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Tribune de Philippe Dandeville
« Une voie pour innover : l’entrepreneuriat social »

06/02/2013

Et si les directeurs faisaient un « pas de côté » en matière d’innovation et privilégiaient l’entrepreneuriat social ? Ce afin de cumuler le meilleur des entreprises classiques et des organisations sociales. Objectif : un changement sociétal au sein d’un modèle économique pérenne.

L’innovation sociale est un concept protéiforme. Pour le Centre de recherche sur les innovations sociales (Crises), elle peut être appréhendée comme « une intervention initiée par des acteurs sociaux pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d'une opportunité d'action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d'action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles ». Mais s’agit-il vraiment d’innovation dans ce cas ? La Fabrique du social, recherche-action mise en place par le Collège coopératif en Bretagne, la décrit plutôt « comme un phénomène rare et par définition éphémère ». Qui ajoute : « Il convient donc de distinguer ce qui relève de la nouveauté (l’émergence de nouvelles pratiques, de nouveaux produits dans un contexte local) de l’innovation définie comme une création destructrice qui se caractérise par l’appropriation sociale de nouvelles combinaisons structurantes introduites dans la manière de fabriquer des produits, des processus, des procédés. » Cela nous invite à retenir l’idée que « l’innovation est un processus social de la conception à l’usage ». Si elle est par définition sociale, elle ne peut se confondre avec l’innovation à caractère social, fruit des nouvelles pratiques élaborées par le travail social et médico-social.

Une alchimie complexe

Si l’innovation peut se définir comme un mouvement qui déconstruit pour « faire autrement », nous entrons dans une alchimie complexe. Il existe des outils, des grilles d’analyse pour caractériser un projet socialement innovant, mais il est plus difficile d'identifier un contexte propice à l’innovation.

Nous ne décidons pas d’innover : c’est un processus qui participe à la fois de ce que nous sommes, de ce qu’est l’association ou l’organisme gestionnaire, l’établissement ou le service, ses ressources humaines, techniques, financières… voire d’un moment, d’une opportunité qui fait que les choses deviennent possibles et que nous parvenons à saisir. Rien ne se décrète ! Pour autant, si l’innovation relève d’un mécanisme complexe, certaines organisations sont plus propices que d’autres pour la mettre en œuvre. Arnaud Groff, expert en innovation industrielle et en management stratégique de la créativité appliquée, estime que l’innovation se manage et dit à ce propos : « C’est la manière dont l’entreprise gère sa capacité à innover qui la rend innovante. » Il faut notamment discerner le « capital innovation » de la structure, et en particulier sa flexibilité et son acceptation de l’incertitude.

Le modèle adhocratique

Comment favoriser l’innovation sociale, la gérer et lui faire de la place, alors que nos organisations peinent à tendre vers un début d’adhocratie, ce « colosse aux pieds d’argile » dont nous rêvons tant, le modèle proposé par Henry Mintzberg [1] est séduisant ?

Comment aller vers cet idéal alors qu’il est si difficile de s’extraire durablement de la bureaucratie impulsée par les pouvoirs publics et de cette confrontation permanente à des dossiers standardisés pour décrire à la fois une expérimentation, une action innovante ou une demande de subvention « ordinaire » ? En effet, il n’est pas évident dans nos structures de « préserver, de préméditer » la souplesse, quand tout pousse à la structuration formalisée, à la sophistication des procédures. L’innovation (et non l’action rénovée) ne peut éclore que dans des organisations qui admettent la place de l’informel, celle, privilégiée, du processus au détriment des procédures.

Par ailleurs, l’innovation sociale a besoin de temps. Or, dans le monde des affaires, les entreprises qui marchent bien se développent rapidement. L'esprit hexagonal n’entend guère ce besoin de temps et reste trop fixé sur la culture de l’opération et pas assez sur celle du projet au sens anglo-saxon du terme. Il existe à mon sens une « autre voie » pour conjuguer ces contradictions, un « pas de côté » : l’entrepreneuriat social.

Aux États-Unis et au Royaume-Uni, les gouvernements mettent en place des nouvelles formes de partenariat avec les entrepreneurs sociaux, dans l’espoir de résoudre des problèmes de société. En France, nous identifions peu le mot « entrepreneur », plutôt réservé au secteur marchand. Il apparaît donc comme une construction antagoniste.

L'approche américaine attache une grande importance au potentiel de transformation et d'innovation du manager. Elle est principalement représentée par la fondation Ashoka, selon laquelle un entrepreneur social est par définition une personne qui élabore une solution innovante à un problème social à grande échelle non résolu. Bill Drayton, son créateur, assure que « les entrepreneurs sociaux entrevoient un avenir à des endroits où les autres ne le perçoivent pas ».

L'approche européenne accorde, quant à elle, une plus grande valeur au projet social de l'entreprise, à sa gouvernance participative et à l'encadrement de sa lucrativité. Le Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves) ancre ce type de structure dans une économie de ressources hybrides (publiques et marchandes) qui prend en compte les valeurs et les pratiques de l'économie sociale et solidaire (ESS).

Une chaîne de valeurs hybrides

L’entrepreneuriat social n’est pas une nouveauté en soi puisqu’il puisse ses racines dans l’ESS et s’exprime dans de nombreux domaines de l’action sociale. Il désigne toutes les initiatives privées dont la finalité sociale est supérieure à la finalité économique. Ce qui en fait sans doute une réponse originale, c’est l’envie d’un changement plus sociétal que social. Il exprime également un état d’esprit un peu différent : celui d’un gestionnaire qui vise à répondre à un défi social ou environnemental grâce à un modèle économique pérenne. L’entreprise sociale poursuit une finalité sociale ou sociétale, place l’humain au cœur de son modèle, associe les parties prenantes et fait du profit un moyen et non une fin.

Il y a bien des points communs avec l’innovation telle que perçue par le secteur si ce n’est que l’entrepreneuriat social prend un sens particulier puisqu’il ne peut envisager l’innovation que dans un modèle pérenne, viable économiquement autant que socialement.

Elle y prend également une forme inédite qui se définit par sa finalité visant son inclusion dans un environnement entrepreneurial, social, écologique, économique et humain. Elle cherche à apporter une plus-value dont les moteurs ne sont pas l’exclusivité et la rentabilité, mais la « partageabilité » et la libre transférabilité. L'innovation sociale est inclusive et doit amener un bénéfice mesurable pour une collectivité. Dans ce contexte, l’entrepreneuriat social cherche à mesurer son impact social et à le développer notamment par des outils économiques. Dans le secteur, nos projets restituent ce qu’ils coûtent et peu, voire jamais, les charges annexes évitées. L’entreprenariat offre cette nouvelle vision qui consiste à valoriser ces aspects.

C’est enfin et surtout l’ouverture vers une chaîne de valeurs hybrides qui tire le meilleur de ce que recèle les entreprises classiques et les organisations sociales par la coopération, permettant de cumuler la création de valeurs, économique et sociale. Cette collaboration ne va pas de soi tant elle questionne beaucoup d’entre nous sur cette ligne de partage entre économie et social. Pourtant, l’hybridation économique est une bouffée d’air et de liberté pour composer autrement avec la logique bureaucratique et permettre l’amorçage de l’action innovante avec de nouvelles règles du jeu.

[1] Henry Mintzberg a théorisé sept modes de l’organisation, dont le modèle adhocratique (ou organisation innovatrice), structure fluide fondée sur la transversalité et l’organisation en équipes où la coordination s’opère par ajustement mutuel au moyen de communication informelle. Le chercheur pense qu’elle est la forme d’organisation la plus porteuse d’avenir, qu’il faut savoir davantage créer en équipe pour faire face au poids de la complexité des actions, pour rassembler des informations de nature et d’origine différentes. La technologie, la connaissance, la créativité, le travail en équipe : tout pousse les structures vers l’adhocratie.

Philippe Dandeville

Carte d’identité

Nom. Dandeville

Prénom. Philippe

Fonction. Directeur général de l’association Aurore dans l’Eure (champ de l'habitat social et de l'ESS), lauréat du Trophée Direction[s] en 2009 pour la création d’une résidence hôtelière à vocation sociale, gagnant 2011 du grand prix Impact habitat organisé par la fondation Ashoka.

Publié dans le magazine Direction[s] N° 105 - mars 2013






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