Comme tous les jours, Claude Malherbe passe sa journée à la Croix-Rouge russe, situé dans un joli quartier de Nice, non loin du musée Chagall. Son épouse Christiane est hébergée depuis deux ans dans cet Ehpad associatif qui héberge quatre-vingt-sept résidents. « J’adore venir ici. C’est très familial, des tas d’activités et de fêtes sont proposées. Il y a beaucoup de bonne volonté. Les salariés se donnent beaucoup », salue ce bénévole de 86 ans très impliqué dans la vie de cette structure habilitée à l’aide sociale disposant aussi d’une unité Alzheimer et d’une unité d’hébergement renforcée. « Ici, je suis comme en famille. Tout le monde est très gentil. On peut parler. Il y a beaucoup de sorties. Je suis bien et je ne me sens pas seule, même certains jours, quand ma fille ne peut pas venir me voir », témoigne Hélène Goglio, 95 ans.
Au pays de Romain Gary, cet établissement de 4 500 m² a vu le jour au début du XXe siècle pour répondre aux besoins des Russes blancs exilés. Il a ensuite évolué (maison des réfugiés, maison des vieillards, infirmerie…), sans plus de lien aujourd’hui avec la nouvelle organisation de la Croix-Rouge russe. Dernière transformation en date : en 2023, l’Ehpad s’est autoproclamé « collectivité locale niçoise », inaugurée en grande pompe avec l’agence régionale de santé (ARS) et des élus locaux. Derrière ce changement de vocabulaire, une volonté : donner voix au chapitre aux habitants, à leur famille et remettre de la joie dans le quotidien de tous.
« Souvent, les personnes âgées ont le sentiment de ne plus servir à rien. C’est assez dévalorisant. Avec le comité de direction, on s’est demandé comment leur redonner la parole pour qu’elles se sentent citoyennes et ne subissent plus la vie en collectivité », raconte Fanny Bihoreau. Juriste de formation, autrice d’une thèse sur le milieu carcéral, la trentenaire a pris la direction de l’établissement en 2018, après avoir accompagné les victimes de l’attentat de Nice, puis exercé comme mandataire judiciaire pour des personnes majeures sous tutelle. « Je venais souvent ici. Des professionnels m’ont encouragé à postuler », se remémore celle qui préside la fédération de directeurs Fnadepa des Alpes-Maritimes. Avec son regard neuf, cette directrice dynamique, membre du Laboratoire des solutions de demain à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, entend impulser un nouvel état d’esprit.
« De la liberté pour s’investir »
Ici, tout le monde est invité à participer à la vie de la « maison ». Les conseils de la vie sociale (CVS), rebaptisés « collectif vivant et soignant » ont lieu quatre fois par an. Les salariés organisent aussi des réunions thématiques avec les habitants, tous les quinze jours, sur différents sujets : culture, voyage, architecture, décoration intérieure, comité d’adieu...
Ce matin-là, une réunion sur le thème du sport, animée par le psychomotricien, Quentin Melve est organisée. Claude Malherbe y participe au côté de trois résidents, d’une animatrice et d’un aide-soignant. La réunion démarre par un débriefing des Olympiades des aînés des Alpes-Maritimes. « On me donne beaucoup de liberté pour m’investir », témoigne Claude Malherbe qui a activement contribué à l’organisation de ces Olympiades, et qui a créé aussi deux animations de lecture et de cinéma, en partant d’une page blanche. Marche-relais, pétanque, course d’orientation, fléchettes... Au printemps, l’établissement a organisé une compétition sportive adaptée inter-établissements médico-sociaux. Un challenge caritatif inter-Ehpad de pédalage a aussi été lancé sur des vélos adaptés « indoor ». Un clin d’œil à l’arrivée du Tour de France à Nice, en juillet. Quentin Melve cherche à recueillir l’avis des participants, ce qu’ils ont apprécié et les points d’amélioration. « J’ai aimé le côté interactif », fait savoir Françoise Queru, 73 ans. « Donc, si je comprends bien, il faudrait favoriser ces rencontres ? », interroge le psychomotricien. Les trois résidents approuvent. Hélène Goglio en profite pour proposer une activité de natation. Un sport qui ne s’oublie pas, comme le vélo, grâce à la mémoire procédurale, celle des automatismes. Un partenariat est envisagé avec une piscine. « Ici, tout est possible, il y a toujours des solutions ! », s’exclame l’aide-soignant Dosseh Edjinawo, référent « Humanitude », qui véhicule souvent les résidents pour des balades en ville.
La réunion de CVS s’achève. Énergique et souriante, Fanny Bihoreau, entre dans la pièce, suivie de son cocker anglais. Au pôle d’activités et de soins adaptés de jour, il y aussi un lapin en liberté : les animaux sont les bienvenus à la Croix-Rouge russe.
« Tous des soignants »
Autre caractéristique de la maison : les soignants ne portent pas de blouse. Dans les couloirs, le médecin-coordonnateur, Nathalie Luquet, circule en tenue décontractée. « Cela ne change absolument rien dans le rapport avec les personnes. Comparé à d’autres établissements, ce qui change véritablement, c’est la liberté qui nous est laissée, témoigne la doctoresse. Par exemple, pendant le Covid, avec la directrice, nous avons décidé de faire descendre les résidents par petits groupes afin de maintenir le lien social. »
Les fonctions de toute l’équipe ont aussi été renommées, à la manière d’une collectivité locale. À l’entrée de chaque bureau, les « titres » s’affichent en lettres dorées, avec humour. Exemples ? Chargé de mission suivi neuropsychologique et soutien aux aidants pour la psychologue, première adjointe à la stratégie de la santé pour l’infirmière-coordinatrice.
Il n’est pas loin de 13 heures. Arta Deda, agent hôtelier, débarrasse les tables. « Ici, nous sommes tous considérés comme des soignants. Nous devons tous intervenir pour répondre aux besoins des résidents », raconte-t-elle, une assiette à la main. Toutes les semaines, comme ses collègues, elle bénéficie des formations « flash » d’une petite demi-heure à l’humanitude. Cette philosophie de soins s’appuie sur quatre piliers : établir un contact visuel sincère et bienveillant, communiquer de manière respectueuse et empathique, utiliser le toucher bienveillant, encourager la position debout et la mobilité. Avant, Arta Deda travaillait en dehors du médico-social. Pour autant, elle se sent écoutée. « J’ai mon mot à dire pour répondre aux besoins des résidents. »
C’est aussi cette autonomie et cette volonté de s’adapter aux besoins des personnes qu’apprécient les deux infirmières. « Ici, nous pouvons différer les soins et respecter le rythme de vie des personnes », assure Marianne Drago. Les soignants sont invités à questionner les habitants sur leurs préférences. L’heure de la toilette, par exemple, n’est pas imposée. Une philosophie pas toujours facile à faire accepter. Certains soignants ne s’y retrouvaient pas. Ils sont partis. Mais l’établissement a attiré d’autres professionnels plus en phase avec la philosophie que Fanny Bihoreau souhaite impulser : « L’objectif, c’est de rompre avec l’esprit de soignant-roi et un rapport hiérarchique avec les habitants qui peuvent parfois exister, alors que c'est nous qui venons travailler chez eux ! »
Foisonnement de projets culturels et sportifs
Cette volonté se traduit aussi par un foisonnement de projets déployés tant sur le volet sportif que social et culturel. L’établissement est une résidence d’artiste et en reçoit une semaine par mois. « Cet été, nous avons accueilli des chanteurs d’opéra », se souvient Dalgis Mojena, aide-soignante. Les résidents émus chantaient Toreador au son du piano dans le réfectoire. La collectivité niçoise accueille également des plasticiens, des photographes, des illustrateurs... Dans le grand hall d’entrée qui surplombe la salle de restaurant et donne sur le jardin par d’immenses baies vitrées, des tables rondes pour les retrouvailles des familles, un baby-foot, une table à dessin pour les enfants. Dans cet espace, quatre grands poteaux recouverts de peintures colorées entourés de guirlandes lumineuses. Plus loin, des vases en papiers mâchés. Toutes ces œuvres ont été créées par des habitants lors d’ateliers participatifs avec les artistes.
Et ce n’est pas fini de fourmiller. L’Ehpad a remporté un appel à projets de tiers-lieu dans un plan d’aide à l’investissement de l’ARS en 2024 et lancé « Cafés Croisés » offrant une programmation culturelle ouverte au public. Dans cette même veine, les travaux d’une brasserie bistronomique devraient bientôt démarrer. Ouverture prévue en 2025.
Armelle Gegaden - Photo : Valérie Vrel pour Direction[s]
« Cela donne envie de s’investir »
Quentin Melve, chargé de mission Mobilité
« Nous essayons de sortir d’un cadre très médicalisé et pas uniquement à travers l’architecture. En février, nous avons accompagné vingt-cinq résidents au restaurant, de 19 heures à 23 heures. Nous sommes descendus avec nos wagonnettes de huit places dans le quartier de l’ancienne gare réinvestie par des brasseries et des food-trucks. Nous avons négocié et privatisé un espace avec de grandes tablées pour les aidants, les habitants et les salariés. Ce type d’événements sort de ma fiche de poste. Mais j’ai envie de m’y investir avec le collectif d’animateurs, de soignants et la direction qui se mobilisent. Nos métiers sont difficiles. Si nous les pratiquons de façon routinière, nous risquons d’en perdre le sens. Tous ces projets donnent une dynamique innovante qui fait du bien aux habitants comme aux professionnels. C’est un vase communicant. Quand on prend soin des habitants, ils nous le rendent par des remerciements et leur regain de capacités. »
En chiffres
- 87 habitants essentiellement en GIR 1, 2 ou 3 ;
- 68 équivalents temps plein ;
- 110 sorties en ville en un an ;
- 52 soupes fabriquées par les habitants en un an ;
- 30 ateliers culturels depuis le début d’année ;
- 2 sorties au bal ;
- 1 participation aux Olympiades des aînés.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 235 - novembre 2024