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ARS et médico-social : fongibilité ou choc des modèles ?

07/07/2010

Jean-Michel Abry, directeur du centre Odette Witwowska, établissement et service d’aide par le travail, a repéré les différents modèles qui influencent le secteur social et médico-social. Tout en s'interrogeant sur la pertinence de chacun à l'heure de la mise en place des agences régionales de santé.

Le médico-social est à un tournant de son existence. En effet, les différents changements et l'arrivée des agences régionales de santé (ARS) viennent percuter de façon assez violente les organisations et les modèles fondateurs des institutions médico-sociales. Ces mutations interrogent donc les pratiques - ce qui en soi n'est pas un problème -, mais aussi les cœurs de métier, tâche première des institutions. Deux phénomènes beaucoup plus inquiétants.
Les structures organisationnelles et les modèles managériaux qui animent ces institutions ne sont historiquement pas formalisés et laissent place à un grand vide de forme très souvent interprété à tort comme un vide de fond. Ces institutions deviennent alors la proie de modèles prédateurs, qui seraient salvateurs et générateurs d'une « performance ». Un concept empreint d'une certaine idéologie économique néolibérale qui trouve sa légitimité dans l'optimisation de l'utilisation de l'argent public.
Dans une société qui se fonde sur l'image, la primauté de l'individu, la survalorisation du discours technicoscientifique, l'abolition des dettes intergénérationnelles, la valorisation d'un modèle unique par la normalisation et la disparition des institutions structurant la République (famille, école, action sociale, etc.), on peut comprendre que l'entreprise vienne alors « faire sens » comme modèle structurel des organisations médico-sociales historiquement non modélisées. Cette conception s'imbrique avec deux autres modèles prédateurs :

  • l'utopie du contrôle, promue par l'administration, légitimant une approche taylorienne de l'organisation. La loi du 2janvier 2002 est un «pousse-au-crime» de cette taylorisation, caractérisée dans notre secteur par un empilement des strates hiérarchiques et par l'obéissance au travail prescrit (1).
  • le mythe du risque zéro, promu par l'idéologie sanitaire.

Le secteur médico-social est donc face à trois contraintes exogènes et une faiblesse endogène. L'enjeu peut-il être à la hauteur du risque ? Je me propose donc d'essayer de repérer ces quatre modèles.

Le modèle du secteur médico-social

Notre modèle se fonde sur la subjectivité de la « relation d'aide ». La posture managériale associée est plutôt charismatique, avec un pouvoir à une tête (le directeur). Le discours est plutôt interprétatif. Le travail est souvent auto prescrit, et les métiers peu dissociés. La « pensée » (c'est-à-dire la « clinique ») est le pilier dynamique de l'institution. L'organisation économique est budgétaire. La référence théorique est psychanalytique. Le rapport hiérarchique est « paternaliste rebelle ». Le management se veut psychoaffectif.
La tâche fondatrice est noble, soutenue par une conceptualisation de la dimension groupale, étayage de la socialisation. La justification du sens est l'expérience et le vécu. La personne accueillie est une « énigme » dont il faut trouver les clefs (1). Le langage est flou, « psychologisant ».

Le modèle sanitaire

Ce modèle se fonde sur l'objectivation des actes de soins. Dans ce modèle, la culture managériale est plutôt technocratique. Elle repose sur trois piliers : la direction (administration), les médecins et les soins infirmiers. Le discours est scientifique. Le travail est prescrit. Les métiers sont clivés. La pensée est secondaire à l'acte. L'organisation économique est libérale. La référence théorique est académique. Le rapport hiérarchique est soumis aux savoirs. Le management est opératoire. La tâche fondatrice est étayée par la primauté de l'individu. La justification du sens est la connaissance et la recherche. La personne accueillie est un patient. Le langage est normé.Autrement dit, il comprend :

  • le risque zéro (protéger la vie de ceux qui sont hospitalisés) ;
  • la culture de l'acte et de la procédure (il s'agit de formaliser des actes reproductibles garantissant que le soin sera prodigué selon un protocole indépendamment de la personnalité de l'agent qui le dispense) ;
  • la protection des personnels (ils sont protégés puisque leur responsabilité n'est pas engagée s'ils appliquent le protocole) ;
  • l'idéologie de la traçabilité (le fonctionnement de ce système oblige à une traçabilité sans faille et permanente des actes de soins) ;
  • la performance de la transmission (il ne peut pas y avoir de rupture dans le processus de soin, cela nécessite donc, de la part des professionnels, une capacité à transmettre les infos le plus précisément possible).

Le modèle de l'entreprise

Ce modèle se fonde sur la rentabilité en vue d'une performance économique à destination des actionnaires. La posture managériale associée à cette conception est plutôt stratégique. C'est le dirigeant qui manage. Le discours est plutôt global et rationnel. Le travail est efficace. Les métiers sont clairement identifiés. La pensée est instrumentalisée à la finalité. L'organisation économique est capitalistique. La référence théorique est économique (loi du marché). Le rapport hiérarchique est faussement fraternel et souvent communautariste autour de la finalité. Le management est comportementaliste.
La tâche fondatrice est la recherche du profit. La justification du sens est l'anticipation. La personne accueillie est le client. Le langage est clair.

Le modèle administrativo-taylorien

Ce modèle se fonde sur l'hyper contrôle. La posture managériale associée est plutôt bureaucratique et très hiérarchisée. Le discours est plutôt technocratique et réglementaire. Le travail est uniformisé. Les métiers sont fonctionnels et interchangeables. La pensée est anesthésiée au profit de l'expertise. L'organisation économique est rationnelle. La référence théorique est souvent issue de la théorie anglo-saxonne. Le rapport hiérarchique est fonctionnel. Le management est très directif.
La tâche fondatrice est le contrôle. La justification du sens est issue des politiques publiques. La personne accueillie est l'usager. Le langage est technocratique.

Des théories juxtaposées

Ces repères démontrent la complexité des différentes approches et amènent plusieurs réflexions. Même s'il existe des croisements entre ces différents modèles, ils ne sont pas aussi naturels, ou aussi interchangeables que certains veulent bien le dire. On peut donc s'étonner du désir de vouloir rendre fongibles ces caractéristiques dans l'idée de fabriquer un modèle unique se référant à une pensée unique.
Ces nouvelles tendances qui pénètrent actuellement le secteur médico-social sont porteuses de confusion. L'adoption, sans référence, de concepts piochés çà et là, rend peu cohérente la structure organisationnelle de l'institution. Ainsi, on juxtapose des théories managériales de l'entreprise (systémiques, comportementalistes, celles du potentiel humain) à une organisation hiérarchique qui se taylorise de plus en plus et dont le pouvoir devient central.
Dans certaines grosses associations, la distance entre la direction (c'est-à-dire la stratégie) et l'usager est tellement grande que la question de l'usager devient très secondaire au pouvoir financier. Par essence, un siège d'association gestionnaire n'a pas comme tâche première la clinique de l'usager, mais la gestion des ressources provenant des établissements auto générant de la procédure pour le contrôle. On est alors dans une logique de holding, qui n'est pas le modèle le plus pertinent en matière d'accompagnement des problématiques médico-sociales.
Cette confusion des modèles crée des mélanges où est superposée la performance des fonctions institutionnelles (gestion, ressources humaines, etc.) avec la performance de l'accompagnement des personnes accueilli. Autrement dit, prendre pour acquis qu'une certification de type ISO est la preuve d'une qualité de prise en charge est légitimer l'idée que l'on peut « procéduriser » une « relation d'aide » comme un acte de soins.
On peut penser légitimement que l'absorption du médico-social (on devrait plutôt dire du médico-éducatif) par les ARS va se traduire par un choc des modèles qu'ils soient formalisés ou non. Le risque pour le médico-social est de perdre un savoir-faire clinique indispensable à l'exercice de sa mission face au « géant » sanitaire qui ne prendrait certainement pas le temps de comprendre, tant ses certitudes de performances sont grandes. N'ai-je pas entendu récemment dire que le sanitaire avait dix ans d'avance sur le médico-social ?
Plus particulièrement pour les établissements et services d'aide par le travail (Esat), il n'y a aucune visibilité sur ce que les ARS vont pouvoir leur apporter. Confronté aux problématiques du monde économique, le modèle sanitaire paraît bien peu adapté pour y faire face. En effet, la clef de voûte des Esat se situe plus du côté de la qualité/réactivité/prix que sur la traçabilité et le risque zéro.
L'enjeu n'est principalement ni technique, ni politique, ni organisationnel. Il se situe au niveau des valeurs sur lesquelles se sont construits les établissements. Il ne s'agit donc pas de simples adaptations de forme, dont la pertinence ne franchirait pas l'épreuve de la temporalité. C'est une remise en cause de fondements et des cœurs de métier institutionnels du médico-social. Le risque de crise est alors à son niveau le plus haut.

(1) Le social et le médico-social à l'épreuve de sa déshumanisation, in Management et contrôle social, éd. Eres 2009
Jean-Michel Abry

Publié dans le magazine Direction[s] N° 76 - août 2010






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