La frontière entre vies professionnelle et privée peut parfois être poreuse lorsqu’on est à la tête d’un établissement ou d’un service du secteur social et médico-social. « Pour moi, il s’agit presque d’une dépendance au travail. Je suis passionnée, mon travail a du sens, une utilité sociale », témoigne la directrice d’un établissement et service d'aide par le travail (Esat). Tout en admettant que cet investissement a eu un prix : « un épuisement professionnel avec un mois d’arrêt maladie ». Depuis, elle essaie de faire plus attention, « pour redonner plus de place à la sphère personnelle, en séparant par exemple téléphones et agendas professionnels des personnels. Mais il est difficile de couper totalement lorsqu’il y a un flux continu d’informations, notamment sur les réseaux sociaux ».
Le dilemme de la déconnexion
À l’heure de l’hyperconnexion, complexe parfois de se mettre sur répondeur. C’est pourtant la résolution prise par Maud Mairesse, cheffe de service de l’association Sauvegarde du Lot-et-Garonne : « Quand je quitte le travail, j’éteins systématiquement le téléphone professionnel lorsque je ne suis pas d’astreinte. Sinon, je suis tentée de regarder régulièrement si j'ai reçu un appel ou un e-mail ». Pour cette mère, cette « coupure physique est essentielle pour ne pas sacrifier sa vie familiale ». Seule dérogation : « un appel du directeur sur mon numéro personnel, même en vacances ».
Pour certains, tout couper n’est pas une solution apaisante. C’est le cas de Mathias Cornu, chef de service dans le champ de la protection de l’enfance à Lyon. « Je me suis rendu compte que ne pas consulter du tout mes e-mails pendant les vacances me rendait nerveux. Je le vivais mal, j’avais peur de tout ce que j’allais avoir à gérer le jour du retour au travail », se souvient-il. Désormais, il les consulte au fur à mesure, sans toutefois y répondre puisqu’une autre personne est d’astreinte. « Cela permet parfois de réfléchir en amont aux solutions d’une situation qu’on va devoir gérer en revenant ».
Sans culpabiliser
« Quand on est à un poste de direction, il est normal de devoir assurer un suivi de loin, même en vacances : être cadre, c’est avoir des responsabilités qu’il faut assumer », affirme Mélanie Maunoury, directrice du Centre d'accueil consultation information sexualité (Cacis), à Bordeaux. Pour compenser cet investissement, elle compte ses heures supplémentaires, pour les récupérer ou se les faire payer. Avec trois enfants, Mélanie Maunoury s’est interrogée sur les limites à poser pour garder une vie privée. « En tant que cadres, nous avons la chance d’être libres dans notre organisation, ce qui permet d’être en capacité de couper le week-end et les vacances, rentrer plus tôt quand c’est nécessaire, tout en assumant nos responsabilités lorsqu’il y a des urgences ou des objectifs à remplir. La limite que je me suis aussi posée, c’est le plaisir à travailler. L’an dernier, j’ai pris du temps pour un dossier pendant mes vacances d’été, car le projet me tenait à cœur, cela ne m’a pas pesé d’y consacrer du temps. » Travailler à la maison a, selon elle, peu d’impact sur ses enfants : « Ils voient que je suis bien dans mon travail, épanouie, ce qui compte c’est la qualité du temps passé avec eux. »
Pour trouver un bon équilibre avec sa vie familiale, Mathias Cornu s’organise aussi. « Ma femme est médecin, donc elle ne peut pas être de garde lorsque je suis d’astreinte et inversement. Nous avons deux enfants en bas âge, alors je ne travaille pas le mercredi matin pour passer du temps avec eux », illustre-t-il. Ce père de famille a aussi « accepté qu’en vacances, on emmène un petit bout de travail, un peu de la souffrance des autres, on n’oublie pas les jeunes. D’où l’importance de préparer son départ avec les cadres pour ne pas trop s’inquiéter ». Au fil de sa carrière, Maud Mairesse a appris à « ne pas culpabiliser. Quand on part en vacances, on sait qu’on laisse parfois des mineurs dans des situations délicates. Mais il faut faire la part des choses car on ne peut pas être là tout le temps. Il faut aussi se protéger pour tenir dans nos fonctions ».
Delphine Dauvergne
« J’en faisais beaucoup trop »
Jennifer Picod, enseignante dans le Val-de-Marne
« Pendant ma première année, étant inspectée régulièrement j’avais une pression importante. Je travaillais tard le soir, je construisais beaucoup de jeux pédagogiques, je venais quand j’étais malade… J’en faisais beaucoup trop. Je consacrais tellement de temps à mon travail que j’ai failli rompre avec mon petit ami. J’ai alors pris conscience que je devais m’organiser différemment. Progressivement, j’ai diminué mon investissement, après ma titularisation, puis lorsque j’ai eu mon premier enfant. Désormais, je prépare mes cours à l’école, sur la pause déjeuner et un peu après les cours. Quand je rentre à la maison, je me consacre à ma famille. Au début, je culpabilisais, mais j’ai accepté que c’était nécessaire pour récupérer. Avant, je m’investissais comme si les élèves étaient mes enfants. Lorsqu’ils avaient des problèmes, cela continuait de me préoccuper à la maison, je sortais aussi parfois de mon rôle. J’ai appris que je ne pouvais pas résoudre toutes les situations, tout n’est pas de mon ressort. »
Publié dans le magazine Direction[s] N° 185 - avril 2020