La réforme tarifaire dans le champ du handicap, dite Serafin-PH, est présentée par les pouvoirs publics notamment [1] comme un outil de progrès. Il pourrait en réalité s’agir d’un outil de rationalisation budgétaire prospérant au prétexte d’un discours bienveillant – comme d’autres outils du new public management – tout en masquant la mise au pas des organismes gestionnaires.
Un « virage inclusif » plus serré
Faisant écho aux lignes directrices de l’ONU de septembre 2022 sur la désinstitutionnalisation, le gouvernement a affiché le mois suivant sa stratégie de réponse aux besoins et attentes des personnes en situation de handicap. Trente et un objectifs ont ainsi été annoncés pour prendre un « virage inclusif » plus serré ; trois seulement concernent les établissements et services sociaux et médico-sociaux pour les personnes handicapées (ESSMS-PH). Précédemment, le rapport Piveteau-Wolfrom de 2020 sur l’habitat inclusif imaginait un dispositif dans lequel les structures ne sont plus que des prestataires de services externes au service des personnes morales « porteuses du projet partagé » (dite personnes 3P) que seraient notamment les bailleurs sociaux ; plusieurs textes ont été insérés en ce sens dans le Livre III du Code de l'action sociale et des familles (CASF). Le mantra de la « transformation de l’offre » est sur toutes les lèvres, alors même que le droit des autorisations des ESSMS a été significativement modifié par la loi « 3DS » et que l’Inspection générale des affaires sociales – Igas (rapport Bohic-Le Morvan d’octobre 2021) préconise d’aller encore plus loin : fusion des catégories d’ESSMS-PH en une seule, dispense d’appels à projets pour toutes les opérations de recomposition, fusion des conditions techniques minimales d’organisation et de fonctionnement, suppression de la référence aux troubles associés, interdiction pour les activités ambulatoires d’être constituées en services autonomes. Enfin, le droit des institutions sociales et médico-sociales a été progressivement modifié pour que tous les grands actes de la vie des structures (schéma, contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens – CPOM, projet d’établissement, règlement de fonctionnement, évaluation) soient rythmés par la même périodicité quinquennale. Ces évolutions s’inscrivent dans une stratégie globale de transformation de l’offre qui avait été annoncée par la circulaire du 2 mai 2017 et s’en était suivie du décret du 27 juin 2018 sur la modulation de la tarification en fonction de l’activité dans le cadre des CPOM. Voilà le contexte dans lequel s’inscrit, jusqu’en 2024, l’expérimentation de Serafin-PH par quelques 1 200 ESSMS.
Un outil de restriction budgétaire
Le groupe-projet Serafin-PH a été constitué en 2014 par la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) et la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) pour tirer les conséquences du rapport Vachey-Jeannet de 2012. Ce document répondait à une lettre de mission ministérielle commandant l’invention d’une méthode d’objectivation des besoins d’accompagnement et des prestations, la réalisation d’une étude des coûts (ENC) sur ces bases et la création d’un dispositif de simulation de la réforme de la tarification. On ne peut donc nier la vocation financière explicite de cette réforme, même si l’intention est louable d’améliorer les interventions réalisées par les ESSMS. On peut aussi constater que l’objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) médico-social doit répondre en même temps aux besoins des personnes en situation de handicap relevant de l’assurance maladie et à ceux, croissants, des personnes âgées. Dans une conception des finances publiques propice à la contrainte budgétaire [2], l’Ondam médico-social ne peut progresser au même rythme que les besoins à satisfaire. Le développement de l’offre du champ Personnes âgées suppose donc de réaliser des économies sur celui des PH (lire tableau).
Le parti tiré des insuffisances des professionnels
Les thuriféraires de Serafin-PH vantent sa vertu d’objectivation des besoins et prestations grâce aux nomenclatures. Leur discours se nourrit de celui de la CNSA qui, dans son guide des bonnes pratiques d’octobre 2020 sur les usages qualitatifs du dispositif, promeut ces nomenclatures comme un langage partagé par l’ensemble des parties prenantes. Cet espace de valorisation qualitative, ce sont les professionnels qui l’ont laissé vacant. En effet, qui peut dire qu’à la suite de l’adoption en 2001 de la classification internationale du fonctionnement de l’OMS (CIH 2), les équipes pluridisciplinaires se sont emparées de ce corpus ? Qui peut affirmer qu’une actualisation de la formation professionnelle des travailleurs sociaux a eu pour objet de leur apprendre à mettre en œuvre cette classification ? Qui peut soutenir même que les organismes gestionnaires ont vu dans cette évolution de l'état de l’art l’occasion de réinterroger leur action ? Administrateurs et dirigeants étaient occupés par la mise en œuvre de la loi du 2 janvier 2002. Les travailleurs sociaux étaient aux prises non seulement avec ces énoncés performatifs mais aussi avec les évolutions du travail social – dont la revue Esprit d’octobre 2022 s’est fait l’écho. Quelle que soit la raison et sans qu’il soit question de porter un quelconque jugement, c’est bien un manque d’outillage technique sur l’analyse des besoins, la définition des interventions, leur mise en œuvre, leur évaluation et leur adaptation qui a laissé le champ libre à Serafin-PH. De ce point de vue, il serait injuste de remettre en cause sa pertinence, d’autant qu’un travail immense et de qualité a été accompli.
La disparition de l’autonomie stratégique des organismes gestionnaires
Le nouveau langage commun offert par Serafin-PH doit – la CNSA l’a dit – irriguer tous les documents de référence, du schéma au projet individualisé en passant par le projet d’établissement et le règlement de fonctionnement, le tout sous le regard de l’évaluation. Or, ces instruments de régulation partagent une périodicité unique de cinq ans. Dès lors, on pourrait s’attendre à ce qu’une modification de la planification entraîne celle des CPOM puis des projets d’établissement, sur les bases retenues par la puissance publique. Serait alors en jeu la liberté des organismes gestionnaires de déterminer techniquement le contenu des projets d’établissement. En adoptant une « logique descendante », la loi Hôpital, patients, santé et territoire (HPST) leur avait déjà retiré la possibilité de faire preuve d’initiative dans la détermination de la réponse à la commande sociale ; avec Serafin-PH, ils pourraient ne plus avoir aucun mot à dire sur les objectifs de leurs propres activités.
Serafin-PH, une T2A
Il est aujourd’hui difficile d’avancer que Serafin-PH institue une tarification à l’activité (T2A) sans être immédiatement critiqué. Il est vrai que le précédent de l’hôpital public (dont la crise sanitaire a mis en exergue l’état de délabrement) ne constitue pas un argument vendeur. Et pourtant, les faits sont têtus. Comme la T2A sanitaire, le nouveau dispositif repose sur une structure mixte alliant un financement socle à un des financements variables corrélés aux besoins individuels, dans une logique de correspondance besoins-réponses identique à celle des groupes homogènes de malades et des groupes homogènes de soins des établissements de santé. Et comme dans la T2A sanitaire, les tarifs doivent être fixés par l’Agence technique pour l’informatisation de l’hospitalisation (Atih) à partir d’ENC, après des traitements statistiques dont on ignore la substance et dont on peut même douter de la pertinence. À dessein, on signalera qu’à l’issue du traitement des données de la dernière ENC, l’Atih semble avoir constaté qu’il n’existerait pas de variable discriminante significative permettant de distinguer les ESSMS-PH en fonction de leurs activités et publics respectifs. Autrement dit, pour l'agence, il n’y aurait pas de différence notable entre un institut médico-éducatif (IME), un établissement et service d'aide par le travail (Esat), un service d'éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) et une maison d'accueil spécialisée (MAS).
Des tarifs indiscutables, une dégradation de la qualité de service
Compte tenu du processus de tarification proposé, les organismes gestionnaires ne disposeraient d’aucun moyen pour critiquer l’insuffisance des tarifs des prestations. En effet, non seulement les modalités de calcul sont inconnues mais rien n’est prévu à ce jour pour rendre possible une contestation devant les juridictions de la tarification sanitaire et sociale. Il semble donc que s’amorce la disparition totale du contentieux de la tarification, après la forte limitation déjà induite par le recours aux CPOM – encore que des moyens existent pour remettre en cause la légalité de ces derniers. Serait alors bafoué un droit fondamental des gestionnaires : l’accès au juge, pourtant garanti par la Convention européenne des droits de l’homme. Et avec, la possibilité pour les gestionnaires de militer en faveur des personnes accompagnées.
La nouvelle tarification, en recourant à des tarifs de prestations prédéfinis nationalement, peut conduire à deux situations. Dans un cas, les prix pourraient correspondre à la réalité des coûts, instituant efficacité et équité. Dans l’autre, pour éviter le déficit de leur compte d’exploitation, les ESSMS devraient ajuster le contenu de chaque prestation pour mettre en concordance coût de revient et tarif. Avec, à la clé, une dégradation de la qualité du service rendu.
Un prélude à la libéralisation des activités
Dès l’instant qu’on recourt à une tarification uniforme des prestations par unités d’œuvre, on rend possible l’invention de modèles économiques faisant intervenir des professionnels libéraux (dont le nombre croît de jour en jour) mais aussi des mutuelles complémentaire santé offrant de nouvelles garanties « autonomie » en espèces voire en nature. De la sorte, serait profondément remis en cause le principe de solidarité qui gouverne jusqu’à aujourd’hui l’action sociale et médico-sociale : la sélection par l’argent ferait du secteur un système à deux vitesses.
Les enjeux sont tels que les professionnels sont légitimes pour nourrir à tout instant le débat sur la réforme de la tarification (avec et au-delà des présents arguments) tout en refusant d’être pris en otages du fait de leur participation aux groupes de travail Serafin-PH. Parce qu’il est politique et non technique, le sujet ne doit pas rester une affaire de spécialistes. En le portant sur la place publique, associations et fédérations joueraient aux yeux de tous leur rôle de corps intermédiaires.
[1] Lire Direction[s] n° 210, p. 20
[2] Les lois de programmation des finances publiques ont été créées en 2021 pour assurer le respect des décisions de l’Union européenne ; pour notre pays, une diminution de plus de 50 % de la dette publique en douze ans.
Olivier Poinsot, juriste spécialisé en droit de l’action sociale
Carte d’identité
Nom, prénom Olivier Poinsot
Fonctions actuelles. Juriste spécialisé en droit de l’action sociale, cabinet Accens avocats conseils ; chercheur associé au Centre de recherche en droit et management des services de santé (CRDMS), Université de Lyon 3 Jean-Moulin.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 214 - décembre 2022