobine Salima Louvat. Nous ne voulions pas devoir aller chercher un gamin dans un squat au milieu de la nuit et nous mettre en danger. » Enfin, dernière crainte, la plus difficile certainement, celle de « laisser des enfants de 15 ans dans la rue, alors que notre travail c’est la protection », soupire-t-elle.
Ces appréhensions ont été entendues par la direction qui a travaillé avec l’équipe à un cadre précis d’intervention. « Nous avons posé les limites avec les jeunes et les parents, défini l’appui avec les partenaires et le droit commun. Résultat, les éducateurs font attention à eux. On privilégie l'astreinte téléphonique, les appels à la police ou aux pompiers s’il est nécessaire d’intervenir au milieu de la nuit. L’idée est aussi de remettre le jeune au cœur de ses responsabilités », décrit Anne-Sophie Marie. À ces garde-fous s’ajoute une équipe solidaire et soudée. Contrairement à d’autres dispositifs, l’accompagnement des jeunes ne fonctionne pas selon un binôme référent et coréférent : toute l’équipe est mandatée pour suivre tous les jeunes. « Nous partageons entre nous toutes les situations et la charge émotionnelle », souligne Saïd Ahrrouq. Tout en étant épaulée par la psychologue.
« On en a sorti plusieurs de la rue »
Depuis la mise en place de Step, 15 jeunes ont été accueillis. « On en a sorti plusieurs de la rue » ; « Nous avons ramené à Rouen une jeune fille enceinte, qui a accepté d’être placée dans une maison maternelle » ; « On a réussi à faire faire une balade en forêt à un jeune qui n’était pas sorti de sa chambre depuis huit mois »… énumèrent les éducateurs, qui soulignent que cette approche d’accompagnement infuse tout le service Adoseine, au bénéfice des jeunes.
Même satisfaction du côté de l’ASE et des magistrats. « Step répond aux besoins. L'équipe a des contacts et voit les jeunes régulièrement, ce qui permet d'assurer une première protection », analyse Jeanne Perrin, qui envisage l’ouverture d’un nouveau Step à Dieppe. Seuls bémols, selon plusieurs acteurs, la durée du dispositif, limitée à six mois renouvelables une fois, pour un public mineur puisque le cadre est le placement judiciaire. « À 18 ans + 1 jour, Step, c’est fini. Ce qui est dommage quand on enclenche quelque chose qui n’a pas encore abouti », déplore Saïd Ahrrouq. Il n’empêche que ces résultats prometteurs et le fort besoin de solutions nouvelles à expérimenter sur le sujet de la prostitution des mineurs notamment, encouragent l’équipe à modéliser le dispositif dans le but de le mettre à disposition des professionnels sur toute la France. L’équipe lance aussi un projet de recherche-action avec ses homologues du Havre.
En attendant, de la cuisine s’échappent d’appétissantes odeurs d’ail et d’huile d’olive. Jade prépare son plat en appliquant à la lettre les consignes de l’éducateur, passionné comme la jeune fille de cuisine. L’après-midi, elle échangera, en entretien individuel, avec la psychologue pour la première fois depuis son intégration dans le dispositif il y a trois mois. Comme pour sa recette de cuisine, Jade, y va… step by step.
[1] Un prénom d’emprunt.
Alexandra Luthereau - Photos : William Parra
En chiffres
- 20 places en Step : 10 à Rouen, 10 au Havre.
- 9 filles et 6 garçons intégrés à Rouen fin 2022.
- 15,9 ans : âge moyen des jeunes accueillis.
- À Rouen, 100 % des jeunes en Step sont des jeunes en errance, 1 seul au profil "enfermé" a été accueilli depuis mars 2022.
- Équipe Step Adoseine de Rouen : 3 équivalents temps plein (ETP) d’éducateurs spécialisés entièrement dédiés au Step, et 7 éducateurs partagés pour Step et Mapa (mesure d’accompagnement pour adolescents).
- 80 euros par jour par jeune suivi, soit près d’un coût doublé comparé à un placement à domicile. À raison de 30 jours par mois.
« Nous évitons ainsi des hospitalisations sans motif psychiatrique »
Vincent Belloncle, psychiatre à la Maison des adolescents de Rouen, responsable du service Psychiatrie pour adolescents au centre hospitalier du Rouvray
« Il y a environ trois ans, l’unité de psychiatrie pour adolescents de l’hôpital a été confrontée à une situation compliquée : sur décision de juges pour enfants, nous avons hospitalisé des jeunes filles en errance avec des conduites prostitutionnelles. Lesquelles, placées en foyer, mettaient à mal les structures, en fuguant, en appelant des clients ou en faisant du rabattage. Faute d’autres solutions, il s’agissait de les "enfermer" à l’hôpital afin de les protéger. Ce sans motif psychiatrique ! Après interpellation du département, du tribunal pour enfants et des substituts aux mineurs sur cette problématique qui devenait récurrente, un groupe de travail a été créé, puis un second, sur les placements non exécutés, comprenant aussi les adolescents cloîtrés à domicile. Depuis l’ouverture de Step, nous n’avons plus d’hospitalisation de jeunes filles dans le but de les protéger. À la Maison des adolescents, nous travaillons étroitement avec le service. L’idée est que les jeunes puissent facilement avoir accès à notre gynéco-pédiatre et à l’infirmière conseillère en santé sexuelle pour parler contraception, dépistage des IST et aussi de santé sexuelle positive. »
« Des partenaires locaux indispensables »
Anne-Sophie Marie, directrice d'Idefhi
« Step repose sur un ancrage territorial fort, puisque c’est vers les partenaires que nous orientons les jeunes pour leurs différents besoins. En amont, nous les sensibilisons sur ces adolescents et leurs besoins. Par exemple, ne sachant pas quand les jeunes viennent au Step, nous avons convenu avec notre partenaire gynécologue de privilégier un accompagnement vers l’hôpital avec possibilité de nous donner un rendez-vous très rapidement. Aujourd’hui, tous nos partenariats ne sont pas encore noués mais, dans le domaine de la santé où les besoins de ces jeunes sont importants, nous pouvons déjà compter sur le centre gratuit d'information, de dépistage et de diagnostic (Cegidd), le planning familial, une médecin gynécologue, des médecins de ville, la Maison des adolescents… Sur la question de l’insertion socio-professionnelle, nous travaillons avec la mission locale, mais aussi avec des initiatives innovantes comme celle de l’association Un toit vers l’emploi, qui propose des stages d’insertion aux horaires adaptés et des hébergements plus souples en tiny house. Nous avons également conclu un partenariat avec le Secours populaire. L’idée est aussi que les jeunes connaissent les ressources locales. »
Publié dans le magazine Direction[s] N° 215 - janvier 2023