Les grandes mutations à l’œuvre dans le secteur social et médico-social sont connues et largement commentées. Qu’elles concernent le contenu de l’intervention (renforcement de l’ambulatoire et du parcours de prise en charge), le cadre de l’exercice professionnel (inversion de l’initiative sociale, rareté de la ressource, territorialisation de l’offre) ou l’organisation même du secteur (concentration des opérateurs, mutualisation des moyens, extension du principe de contractualisation), ces évolutions, maintes fois décrites, sont maintenant assez largement intériorisées, alors qu’elles sont, pour certaines, vivement critiquées.
La normalisation de l’intervention sociale
Qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite, la concurrence entre opérateurs, autrefois inavouable, est devenue un fait qui structure le domaine professionnel. La rigueur de gestion qui n’est pas nouvelle, est désormais un acquis, même si elle continue de faire craindre à certains la « perte du sens » de l’intervention sociale. La mesure de l’impact social et des effets de l’action, certes encore balbutiants, n’est plus l’épouvantail menaçant qu’elle était avant les processus d’évaluations interne puis externe. Bref, l’idée que nos établissements et services sont des « unités de production », opératrices de la décision publique et qu’elles sont, par là même, soumises aux normes de fonctionnement de toute unité de production de services, fait son chemin. Même si chacun convient que « produire du service à la personne » n’est pas tout à fait de même nature, et ne requiert pas les mêmes prérequis, que vendre des contrats d’assurance ou gérer des chambres d’hôtel.
C’est l’une des grandes mutations traversées par le secteur social et médico-social au cours de ces dernières années : l’intervention sociale s’est « naturalisée », normalisée, comme un acteur parmi d’autres de l’industrie de service. Elle ne bénéficie plus du privilège d’exceptionnalité qui faisait de ses professionnels les hérauts de la relation humaine. Et l’image vertueuse qui l’a longtemps précédée s’érode. Le secteur et ses acteurs ne jouissent plus de cette présomption de plus-value éthique qui lui tenait lieu de légitimité ni de cette respectabilité a priori qui a tant contribué à motiver des générations de travailleurs sociaux . Il ne suffit plus aujourd’hui de se dire travailleur social pour provoquer l’admiration, encore faut-il apporter la preuve de l’effectivité et de l’efficacité de son travail. De fait, si l’on doit recourir, pour soi ou pour un proche, à un service social, on recherchera, comme pour n’importe quelle demande de service, la meilleure prestation, au meilleur prix, après avoir épluché attentivement le comparateur de « 60 millions
de consommateurs »…
Nous ne sommes pas dupes : cette assimilation du secteur à l’industrie de service n’est pas une vérité, c’est une idéologie. Elle n’est que le fruit d’une nouvelle croyance dans les vertus d’un rationalisme qui dépasse ce champ social et qui traverse tout notre « vivre ensemble » : il n’y a de vrai et de bon que ce dont on peut mesurer rapidement l’effet et le résultat. À ce titre, elle n’est ni plus ni moins juste, ni plus ni moins durable que ne le serait n’importe quelle autre idéologie. Mais cela n’y change rien. Dès lors qu’une idéologie devient prévalente, puis dominante, elle finit par devenir la norme… Et, sans en être l’esclave, on ne peut pas ne pas en tirer les conséquences pour l’action.
En revanche, les attentes, les demandes, les désirs des personnes prises en charge ne varient pas : affection et reconnaissance, promotion sociale, développement des capacités instrumentales et intellectuelles, proximité humaine et attention, soin du corps et de l’âme, cadre et interdits, paroles, gestes et présence, transmission de connaissances, de savoir-faire, de manières d’être… Il y a ici des fondamentaux de l’intervention éducative, sociale et médico-sociale qui se moquent bien des mutations évoquées ci-dessus et auxquels nous devrons continuer de répondre, du moins si nous avons la prétention de contribuer encore à « faire société » et tant qu’il existera encore un « secteur social et médico-social ».
Une atrophie de la pensée
Dès lors, la question qui se pose aux dirigeants est de savoir comment donner un cadre à un véritable « agir social » au sein même d’une société « malade de la gestion », pour reprendre le titre emblématique du livre du sociologue Vincent de Gaulejac [1]. Ce n’est pas nouveau : l’ouvrage a plus de dix ans… En 1988 déjà, l’Association des directeurs et cadres de direction (ADC) s’interrogeait lors de ses 17e journées d’étude : « Directeur d’établissement : travailleur social ou gestionnaire ? »
Et l’on pourrait sans doute remonter bien plus loin dans l’histoire du secteur tellement cette problématique de la dérive managériale ou gestionnaire a de tout temps occupé les esprits.
Mais de tout temps aussi, ce discours s’est nourri d’une confusion un peu démagogique : ce n’est pas la gestion qui rend malade ; la « gestion » n’est pas ce monstre froid et tout-puissant qui viendrait à soi tout seul étouffer le lien social… C’est un ensemble de techniques qui donne une forme à une institution, qui lui permet d’exister, de produire et de durer. Elle est – évidemment – nécessaire dès lors qu’un projet entend s’incarner dans le réel. Ce n’est pas la gestion qui porte tort, c’est l’excès de gestion, son abus, c’est la gestion considérée comme une finalité. C’est par dépit, par paresse ou par évitement, son instrumentalisation qui crée les conditions d’une atrophie de la pensée, d’une perte du sens de l’action, d’un détournement des énergies individuelle et collective et d’une « dérive » technocratique… Ce n’est pas la gestion qui est délétère… C’est ce qu’en font les acteurs, au premier rang desquels les directeurs que nous sommes.
« Conjuguer imagination, humour et… douleur »
On sait les compétences attendues pour exercer ces fonctions de cadre : expertise du champ professionnel, organisation, direction des hommes et des femmes, droit et gestion, communication, négociation et évaluation, maîtrise de l’information, stratégie et prospective… Tout ceci reste d’actualité. Mais au stade où nous en sommes, la question n’est plus tant « De quelles compétences disposer pour conduire les organisations » (ces compétences sont largement acquises ou en voie de l’être) que « Quel dirigeant être pour réenchanter un secteur morose ? »
À revers du mouvement puissant d’individualisme, qui n’a cessé de faire le lit de ce mythe de la rationalité comme finalité ultime de toute entreprise humaine, la philosophe Cynthia Fleury[2] développe la nécessité d’un processus d’« individuation », le souci de construire son propre destin, une sorte de conscience de soi dans le monde, qui permettra au sujet de prendre part, de prendre sa part, à la construction d’une vie collective sans céder aux conformismes ni aux injonctions tutélaires. Ce chemin d’individuation passe par trois étapes, estime-t-elle, trois « dynamiques de connaissance » qu’il nous faut conjuguer à l’intérieur de soi : l’imagination, la douleur et l’humour.
L’imagination, on comprend : mobiliser notre créativité, inventer des chemins possibles pour contourner, dépasser les aléas et les contraintes qui se présentent à nous, ne pas se laisser confisquer le réel par le décret ou par la norme ; le réel prend sa source dans l’imagination !L’humour, on connaît : éviter de se prendre trop au sérieux, alléger les inquiétudes et les doutes du quotidien par un trait d’esprit, conserver en soi, en toute situation « la liberté d’en rire » et se moquer du pire… Tout ceci, on s’y essaie et, souvent, on y réussit.
Plus difficile est d’accepter que c’est aussi la douleur qui sera chemin d’individuation, que nous avons une dette de douleur, un pretium doloris, pour exister comme sujet singulier. Nul relent sacrificiel ici qui voudrait qu’il faille souffrir pour être heureux ou souffrir pour s’occuper des souffrants, simplement une évidence : penser par soi-même, parler et agir, endosser les conséquences de ses actes et de ses choix, c’est risqué. Être soi est coûteux. Nous en faisons suffisamment l’expérience dans nos fonctions.
Il y a près de 15 ans, les psychanalystes Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun se penchaient sur l’avènement de cet « homme sans gravité » [3], objet impuissant de cet appétit insatiable de jouissance qui traverse notre manière d’être au monde et qui fabrique un sujet « en souffrance ». comme on pourrait dire d’un courrier qu’il reste en souffrance. Sur un coin de table, à défaut d’être abouti. Un sujet inconsistant faute de pouvoir ou de savoir saisir cette capacité d’individuation que propose Cynthia Fleury.
Un souffle pour l’avenir
Notre secteur et ses acteurs ne sont pas épargnés par ce phénomène d’érosion identitaire. Nous ne sommes plus portés par l’énergie des commencements qui fut celle des années d’après-guerre. Certains en appellent d’ailleurs à renouer avec le Conseil national de la résistance pour préserver la créativité du secteur. Mais 2016 n’est pas 1945 et il est à craindre que l’on ne puisse construire un avenir durable sur des fondements disparus. Faute d’un grand récit fondateur auquel nous pourrions nous identifier, peut-être au contraire ne faut-il compter que sur nous-mêmes pour réenchanter la cause de l’intervention sociale. Ce sont les hommes et les femmes d’aujourd’hui qui, par leur style, leurs mots, leurs attitudes, leur présence, donneront du souffle à un secteur qui s’essouffle.
Pourrons-nous (saurons-nous) donner envie à nos collaborateurs, mobiliser chez eux le désir d’agir et susciter l’appétit d’exister ? Pourrons-nous être porteurs, auprès de tiers (à commencer par nos organismes de contrôle et de tarification) d’une exigence de cohérence, de pensée, de pensée en acte, d’« agir social » ? Saurons-nous, en tant que dirigeants, promouvoir ce « chemin d’individuation » prôné par Cynthia Fleury ?
Alors, il nous faut être nous-même sujet libre c’est-à-dire conscient de ses limites, de ses manques autant que de son pouvoir. Sujet grave en ce qu’il donne du poids aux mots et aux choses, mais léger lorsqu’il convient d’en rire, sujet de raison (ce qui ne veut pas toujours dire raisonnable), sujet de courage, responsable, c’est-à-dire capable d’engager, de s’engager, d’entreprendre, puis d’endosser les conséquences de son entreprise.
[1] La société malade de la gestion, Vincent de Gaulejac, Seuil, 2005
[2] Les irremplaçables, Cynthia Fleury, Gallimard, 2015
[3] L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun, Denoël, 2002
Bernard Lemaignan, directeur général de l'Arafdes
Carte d'identité
Nom. Bernard Lemaignan
Fonction. Directeur général de l'institut de formation des cadres du secteur social et médico-social en Rhône-Alpes Arafdes.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 151 - mars 2017