Une zone de non-droit ? Deux notes juridiques [1] ont récemment remis sur la table un vieux dossier : celui de l’état de la législation en matière d’échange et de partage d’informations à caractère secret dans le secteur social et médico-social. Conclusion ? L’absence de cadre législatif est patent dans ce champ à l’ADN pourtant pluridisciplinaire. Un vide devenu plus prégnant sous le coup de systèmes d’information (SI) omniprésents et de la montée en charge de dispositifs de coopération, notamment avec le sanitaire. L’enjeu est double : réconcilier la théorie avec la pratique, tout en sécurisant le travail des professionnels.
Secret professionnel
L’échange et le partage de données sensibles se heurtent à une règle intangible : celle de secret professionnel, dont la violation expose son auteur à des poursuites pénales. Sanction encourue ? Un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende [2]. Dans le secteur, qui est concerné ? Le sujet divise. Outre les personnels médicaux et paramédicaux, seuls les assistants de service social et ceux concourant aux missions du service de l’aide sociale à l’enfance sont explicitement tenus au secret, note l’avocat Laurent Coquebert. « Les autres ne sont soumis qu’à une obligation de discrétion, en vertu du droit au respect de la vie privée, inscrit dans le Code civil. » Selon son confrère Olivier Poinsot, en revanche, c’est bien l’ensemble du secteur qui est tenu au silence. « La version actuelle du Code pénal a aboli la distinction existant jusqu’en 1994 entre ceux assujettis au secret, en raison de leur profession et de leur état, et les autres. Aujourd’hui, la révélation d’une information à caractère secret est punie pour tous les professionnels. »
À de rares exceptions près [3], le secret reste la norme. En face, le sanitaire, lui, est armé : des informations peuvent circuler entre les membres d’une équipe soignante [4]. Cette hétérogénéité rend juridiquement risquée la coopération entre les deux champs. « La législation relative aux maisons départementales des personnes handicapées [MDPH] ou aux maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer [Maia] par exemple, pose le principe de la coordination de l’action, sans aller pour autant jusqu’au bout de la logique en autorisant, à cet effet, l’échange et le partage », souligne Jeanne Bossi, la secrétaire générale de l’Agence des systèmes d’informations partagés de santé (Asip Santé). Une nouvelle injonction paradoxale, à l’heure où la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST) a remis ce principe de la coordination au cœur de la prise en charge ?
En filigrane, c’est la question de la sécurisation des fichiers de données personnelles et des SI qui reste d’actualité. « Dès lors que, sous le contrôle de la Commission nationale de l’informatique et des libertés [Cnil], de tels fichiers existent et que des corrélations sont possibles, les structures doivent s’interroger sur leurs pratiques », explique Martine Labrousse, conseillère SI à la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne, privés non lucratifs (Fehap). « Il existe aujourd’hui un cadre juridique relatif au partage et à l’échange des données de santé, qui n’a pas son pendant pour les données sociales, rappelle Jeanne Bossi. La coordination des soins qui se traduit notamment à travers la notion de parcours de soins invite à interroger la distinction entre données de santé et données médico-sociales. » À mille lieux de la théorie, l’heure est au pragmatisme estime Murielle Jamot, adjointe chargée du médico-social à la Fédération hospitalière de France (FHF) : « Il faut tenir compte de la taille des établissements. Une aide-soignante doit aussi pouvoir accéder aux données médicales d’un résidant la nuit pour pouvoir prévenir un médecin en cas d’urgence ! »
Dans la vraie vie
Sur le terrain, les professionnels ont dû souvent passer par-dessus les dispositions législatives par souci d’efficacité. « Le secret partagé s’est de fait diffusé au fil du temps dans les structures »,reconnaît Marie Aboussa, directrice déléguée de la Fédération nationale des associations gestionnaires d’établissements et services pour personnes handicapées mentales (Fegapei). « Il y a la loi et les pratiques, confirme Laurent Puech, vice-président de l’Association nationale des assistants de service social (Anas). L’article 18 de notre Code de déontologie prévoit les modalités de ce partage, sous réserve que l’usager y adhère et que les informations délivrées soient choisies, de préférence avec lui. Ce n’est peut-être pas légal, mais c’est légitime. » Mêmes préoccupations récurrentes du côté des médecins qui poussent tous les jours la porte d’un centre local d’information et de coordination (Clic) ou d’une Maia, voire qui se retrouvent face à une assistante sociale. « À eux de sélectionner, après analyse, les informations à communiquer, ce uniquement à d’autres professionnels eux-mêmes tenus au secret, préconise le Dr Bernard Le Douarin, rapporteur de la section éthique et déontologie au Conseil national de l’ordre des médecins (Cnom). Malgré cela, les médecins sont en permanence sur la corde raide. » Un numéro d’équilibriste loin d’être sans risque, assure Olivier Poinsot : « Les équipes peuvent être confrontées à des divergences d’intérêt avec les familles par exemple, pour qui un partage d’informations peut être source de contrariété. Elles peuvent même déposer plainte. »
Une loi nécessaire ?
Faut-il pour autant légiférer pour stabiliser le cadre juridique ? C’est une boîte de Pandore que l’Anas refuse d’ouvrir. « La notion de secret doit pousser les professionnels à une exigence éthique permanente, rappelle Laurent Puech. Une loi reviendrait à déposséder l’usager de tout moyen de contrôle sur sa vie. » Pas question, en tous cas pour la Fegapei, d’un outil législatif fondé sur une logique de catégories professionnelles « autorisées ». « Le secteur est en pleine évolution, de nouveaux métiers émergent. Une loi devrait donc avant tout se fonder sur une logique de décloisonnement », insiste Marie Aboussa. Un avis partagé par l’Asip Santé pour qui la solution est une réglementation basée à la fois sur l’idée de parcours et d’équipes de soins (lire l’encadré ci-dessous). Il y a urgence, plaide le Cnom. Polyvalent, le texte doit être souple et se garder d’introduire le concept de « secret partagé », sérieux coup de canif à « l’universalité » du secret professionnel. « Ce dernier est entier et indiscutable, réaffirme le Dr Le Douarin. L’entamer reviendrait à autoriser son partage total. Il faut se cantonner aux données strictement nécessaires à la prise en charge. » Les éléments du débat sont sur la table. Les acteurs en appellent aux pouvoirs publics, aujourd’hui focalisés sur la mise en œuvre des Maia.
[1] Le cadre juridique du partage d’informations dans les domaines sanitaire et médico-social : état des lieux et perspectives, repères juridiques réalisés par l'Asip Santé, août 2012 ; Secret professionnel et échange/partage d’informations à caractère secret entre professionnels du médico-social : un exercice sensible », article du Conseil national de l’ordre des médecins.
[2] Code pénal, art. 226-13
[3] Issues des lois de 2007 sur la protection de l’enfance et la prévention de la délinquance
[4] Code de la santé publique, art. L1110-4
Gladys Lepasteur
Les préconisations de l’Asip santé
« Il faut tendre vers une homogénéité des règles applicables au partage des informations entre les secteurs médical et médico-social autour de la notion de parcours de soins. Élargir, au bénéfice du patient, la notion d’équipe de soins à l’ensemble des professionnels de santé impliqués dans sa prise en charge, permettrait de simplifier les règles actuelles […]. Une loi est nécessaire pour permettre ce secret partagé [… au profit] de la personne suivie, [dans le respect] des habilitations de chacun, en fonction des missions imparties et des principes de la protection des données personnelles sous le contrôle de la Cnil. Le recours à des systèmes d’informations interopérables et respectant des référentiels de sécurité constituera un moyen efficace d’y parvenir. »
Repères
- 15 000 euros d’amende et un an d’emprisonnement, c’est la peine encourue en cas de non-respect du secret professionnel. (Code pénal, art.226-13)
- 2009, c’est l’année de création de l’Agence des systèmes d’informations partagés de santé (Asip Santé), chargée d’accompagner l’émergence des technologies numériques en santé.
- « Le partage d'informations est la modalité privilégiée d'exercice du secteur médico-social, pluridisciplinaire par essence. C'est une démarche d'équipe par hypothèse. » (Olivier Poinsot, avocat au Barreau de Montpellier)
Publié dans le magazine Direction[s] N° 100 - novembre 2012