Au cœur de la crise sanitaire, la plupart des structures ont été prises de cours par la pénurie – au premier chef, des matériels de protection individuelle – ainsi que par les fluctuations du marché. Une situation qui a braqué les projecteurs sur certaines insuffisances en matière de gestion des stocks au niveau des autorités. « Jusque-là, nous menions globalement une politique de flux tendu et de coûts réduits, avec une gestion parfois empirique, dans la conviction que nos circuits d’approvisionnement s’adapteraient à nos besoins », décrypte Louis Matias, directeur de La Maison Ferrari, à Clamart (Hauts-de-Seine) et délégué général adjoint de la fédération d'employeurs Fehap. Dans l’éventualité que la Covid-19 puisse devenir un problème saisonnier, et en prévision d’autres crises possibles, un changement de stratégie semble nécessaire.
Des circuits à prévoir
Les stocks sont de différents types. D’une part, les matériels et dispositifs médicaux, comprenant médicaments et équipements professionnels spécifiques à l’épidémie de coronavirus, et d’autre part, les produits hôteliers divers (d’hygiène, alimentaires, autres fournitures…). Un double circuit est également à envisager en fonction de l’affectation des produits, avec un stock pour la consommation courante et un autre réservé à l’urgence. « En période de crise sanitaire s’y ajoutent les produits virucides hôteliers, les circuits séparés du linge propre et sale, de la vaisselle et des denrées alimentaires, ainsi que des déchets médicaux. Lesquels nécessitent de commander au prestataire chargé de l’évacuation et de l’incinération davantage de matériels particuliers aux déchets d'activités de soins à risques infectieux (Dasri) », précise Monique Brédillot, coordonnatrice générale des soins du Comité d'études, d'éducation et de soins auprès des personnes polyhandicapées (Cesap). Un mois d’avance semble adéquat pour les deux cas de figure.
Anticipation, prospectivité et veille
L’état des stocks et le suivi des consommations doivent faire l’objet d’une information produite en direct et accessible en instantané pour bénéficier d’une vision globale et exhaustive. « Ce qui inclut les produits stockés, mais aussi ceux en gestion budgétaire dite hors stocks, à savoir mis à disposition auprès des utilisateurs immédiatement après livraison », précise Olivier Gerolimon, enseignant en « ressources matérielles et pilotage des opérations » à l'École des hautes études en santé publique (EHESP).
Ces prévisions doivent s’appuyer sur une veille portant sur les signaux faibles (les niveaux de consommation en forte augmentation dans les structures voisines). À la clé, la détermination précise de l’effort à produire et des moyens budgétaires à mettre en œuvre. « L’anticipation doit être encore accrue en période de réquisition par l’État et de rupture de stocks européens », souligne Monique Brédillot.
Pour des commandes et des dotations ajustées au mieux, mieux vaut partir de l’activité réelle : nombre de lits occupés, de repas livrés, de personnels en poste par jour et effectivement présents, etc. Une démarche pas toujours évidente à effectuer au quotidien par les professionnels de terrain, surtout dans un contexte de crise. « Il est possible de s’y livrer a posteriori ou de manière occasionnelle, note Olivier Gerolimon. Le gestionnaire de stock peut aussi faire le tour des services pour complémenter si besoin. »
Une logique de territoire
Passer d’une logique d’établissement à une logique de territoire est également crucial. La coordination et la mutualisation des stocks entre structures sont à favoriser autant que possible, que ce soit via un groupement de coopération, un groupement hospitalier de territoire (GHT) ou une association gestionnaire. Un réseau qui s’appuie sur un établissement support, généralement placé au centre d’un périmètre géographique. Pourvoyeur d’une vision complète sur l’organisation interne de chacun, c'est également une ressource en matière de distribution et de suivi des stocks.
Gestion locale ou centralisée ? Cette dernière option semble plus pertinente pour les stocks de crise. « Pour des raisons de praticité, ceux de consommation courante doivent être pris en charge au niveau de chaque structure », estime Louis Matias. Pour certains établissements, le manque d’espace de stockage peut être le facteur déterminant. Cette gestion centralisée est, par ailleurs, plus facile si toutes les structures sont situées dans un rayon resserré et/ou de nature similaire.
Jouer la mutualisation et l’entraide reste une question de solidarité et d’efficacité. « La crise a rappelé que le partenariat permet de dépasser les difficultés, par le partage d’expériences », estime Philippe Wattier, directeur des établissements et services de la Fondation de l’Armée du salut à Reims et dans les Ardennes. Et ce, non seulement entre structures d’un même groupement, mais aussi entre fédérations d’employeurs.
Diversifier les canaux d’approvisionnement
En situation de flux tendu, de nombreux établissements et services se sont retrouvés contraints par les prix donnés, notamment en cas de fournisseur unique. Au-delà du recours ponctuel à des moyens alternatifs, il apparaît nécessaire d’en légitimer d’autres, tant par sécurité que pour une meilleure gestion économique. « Il faut être en capacité d’accepter un circuit non traditionnel, mais professionnel, du fait des impératifs en matière de normes et de traçabilité. Tout en privilégiant les fournisseurs locaux lorsque c’est possible », préconise Louis Matias.
Professionnaliser l’activité
L’ensemble de la chaîne logistique doit se structurer et se renforcer, avec a minima un référent « stocks » par établissement : cadre de santé, infirmière, maître de maison… Et parfois davantage, sous couvert d’une collaboration étroite. Les structures n’ayant pas les moyens d’affecter une personne à temps plein peuvent faire porter cette charge à l’échelle d’un réseau. Des ajustements qui demanderont probablement de former aussi les encadrants soignants et hôteliers, notamment à la sécurisation des stocks.
Ces pistes devront faire l’objet, au fil des mois à venir, de groupes de travail au sein des établissements et services, des réseaux coopératifs et des fédérations d’employeurs. Elles pourront s’insérer dans le bilan de la crise demandé par les agences régionales de santé (ARS). « En espérant que ces débats seront doublés d’une réflexion sur la nécessaire simplification des procédures administratives, pour raccourcir les délais d’approvisionnement et fluidifier les circuits », relève Louis Matias.
Catherine Piraud-Rouet
Point de vue
Vincent Khadri, directeur de l’établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) Jules Séguéla, à Salles-d'Aude (Aude)
« Pendant la crise, notre appartenance à la Fondation Partage et Vie nous a permis de bénéficier d’une forte entraide entre les 122 établissements, en France et outre-mer. Grâce à sa force de frappe, elle a pu avoir accès à des entreprises internationales, ce qui a permis de constituer des stocks de sécurité importants, notamment en masques chirurgicaux. Le tout étant ensuite dispatché par le siège en fonction des besoins, sur trois niveaux : local (établissement), régional (entraide) et national (établissements-relais aux fortes capacités de stockage). Une organisation soutenue par un fort travail en réseau, via des réunions régulières entre directeurs, abordant en particulier le suivi des stocks et les difficultés de chacun. Nous avons aussi remonté, à plusieurs reprises, l’état de nos stocks à l’ARS, pour des dotations plus adaptées. Un maillage qui nous a permis de rapidement surmonter les tensions en équipements médicaux. Et de limiter à 23 le nombre d’établissements touchés par des cas de Covid-19, avec 73 décès. »
Publié dans le magazine Direction[s] N° 189 - septembre 2020