"Il est essentiel de documenter les mesures mises en œuvre, et les actions qui n’ont pu aboutir du fait d’une pénurie", recommande Audrey Lefèvre (Seban et asociés)
« Il ne peut être acceptable de voir l’éventuelle responsabilité des directeurs engagée quand la cause des manquements ne peut être imputée qu’aux carences des pouvoirs publics dans la distribution des équipements de protection individuelle (EPI) », alertait le 9 avril, l’union nationale Uniopss. Quelques jours plus tôt, une association d’aide à domicile des Hauts-de-France était condamnée en référé à la suite d’une saisine de l’inspection du travail pour manquement dans la protection de ses équipes faute d’EPI… Des organisations également inquiètes des procédures que pourront engager les familles de résidents.
Au civil et au pénal
Qu’il s’agisse de la contamination de personnels ou d’usagers, « il y a un risque de voir la responsabilité civile ou administrative des établissements et services mise en jeu en vue d’une demande en indemnisation du préjudice subi », confirme Audrey Lefèvre, avocate associée chez Seban. Si une famille endeuillée demande réparation, « le gestionnaire doit passer en revue ses garanties d’assurance, identifier le montant de la franchise et le plafond de la garantie pour être sûr de la prise en charge des frais juridiques et des éventuels recours. Dès la déclaration de sinistre, il faut faire intervenir l’assureur dans le contentieux », recommande Olivier Poinsot, juriste-conseil au cabinet Capstan.
Les personnes physiques et morales courent aussi « un risque de nature pénale, au titre principalement des qualifications de blessures voire d’homicides involontaires », complète Matthieu Hénon, avocat associé chez Seban. Néanmoins, rappelle le cabinet, la constitution de ces infractions, tant pour les personnes physiques que morales, est « soumise à plusieurs conditions (une faute, un lien de causalité et l’absence de “diligences normales”) que le juge devra apprécier au regard des missions, des compétences, des pouvoirs et des moyens dont disposait le mis en cause dans le contexte que nous connaissons ».
Prouver sa bonne foi
« Il y a beaucoup d’inquiétudes, mais la réalité juridique reste relativement maîtrisée si les organisations ont suivi les consignes pour ne mettre personne en danger », rassure Olivier Poinsot. Et si les organisations peuvent prouver qu’elles ont fait ce qui était en leur pouvoir. « Par exemple, que le plan bleu était opérationnel. Le dossier d’analyse du risque infectieux (Dari) est un autre document important qui doit comporter a minima un référentiel de bonnes pratiques », illustre Olivier Poinsot. Audrey Lefèvre renchérit : « La mise en place d’un plan de continuité d’activité, et l’actualisation du document unique d’évaluation des risques démontrent la diligence de l’établissement. Il est essentiel de documenter les mesures mises en œuvre, et les actions qui n’ont pu aboutir du fait d’une pénurie ». Son cabinet recommande de circulariser et d’informer aux moyens de notes le personnel, mais aussi de signaler aux autorités toute situation critique. « D’où l’importance du travail d’une cellule de crise pour s’organiser », ajoute Olivier Poinsot.
Mettre l’État devant ses responsabilités
Et si l’organisation n’a pas les moyens d’assurer sa mission et la sécurité de tous, peut-elle fermer provisoirement ? « Comme le prévoit la loi d’urgence sanitaire et la nécessité d’assurer la continuité du service, cela pousserait l’administration à la réquisition. Le personnel deviendrait provisoirement agent de service public et la responsabilité engagée serait non celle de l’organisme gestionnaire, mais celle de l’État », indique Olivier Poinsot. Une option sensible du point de vue des relations avec les autorités de tarification…
Reste la possibilité, en cas de condamnation, de se retourner contre l’État. Ce « en démontrant que ce dernier a contribué à la réalisation du dommage en tant que coauteur, expose le cabinet Seban. Cela nécessite de prouver qu’une faute a été commise et a provoqué un préjudice direct et certain. Mais à ce stade, des décisions rendues en référé ne semblent pas aller dans ce sens ».
En attendant, les professionnels en appel à l’État. L’union Udes a demandé mi-avril au gouvernement d’envoyer une instruction aux services déconcentrés pour sécuriser les employeurs manquants d’EPI. Et la conférence nationale de directeurs CNDEPAH insistait : « La contagiosité du virus est très forte. (…) Les obligations de moyens n’emmènent pas une obligation de résultat. Les pouvoirs publics devront faire preuve d’accompagnement et de bienveillance en la matière. »
Laura Taillandier
Des ordonnances protectrices ?
L’ordonnance n° 2020-313 du 25 mars 2020 (1) permet aux établissements d’adapter leurs conditions d'organisation et de fonctionnement au contexte sanitaire, « tout en veillant à maintenir des conditions de sécurité suffisantes ». « Sur le plan pénal, le texte impactera donc nécessairement l’appréciation d’une faute pénale si celle-ci devait être poursuivie ; pour autant, il n’efface pas tout risque contentieux. Il en ira de même sur le plan civil », souligne Audrey Lefèvre, avocate associée au cabinet Seban. Ces aménagements font toutefois l’objet d’une surveillance par les autorités permettant de sécuriser un minimum le gestionnaire amené à faire des choix de réorganisation.
(1) Complétée par l’instruction n°DGCS/5C/2020/54 du 27 mars 2020, qui précise aussi les modalités de sécurisation des financements en cas de sous activité.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 186 - mai 2020