Léa [1], 19 ans, arrive dans les locaux du service d’accompagnement éducatif spécifique (AES), essoufflée : elle vient d’avoir son permis et a conduit depuis le Médoc, où elle réside, jusqu’à Bordeaux. Une première qui la stressait. Après avoir salué Rocio Gallardo-Vansteene, l’éducatrice qui l’accompagne depuis cinq ans, elle s’installe face à nous souriante et confiante, pour se raconter, un peu. Son histoire est à la fois singulière et malheureusement semblable à des milliers d’autres : plus jeune, elle a subi des abus sexuels au sein de sa famille. Elle a porté plainte et attend désormais un procès qui se déroulera dans quelques mois à la cour d’assises de Bordeaux. Parce qu’il y a une procédure pénale, elle a pu bénéficier d’un suivi ad hoc via une mesure d’action éducative en milieu ouvert (AEMO) ordonnée par le juge des enfants, spécifique à la problématique incestueuse : l’AES.
Cinq associations en France exercent cette mesure spécialisée qui accompagne des enfants de 3-4 ans environ (l’âge de la parole) à la majorité, voire jusqu’à 21 ans avec des dérogations si les procédures pénales ne sont pas achevées. Les parents non-auteurs de la victime sont également suivis. Avec un seul autre service en France (SAS Accent Jeunes à Aurillac), celui de l’Association girondine d’éducation spécialisée et de prévention sociale (Agep) assure aussi le suivi des mineurs auteurs. L’accompagnement dure en général le temps de la procédure… qui peut être très longue.
Mettre en mot l’abus
Les locaux du service de l’AES se situent à Bordeaux, au siège de l’Agep, qui œuvre en faveur de la protection de l’enfance. L’équipe, qui intervient dans le cadre de l’article 375 du Code civil, a été officiellement créée en 2013, mais la mesure d’accompagnement spécifique existe depuis 1993 au sein de l’association gestionnaire. Elle a été mise en place sous l’impulsion d’éducateurs spécialisés en AEMO et d’une commission réunissant magistrats, avocats, policiers, gendarmes et professionnels de l’Agep sur la place de l’enfant dans cette procédure pénale si particulière.
Dirigée par Christine Anton depuis mars 2019, l’équipe compte sept éducateurs spécialisés, deux psychologues et une cheffe de service qui interviennent sur tout le département de la Gironde, dans les locaux ou les antennes de l’Agep, sur le lieu de résidence de l’enfant ou à l’extérieur. Ils travaillent en collaboration avec les tribunaux de grande instance de Bordeaux et de Libourne. « Je saisis l’AES dès que j’estime cela nécessaire. Elle vient aussi en parallèle à d’autres mesures, tel un placement. Le plus souvent, il y a un délai d’attente (trois à quatre mois actuellement, NDLR) – comme partout, explique Xavier Martinen, juge des enfants au tribunal de Libourne. Je rencontre la famille au début et à la fin de l’AES, mais aussi lors des audiences. La question de l’inceste reste assez mal traitée dans les différents services accompagnants non spécialisés. L’AES permet de travailler précisément cela, de mettre en mots l’abus, de faire exister la place de la victime, de protéger l’enfant de son auteur. »
Redonner au mineur victime une place de sujet
Sans surprise, le service bordelais est en suractivité, avec quatre-vingt-dix mesures en cours pour une habilitation de soixante-quinze. Environ un tiers des enfants suivis sont placés. Financé par le conseil départemental, le dispositif repose sur une double intervention éducative, avec un accompagnement différencié de l’enfant (tous les quinze jours) et de ses parents (toutes les trois semaines) par deux professionnels distincts, sur des temps d’intervention différents. « Chaque référent accompagne douze enfants et douze parents par an. À l’intérieur de la famille, nous différencions chacun. C’est important pour que l’enfant retrouve sa place de sujet, et pour assurer la liberté de parole. L’enfant est au cœur du dispositif et reconnu en tant que victime. Nous ne remettons jamais sa parole en cause », explique la directrice Christine Anton. L’éducateur référent aide le mineur victime à penser ce qu’il lui arrive, à questionner la problématique incestueuse, à s’individualiser, à prendre confiance en lui. Il peut être présent à ses côtés dans les étapes de la procédure pénale afin de lui expliquer, de le rassurer et d’accompagner ces moments souvent difficiles (lors d’audition, de rencontre avec leur avocat, leur administrateur ad hoc, etc.). « Nous ne sommes pas directement impliqués dans la procédure pénale : nous essayons de fluidifier les actes de la procédure. Si l’enfant fait une révélation importante lors de l’accompagnement, le service rédige une note à l’attention du magistrat, mais nous ne cherchons pas à pousser ou à confronter », précise Fabien Solas, éducateur spécialisé. Différents outils sont utilisés pour favoriser la relation, l’expression. Avec les plus jeunes, cela passe par des jeux de société, le dessin ou les Playmobils.
« J'ai quelqu’un qui m’écoute »
Avec les adolescents, la rencontre se déroule surtout autour de la parole mais aussi d’activités. « On voit beaucoup de choses à travers le jeu, ou quand les jeunes veulent absolument sortir, ou ne pas sortir du tout », renchérit Rocio Gallardo-Vansteene. Avec Léa, par exemple, elles déjeunent ensemble de temps en temps ou vont au café. « C’est beaucoup de discussions, de réflexions. Au début, j’avais peur d’être accompagnée par une éducatrice – ça me faisait penser à une assistante sociale, je craignais un placement… mais j’ai réalisé que c’était bien d’avoir un accompagnement régulier, un peu informel. J’ai quelqu’un qui m’écoute, autre que mon psy ou mes parents », raconte la jeune femme, qui souhaite continuer l’accompagnement tant que le procès n’a pas eu lieu. « Dans le cadre de l’AES, je peux poser des questions, apaiser des peurs. Dès que j’ai besoin, j’appelle. On s’attache ! », sourit-elle.
Un travail sur la socialisation de ces enfants – sorties, centre de loisirs, séjours en colonie, etc. – est également proposé afin de les aider à s’ouvrir sur l’extérieur et à trouver dans le lien social un possible épanouissement. Longtemps, Léa n’a pas pu dormir ailleurs que chez elle. Mais « l’accompagnement a permis de ramener de la légèreté. Il m’a aidé à grandir, à me positionner. J’ai pu avancer avec mon compagnon. Ma mère a repris ses responsabilités de parent. Cela a beaucoup aidé mon père aussi. J’ai retrouvé ma place d’enfant, et aujourd’hui ils m’écoutent plus », révèle Léa, en formation dans le secrétariat… médico-social.
Remobiliser les fonctions parentales
L’action éducative auprès des parents (ou du tiers digne de confiance en charge de l’éducation de l’enfant) – qui repose surtout sur la parole – amène à un travail d’élaboration de l’histoire familiale, de la transmission inconsciente de la problématique incestueuse. « La plupart du temps, quand l’AES est saisi, cela signifie que les parents ne peuvent pas garantir la protection de l’enfant. Dans la majorité des cas, les enfants ont parlé à l’extérieur de leur domicile. Nous tentons de remobiliser les fonctions parentales de protection, de soutenir les parents dans la reconnaissance du vécu de l’enfant, de favoriser la différenciation des places intrafamiliales », indique Nathalie Brocas, directrice adjointe depuis janvier 2020. « Dans 100 % des mesures, l'un des parents a été lui-même victime, ou bien c’est de l’ordre du transgénérationnel », ajoute Karelle Lalanne, psychologue.
Madame D. a été accompagnée pendant deux ans par l’AES. Son fils a été désigné mineur auteur, et sa fille (sœur de l’auteur), la victime mineure. Chacun avait son référent. « Pouvoir échanger, se confier à un interlocuteur sans jugement m’a fait du bien. Une mesure peut faire craindre au parent de se voir retirer la garde son enfant, mais il faut plutôt le prendre comme une aide. Étant jeune, j’ai également eu une mesure éducative et cela m’a été bénéfique », témoigne-t-elle. « Le fait que mes enfants soient accompagnés m’a soulagé d’un poids, car parfois on ne sait pas quoi leur dire », ajoute-t-elle.
Souvent, les enfants sont eux aussi rassurés de savoir leurs parents suivis, dans un moment où celui-ci peut s’effondrer. Les mineurs auteurs, parfois âgés d’à peine 11 ans, sont aussi des victimes. « La plupart ont grandi dans un environnement sans filtre, ou ont eux-mêmes été abusés », résume Caroline Desclaux Sall, cheffe du service AES. En accord avec les magistrats, et si la victime et le mineur auteur le souhaitent, un travail de médiatisation entre la fratrie peut être mis en place (en général après la procédure pénale) afin de soutenir la reconstruction des relations fraternelles. C’est l’expérience de Madame D. : « Les rencontres médiatisées autour d’ateliers cuisine, de jeux, avec les psychologues et les éducateurs du service, ont été bénéfiques. Chacun a pu reprendre sa place, le lien s’est beaucoup apaisé et désormais mes enfants réussissent à passer du temps ensemble. »
Un travail en réseau
Les psychologues de l’AES ne voient les enfants ou les parents que de façon très ponctuelle. Ils font en général le lien avec un thérapeute en institution ou en libéral. L’équipe de l’AES travaille en effet avec de nombreux partenaires extérieurs. Elle peut, par exemple, solliciter un placement judiciaire auprès du juge des enfants, se mobiliser pour accompagner les jeunes vers une admission en maison d’enfants à caractère social, assurer ponctuellement (pour les parents) des accompagnements vers les maisons départementales des solidarités afin de soutenir la mise en place d’un suivi social… « Si l’enfant a besoin d’un suivi psychologique, d’un psychomotricien ou autre, nous pouvons appuyer la famille dans ses recherches, demander des prises en charge pour les soins, solliciter des demandes de financement dans le cadre de l’aide sociale à l’enfance… », énumère Caroline Desclaux Sall. L’unité de traitement ambulatoire pour adolescents (UTAA) de l’hôpital Charles-Perrens, à Bordeaux, est l’un de ces partenaires. Ce lieu accueille des adolescents dans des moments complexes (crises suicidaires, agressivité, scarification…). « Si un adolescent dévoile un inceste lors de notre prise en charge, nous demandons une mesure d’AES lors du signalement, pour donner toutes ses chances au jeune. Et nous sollicitons régulièrement l’équipe de l’AES lors de nos points cliniques, pour son approche spécifique », souligne Patrick Ayoun, pédopsychiatre responsable de l’UTAA, qui travaille depuis longtemps sur la prise en charge de l’inceste. Le service participe en outre à des commissions techniques (autres services d’AEMO, protection judiciaire de la jeunesse [PJJ], service d’investigation éducative…), et à des réunions partenariales.
Du recul face aux dynamiques dévastatrices
Être exposé à ces problématiques, à la souffrance des enfants, des parents est très difficile pour les intervenants – voire traumatisant. Outre nombre d’échanges informels, le service se réunit en équipe plusieurs fois par mois pour des temps portants sur une réflexion clinique et théorique, en groupe d’étude des situations chaque semaine, et en groupe d’analyse de la pratique pour les travailleurs sociaux une fois par mois, animé par un psychothérapeute extérieur. L’objectif : permettre aux professionnels de dégager leur pratique d’enjeux issus des situations d’inceste – un transfert sur l’éducateur, par exemple. Ces temps sont indispensables pour prendre du recul. Les psychologues de l’AES ont aussi un espace tiers pour eux. Les formations – via l’Agep, la PJJ, ou l’organisation et la participation à des colloques et des séminaires – offrent un temps de respiration pour les professionnels. Le service, souvent sollicité, participe également à des projets de recherche.
La fin de la procédure pénale signe en général la fin de l’accompagnement. Le service rédige un rapport sur la double intervention pour le juge des enfants avant l’échéance de la mesure. La plainte est classée sans suite dans de nombreux cas (plus de 50 % lorsque l’auteur est majeur, 34 % dans le cas d’un mineur auteur [2]). À la fin de l’AES, il est fréquent qu’une autre mesure de protection soit décidée (placement, AEMO classique…). Le jeune poursuit ainsi son grandissement.
[1] Prénom d’emprunt
[2] Chiffres du service AES entre 2016 et 2020 sur l’ensemble des accompagnements
Laetitia Bonnet - Photos : Éric Boulimié pour Direction[s]
En chiffres
- Équipe AES : 7 travailleurs sociaux (6,5 ETP), 2 psychologues (0,49 ETP) et 1 cheffe de service pour une centaine de mesures par an ;
- Budget du service : 509 000 euros par an, financé par le conseil départemental
- Prix de journée : 18,63 euros
- Durée moyenne de la mesure : 32 mois (en 2022)
- Les victimes : en moyenne âgées de 12 ans, dont 65 % de filles
« Aider les autres professionnels face à l’inceste »
Le service AES mène aussi des actions de soutien et de formation pour d’autres professionnels confrontés aux problématiques incestueuses. Depuis 2015, sous l’impulsion du département de la Gironde, il propose un soutien technique aux professionnels de la protection de l’enfance : un binôme psychologue-éducateur échange avec eux sur des situations ayant posé des difficultés. Le service a également mis en place le soutien technique des cadres (responsables de MDS, chefs de service éducatif, etc.). Il propose, en outre, une sensibilisation aux questions de l’inceste aux assistants familiaux et référents éducatifs. Actuellement, ces actions sont en suspens afin de privilégier les suivis. « Le service est dans l’impossibilité de grossir pour l’instant, faute d’appels à projet et de financement supplémentaire », note Christine Anton. Cependant, en collaboration avec l’institut du centre départemental de l'enfance et de la famille de la Gironde, il a construit une formation pratique pour les professionnels travaillant auprès des personnes accompagnées en protection de l’enfance. Lancée en janvier 2024, elle abordera les questions de la violence et de la transgression sexuelles.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 227 - février 2024