La crise sanitaire est inédite par son ampleur et ses conséquences, particulièrement sur les personnes les plus fragiles. Elle l’est aussi par la pénurie de moyens de protection et les mesures de confinement déployées pour combattre l’épidémie. Les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) ont dû néanmoins fonctionner, en assurant la sécurité des usagers et des personnels. Il est légitime de s’interroger sur les risques juridiques auxquels ils pourraient être confrontés en cas de contamination, le cas échéant mortelle.
1 Au civil et devant le tribunal administratif ?
Il y a un risque de voir la responsabilité civile (devant le tribunal judiciaire pour les ESSMS privés) ou administrative (structures publiques) engagée en vue d’une demande en indemnisation du préjudice subi par les usagers et personnels.
Pour les structures privées, elle peut être recherchée sur le fondement du contrat de séjour.
À noter. Dans le cas où seul un document individuel de prise en charge est élaboré, les tribunaux ne se sont pas encore prononcés sur la nature juridique de la relation, toutefois la doctrine penche vers une relation contractuelle.
L’établissement privé étant soumis à une obligation de sécurité de moyens, l’usager doit rapporter la preuve d’une faute, d’un lien de causalité et d’un dommage. Si lui ou ses ayants droit sont en mesure de prouver que la contamination au Covid-19 est bien due à un défaut de mise en œuvre des mesures sanitaires requises, la responsabilité de l’ESSMS semble pouvoir être engagée. S’agissant des structures publiques, la responsabilité de l’administration ne peut être retenue que s’il y a une faute de service. Là aussi, à l’usager de prouver que sa contamination est liée à un défaut des mesures ad hoc.
- Réclamations des collaborateurs
Si l’employeur n’a pas mis en place les mesures de sécurité et d’hygiène prescrites et que des
personnels tombent malades, la contamination au Covid-19 pourrait être qualifiée d’accident du travail – AT (mais cela ne semble pas possible d’identifier un fait générateur précis et soudain comme lors d’une contamination au VIH par exemple – pourtant nécessaire à cette qualification –, même pour les soignants en contact avec des patients infectés) ; ou de maladie professionnelle – MP. Le ministre de la Santé a annoncé, le 21 avril dernier, que le Covid-19 serait « automatiquement » reconnu comme maladie professionnelle, seulement « s’agissant des soignants », ce qui exclut les personnels d’accompagnement et administratif des ESSMS. Mi-mai, cela n’avait pas été confirmé par un texte. L’employeur pourrait alors voir sa responsabilité civile engagée pour faute inexcusable.
Concernant les établissements privés, si l’infection au Covid-19 est reconnue comme AT/MP (intégrée au tableau des maladies professionnelles) ou dans l’hypothèse – peu probable – qu’elle soit reconnue comme directement causée par le travail de la victime provoquant une incapacité permanente de 25 %, alors le risque pour l’employeur sera principalement lié à la reconnaissance d’une faute inexcusable. Celle-ci est établie dès lors qu’il a ou aurait dû avoir conscience du danger et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires, caractérisant ainsi le manquement à son obligation de sécurité. Cette reconnaissance entraînera une obligation d’indemnisation de l’entier préjudice (y compris moral) du salarié.
Pour les agents publics, il y aura présomption d’imputabilité au service de la maladie si elle fait partie du tableau des MP. Pour l’heure, ce n’est pas le cas du Covid-19. C’est à l’agent d’en apporter la preuve. En cas d’intégration du virus au tableau, les titulaires pourraient obtenir la réparation intégrale de tous leurs préjudices (y compris moraux) dans le cadre d’une responsabilité sans faute. Les contractuels devront, pour leur part, rapporter la preuve d’une faute inexcusable, dans les mêmes conditions qu’en droit privé.
Pour les stagiaires, en l’absence de lien de subordination avec l’organisme gestionnaire, la responsabilité de l’établissement d’enseignement pourrait être recherchée par une action en reconnaissance de faute inexcusable. Le premier pourra alors être appelé dans la cause par la structure d’accueil.
En cas de prêt de main-d’œuvre ou de mise à disposition, la responsabilité extracontractuelle de l’établissement utilisateur sera engagée dans les conditions du droit commun.
Quant aux bénévoles, pour lesquels il y a une convention tacite d’assistance, et aux prestataires libéraux, c’est le droit commun de la responsabilité contractuelle qui s’appliquera, sur le fondement d’une faute simple.
Enfin, s’agissant du recours à la réserve sanitaire, la réquisition est prononcée par le préfet de département. Elle peut être mobilisée pour offrir un cadre juridique et indemnitaire à l’intervention de professionnels volontaires. Elle permet ainsi d’assurer leur couverture en responsabilité et d’assurer leur indemnisation.
2 Et au pénal ?
Il y a un risque pénal également, au titre notamment des qualifications de blessures voire d’homicides involontaires. La constitution de ces infractions est soumise à plusieurs conditions que le juge doit apprécier notamment au regard du contexte.
Ces délits ne se consomment pas par la seule réalisation du dommage : ils nécessitent la commission d’une faute involontaire spécifique, qui revêt divers degrés de gravité selon qu’elle sera reprochée à l’établissement (faute simple) ou à des personnes physiques (faute simple si causalité directe et faute qualifiée autrement).
Dans ce dernier cas et s’agissant d’une contamination au Covid-19, l’hypothèse à privilégier sera a priori celle d’une causalité indirecte ; il faudra dès lors que puisse être imputée au dirigeant ou représentant :
- soit la violation manifestement délibérée de règles particulières de sécurité ou de prudence ;
- soit une faute caractérisée ayant exposé la victime à un risque d’une particulière gravité.
Le délit de risque causé à autrui pourrait être également envisagé en l’absence de dommage, sous réserve que la jurisprudence considère le risque de contamination au Covid-19 comme un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente. Cette question n’est bien évidemment pas encore tranchée.
Quelle que soit la victime – usager ou collaborateur, en tout état de cause, le risque est juridiquement similaire. La seule différence pourra résider dans le contenu de la faute et des diligences requises, au regard de la spécificité de la relation employeur/préposé ou établissement/résident, et aux obligations de sécurité qui s’imposent alors à chacun. Par principe, les délits de blessures et d’homicide involontaire doivent être écartés dès lors qu’est rapportée la preuve que « des diligences normales » ont été mises en œuvre pour éviter le dommage. L’appréciation de ce caractère « normal » doit être faite selon les missions, les compétences, les pouvoirs et les moyens du mis en cause. C’est en substance ce que rappelle la loi du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 10 juillet inclus.
Il est donc essentiel de documenter les mesures déployées (dispositifs de protection, mesures opérationnelles et organisationnelles, etc.) ainsi que les actions entreprises qui n’ont pu aboutir du fait d’une pénurie, afin de pouvoir en apporter la preuve. Cette recommandation de documentation vaut également pour l’employeur (public ou privé), pour démontrer qu’il a respecté les précautions prescrites pour préserver les salariés ou agents.
En outre, l’instauration d’un plan de continuité d’activité, d’un Plan bleu – exigée par le gouvernement – et la mise à jour du document unique d’évaluation des risques (DUER) participent de ces diligences, et contribueront à exonérer l’établissement de sa responsabilité pénale en cas de contamination.
À noter. La responsabilité pénale de l’organisation, de ses dirigeants (lire l’encadré) ou représentants, peut par principe être retenue cumulativement, au titre d’une infraction commise au nom et pour le compte de la personne morale.
Dans tous les cas, des poursuites pénales seraient menées par le procureur de la République, soit à son initiative, soit au titre d’une plainte déposée par la victime ou ses ayants droit.
3 Quid de la responsabilité de l’État ?
Si la responsabilité civile ou pénale d’un dirigeant était engagée, alors même qu’il ne disposait pas de tous les moyens pour faire face, il pourrait se retourner contre l’État en démontrant qu’il a contribué à la réalisation du dommage en tant que coauteur. Cela nécessiterait la démonstration d’une faute ayant provoqué un préjudice direct et certain. Une telle action est toutefois interdite à l’employeur s’il a commis une faute d’une particulière gravité. À ce stade, les décisions rendues en référé concernant les équipements de protection ne semblent pas aller dans le sens d’une mise en jeu de la responsabilité de l’État [1].
Enfin, s’agissant du défaut de places pour confiner des usagers, le gouvernement a transmis, le 19 mars dernier, aux ESSMS accueillant des personnes âgées et handicapées une conduite à tenir. Ainsi, un recours sur ce terrain-là ne semble pas pouvoir aboutir.
[1] Notamment les ordonnances du Conseil d’État n° 439726 et n° 439693 du 28 mars 2020
Audrey Lefevre et Mattieu Henon, avocats associés, cabinet Seban et associés
Dirigeants : quelle responsabilité personnelle ?
La responsabilité personnelle des directeurs généraux et directeurs d’ESSMS privés ne pourra être retenue en lieu et place de leur employeur, sur un plan civil, seulement s’ils ont agi hors de leurs fonctions, sans autorisation et à des fins étrangères à leurs attributions. Dans le contexte de la crise sanitaire, il y aura une appréciation au cas par cas des situations et il sera considéré du cadre exceptionnel de ces dépassements qui ont pu être guidés par le principe de continuité de l’activité. Dans les structures publiques, la responsabilité personnelle des agents ne sera prise en compte que dans l’hypothèse d’une faute très grave, voire révélant une intention malveillante. Sur le plan pénal, la responsabilité de l’organisme gestionnaire, de ses dirigeants ou représentants peut par principe être retenue cumulativement, au titre d’une infraction commise au nom et pour le compte de la personne morale. S’ils n’ont pas violé délibérément les règles de sécurité et de prudence ni commis de faute caractérisée ayant exposé la victime à un risque d’une particulière gravité, c’est la responsabilité de l’organisme qui sera plus aisément retenue.
Un droit de retrait très encadré
Le droit de retrait est caractérisé par une manifestation explicite du travailleur de ne pas vouloir exercer dans des conditions présentant un « danger grave et immédiat pour sa vie et sa santé ». Il peut ainsi se retirer de l’exercice de ses fonctions, sans autorisation préalable de son employeur mais en l’informant. Dans les ESSMS publics, ce dernier peut prendre une décision d’assignation, sous réserve d’être en mesure de démontrer que cela est indispensable à la continuité du service public. Les possibilités d’exercice du droit de retrait sont donc très limitées. Son bien-fondé n’est pas apprécié en fonction de la réalité du danger, mais si les circonstances autorisent à le penser. À l’appui de deux circulaires de 2007 et 2009 [1], il apparaît qu’un professionnel ne peut exercer légitimement ce droit que s’il constate que l’employeur n’a pas respecté les précautions prescrites pour le préserver d’un risque, c’est-à-dire les recommandations gouvernementales. La question qui pourrait se poser toutefois concerne l’évolution de celles-ci pendant la crise et la multiplication des textes qui parfois se contredisent au gré des annonces successives. En outre, le retrait d’un personnel ne peut créer pour autrui une nouvelle situation de risque grave et imminent, qui pourrait être une faute potentiellement grave susceptible d’être sanctionnée. Aucune sanction ni retenue de salaire ne peut être prise à l’encontre du professionnel du fait de l’exercice de son droit de retrait, sauf si le danger grave et imminent n’est pas démontré. Ces sanctions sont contestables en justice, et feront très probablement l’objet de nombreuses actions dans le contexte actuel inédit et donc générateur d’interprétations diverses des textes et situations. Une juste balance devra être trouvée entre la nécessité de maintenir l’activité des établissements et la sécurité des usagers, d’une part, et, une compréhension face à des personnels qui exercent leur droit de retrait parce qu’ils sont inquiets pour leur santé et celle de leurs proches, d’autre part.
[1] Circulaires DGT n° 2007-18 du 18 décembre 2007 et n° 2009-16 du 3 juillet 2009 (pandémie grippale)
Publié dans le magazine Direction[s] N° 187 - juin 2020