Cher directeur en devenir,
Les temps que nous traversons ne semblent pas propices à prendre des responsabilités au sein d’un secteur empêtré dans une crise latente depuis de nombreuses années. Finalement, à quoi bon y aller ? Et pourtant te voici, jeune et insouciant peut-être, mais prêt à te donner pleinement dans ce métier que tu as choisi… enfin je crois.
Alors avant de faire le grand saut, assieds-toi et laisse-moi simplement te livrer quelques clés, histoire de ne pas perdre la boussole et de garder le cap lorsque tu essaieras tant bien que mal de tracer ta route sur les chemins sinueux de ta carrière de directeur. Car, oui, je crois en l’importance de la transmission entre nos générations.
La première clé que je souhaite te livrer est simple : n’essaie pas de chercher la perfection, tu ne la trouveras pas. Les responsabilités inhérentes à notre métier, couplées à notre condition humaine, nous poussent inévitablement à nous tromper. Mais sois sans crainte, tu apprendras à composer avec cette donnée, comme tu apprendras peu à peu à porter le costume de directeur.
C’est vrai qu’au début cet habit est étrange à revêtir, je te l’accorde… À peine l’on se regarde dans la glace que l’on se dit qu’il est trop grand ! Mais tu verras, on s’y fait vite et on y prend goût.
Dans les poches de ce costume, tu trouveras deux objets qui te seront indispensables tout au long de ta carrière : dans ta poche gauche, un couteau suisse ; dans ta poche droite, une lampe frontale. Le premier te sera très utile pour jongler entre les différents sujets et entre les différentes tâches qui jalonneront ton quotidien : il n’est en effet pas rare de s’improviser plombier le matin, puis chef de travaux le midi, pour se muer l’après-midi en fin négociateur de contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens. Le second devra être constamment placé sur ta tête, car tu l’auras remarqué, « directeur » rime avec « éclaireur ». Le directeur, c’est en somme celui qui explore, celui qui défriche, et c’est aussi celui qui sait prendre des risques lorsqu’il le faut : des risques qui doivent rester mesurés et raisonnés, bien entendu, mais qui sont nécessaires pour libérer ta créativité et ta pleine capacité à innover avec optimisme. D’ailleurs, si l’on prend un peu de recul sur l’évolution de notre secteur d’activité, nous pouvons constater que celui-ci s’est construit et transformé grâce à cet esprit d’initiative, que tu sauras cultiver, je l’espère.
Mais d’« éclaireur » à « erreur », il n’y a qu’un pas… et c’est pour le moins révélateur. Car on ne peut prendre de risque sans commettre d’erreur, cela fait partie du jeu. Après tout, nous avons beau être propulsés à des postes de dirigeant, nous n’en sommes pas moins faillibles. L’essentiel est de poursuivre comme but l’amélioration de l’accompagnement des résidents au sein de leur lieu de vie, du moins d’y tendre le plus possible, et de pouvoir se regarder dans une glace lorsque l’on rentre le soir.
Les erreurs peuvent cependant s’accumuler lorsque l’on ne se ménage pas, ou plutôt que l’on ne se ménage plus. C’est pourquoi, je ne peux que te pousser à tendre le plus possible vers un équilibre de vie. Il ne sera, de fait, jamais parfait mais il n’en demeure pas moins essentiel dans l’exercice de nos fonctions. Cet équilibre individuel, veille également à l’appréhender dans une dimension plus collective. Lorsque tu seras amené, un jour je te le souhaite, à constituer ton équipe de direction, ne cherche pas des personnes qui te ressemblent. Va au contraire puiser dans la différence et dans l’altérité, la dynamique de l’établissement ne s’en portera que mieux.
Cette dynamique impulsée se verra également bonifiée par l’ensemble des apports extérieurs que tu sauras y agréger. Aie à l’esprit que l’établissement que tu seras amené à diriger s’inscrit d’abord et avant tout dans un territoire composé d’une pluralité d’acteurs, avec qui tu devras co-construire. Si un établissement isolé est un établissement en danger, il en va de même pour un directeur. C’est pour cela que je t’exhorte vivement au développement d’un réseau, non pas dans une approche seulement pragmatique et utilitariste, mais dans un souci d’ouverture et de partage, qui te permettront de te renouveler dans tes pratiques et d’apporter de l’équilibre.
Tu es sans doute en train de le réaliser, mais le métier de directeur s’apparente en effet bien souvent à celui d’un équilibriste : un métier qui ne s’improvise pas et qui s’apprend. L’idée est à la fois de tendre vers un équilibre, tout en s’autorisant le déséquilibre nécessaire qui te donne de la souplesse : l’équilibre est dans le déséquilibre. Si je peux toutefois me permettre un conseil, n’oublie pas lorsque tu seras debout sur ton fil, de revêtir ton meilleur harnais de sécurité : la connaissance de toi-même. Le métier de directeur appelle à une introspection permanente : on questionne ses pratiques, on interroge ses représentations… Parfois sur l’instant ça bouscule, ça secoue, ça remue, mais avec du recul, ça fait beaucoup de bien, et crois-moi, ça porte de beaux fruits. C’est peut-être en cela que ce métier est humainement aussi fascinant : il balaie les certitudes et te pousse à te dépasser constamment.
Cette connaissance de toi-même t’amènera petit à petit à te forger un socle de convictions profondes qui guideront ton action. Parmi elles, je te souhaite d’en garder particulièrement une à l’esprit : celle que l’on ne peut diriger qu’au plus proche de sa personnalité. Tu essaieras parfois de la refouler, par peur de ne pas plaire ou de ne pas bien faire, et tu ne pourras t’en blâmer car nous avons tous ce réflexe tôt ou tard dans notre vie. Mais avec l’expérience, tu verras combien ta personnalité est un trésor duquel tu ne peux te distancier, un joyau qui patine ton management et qui donne du sens à ton travail quotidien. N’aie donc pas peur d’exprimer cette personnalité, tu as tout à y gagner.
À cette personnalité, je te souhaite aussi d’y mêler attention et bienveillance. Dans ce monde parfois si dur, ces qualités qui peuvent paraître naïves de prime abord ne sont certainement pas des faiblesses. Elles sont des points cardinaux qui te permettront de garder ton humanité dans tes liens, tant avec les équipes qu’avec les résidents que tu côtoieras chaque jour. Ces qualités vont de pair avec celle qui va orchestrer l’ensemble de ta vie professionnelle et personnelle : la générosité. Notre métier est exigeant et demande aujourd’hui plus que jamais de donner beaucoup, de nous donner. Mais rassure-toi, ce don de toi-même que tu feras par le prisme de ton travail ne restera pas sans retour. Car « donner c’est recevoir », et j’ai l’intime conviction que cette maxime prend tout son sens dans notre cœur de métier, où la rencontre de l’autre dans sa différence tient une place toute particulière.
Alors au fond, s’il nous est autant demandé dans l’exercice de notre métier, c’est parce « qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités », comme dirait l’Homme araignée. Le pouvoir est complexe : il est à la fois grisant et flippant. Grisant, en ce qu’il flatte notre ego et en ce qu’il nous pousse à chercher la reconnaissance dans ce que l’on entreprend. Flippant, en ce qu’il nous confronte à nos responsabilités et à notre peur de l’échec. Face à cette ambivalence, je n’aurai qu’une parole : que tes décisions soient guidées par l’unique poursuite du bien-être des résidents qui te seront confiés. Ce seront pour la plupart des personnes fragiles, dont la voix peine à porter dans notre société et à qui l’on ne s’intéresse encore que trop peu. Ces personnes attendront légitimement beaucoup de toi, use donc de ton pouvoir à bon escient.
Avant d’achever mon soliloque, laisse-moi en guise de conclusion te soumettre quelques questions que j’aurais sans doute aimé me poser à ton âge. Aujourd’hui, quel est le socle de valeurs sur lequel se fondent tes convictions ? Quel dirigeant et quel manager as-tu envie de devenir ? Quelles sont les forces sur lesquelles tu peux t’appuyer pour y parvenir ? Quelles sont les limites dont tu as conscience et dont tu dois tenir compte ? Jusqu’où es-tu prêt à aller dans ton implication au travail ? Comment concilier les contraintes normatives et financières avec ton désir d’innover ? De quelles sources peux-tu t’enrichir pour te renouveler ? Avec qui peux-tu t’associer pour co-construire et améliorer le bien-être de celles et ceux que tu sers ?… Mon ami, ose te questionner ! Tu en ressortiras grandi.
Tu l’auras compris, ces quelques lignes se veulent sans prétention. Enfin si, peut-être une. Celle que diriger est une expérience éprouvante, mais ô combien passionnante, qui réclame courage, humilité et pugnacité. Alors si d’aventure tu décidais de poursuivre dans cette voie, n’oublie pas toi aussi un jour de transmettre. Car diriger c’est « encadrer » mais diriger c’est aussi et surtout « guider ».
Et c’est finalement dans ce sens, que nous devrions diriger demain.
Bonne route,
J.-B.
Carte d’identité
Nom. Jean-Baptiste Chèvre
Formation. Élève Directeur d’établissement sanitaire, social et médico-social (D3S) - Promotion Philomène Magnin 2023/2024, EHESP.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 225 - décembre 2023