Trente et un ans après l’acte I de la décentralisation, bouclé en deux mois par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gaston Deferre, le feuilleton va connaître un nouvel épisode. On le numérote comme le troisième, mais la réalité pousse à dire que, si l’on inclut dans cette histoire les réformes concernant l’administration déconcentrée de l’État, on a vu défiler une dizaine d’aménagements du système politico-administratif local. Le dernier en date a consisté dans la fameuse révision générale des politiques publiques (RGPP), couplée avec la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales. Ce dernier texte est d’ailleurs mort-né du fait du changement de majorité au printemps dernier.
En prenant un point de vue très général, on peut repartir du modèle républicain d’administration locale. Celui-ci comportait trois niveaux : à ses deux extrémités les communes d’un côté et l’État de l’autre, ces acteurs articulant leurs logiques au travers de la collectivité départementale, inventée au XIXe siècle (création du département en 1790, mise en place du préfet en 1800 et construction du département alliant l’exécutif préfectoral et l’assemblée de notables en 1871). Ce modèle a été profondément ébranlé tant dans ses principes organisationnels que dans ses fonctions à partir de 1982. Depuis, on n’a pas encore réussi à trouver un nouveau cadre institutionnel pour faire advenir « l’organisation décentralisée » de la République qu’appelle de ses vœux l’article premier de la Constitution française.
Des questions sans réponse
Trente ans plus tard, nous en sommes donc à peu près au même point. Certes, on a transféré toujours plus d’attributions aux collectivités territoriales et celles-ci disposent de statuts leur assurant une plus grande autonomie. Mais de nombreuses questions restent sans réponse : De quelle nature sont les fonctions des services étatiques et des collectivités ? Sont-elles différentes ? Comment apprivoiser l’adjonction au système de nouveaux étages (intercommunalités, régions, Europe) ? Comment mettre en cohérence l’ensemble ou encore comment articuler le pouvoir descendant de l’État avec une véritable « libre administration » des territoires ? On se trouve aujourd’hui au milieu du gué, le vieux modèle ayant vécu alors que le nouveau peine encore à se révéler.
Dans le domaine de l’action sociale, qui est depuis toujours ballotée par ce ballet institutionnel tant les rationalités qui pèsent sur elle sont loin des problèmes qui se posent à elle, la situation est pour le moins touffue. Tout d’abord, derrière les justifications de façade de la « proximité » et des « blocs de compétences », elle n’a jamais connu de cohérence globale, le partage des financements entre le couple Sécurité sociale/État d’un côté et le département et les communes de l’autre ayant un effet de désarticulation prégnant. Avec le transfert au département du RMI en 2003 (devenu le revenu de solidarité active – RSA – en 2009) et l’affirmation d’un « département chef de file » en 2004, on pouvait voir s’esquisser une forme de « départementalisation » de l’action sociale confortée par l’allocation personnalisée d'autonomie (APA) et, en mode mineur, la création des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). Mais le retour de l’État au niveau régional à partir de 2009, au travers de la RGPP, et la reprise en main du champ médico-social par les agences régionales de santé (ARS) ont introduit, à nouveau, des facteurs de complexité et même d’incohérence.
Ne fâcher personne
Après les engagements de la campagne présidentielle de 2012 qui pouvaient laisser espérer un aggiornamento fondé sur un nouveau souffle, et pourquoi pas un effort de conception doctrinale assumé, nous en sommes donc au bouclage d’un projet de loi de décentralisation qui sort péniblement de plusieurs mois d’âpres discussions, sur fond d’immobilisme revendiqué, de blocages et d’obstructions, les premières moutures du texte sorties à l’automne ayant même réussi à faire contre elles l’unanimité des élus. Une fois de plus, on réforme les collectivités territoriales sans envisager en même temps l’administration déconcentrée : or ce sont les deux faces d’une même réalité. Au résultat, et sous réserve de fortes inconnues qui subsistent, où en est-on ?
Sur le plan du dispositif institutionnel, le but a été de ne fâcher personne. Ce qui conduit in fine à un exercice périlleux : ne rien enlever à aucune des collectivités concernées tout en donnant un peu plus à chacune… On réaffirme donc les grands pôles d’attributions progressivement stabilisés depuis trente ans : aux régions l’économie, le soutien aux entreprises et la formation professionnelle, à quoi pourrait s’ajouter la coordination des transports ; aux départements la cohésion sociale, à savoir essentiellement un segment « social » distingué du « médico-social » ; aux communes et intercommunalités les prérogatives qui sont jusque-là les leurs et attachées aux services de proximité, l’urbanisme devant monter au niveau intercommunal. Il n’y aura donc pas de « grand soir » qui aurait remis clairement en cause le « mille-feuille » administratif tant décrié et qui aurait impulsé une réorganisation du système et des réattributions des compétences. La ministre de la Décentralisation, Marylise Lebranchu, y voit maintenant, poursuivant la métaphore pâtissière, un « quatre-quarts » (État, région, département et bloc communal), mais on ne comprend pas bien ce qui est réellement changé. Dans la plupart des domaines de l’action publique existent des chevauchements et des découpages qui partagent le plus souvent chacun d’eux entre plusieurs opérateurs, à l’instar de ce qui se passe pour l’action sociale. Et, loin de la tentative d’intégration entre région et département – bien timide et incertaine – que voulait susciter la loi du 16 décembre 2010, on ne touche pas à l’architecture en cinq niveaux (le niveau intercommunal s’affirmant, avec en plus la création de « métropoles ») et en deux légitimités verticales qui découpent le système d’administration territoriale.
Des potentialités d'évolution ?
Sur le plan de l’action sociale, c’est le statu quo, bien en accord en réalité avec les équilibres et rapports de force au sein du monde des élus et des administrations locales [1]. Quelques petites novations cependant : entre autres au départ, la volonté d’ancrer les MDPH dans le département, mais la proposition semble avoir fait long feu ; confier les établissements et services d'aide par le travail (Esat) aux départements en prolongement de leurs prérogatives en matière d’hébergement des personnes handicapées, ces derniers échappant alors aux ARS où les avait logés la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST). La compétences régionale en matière de formation professionnelle concernerait aussi les personnes handicapées, de même que l’achat public des formations pour les programmes d’insertion et pour la formation des demandeurs d’emploi. Mais au grand jeu des « transferts » que l’on a connu antérieurement, cela fait finalement bien peu de choses. Surtout, on ne voit pas comment cela peut constituer la « clarification » tant attendue pour éviter les chevauchements de compétences et les doublons.
Cette loi peut cependant se sauver de la totale vacuité par l’introduction d’instruments procéduraux et d’instances nouvelles. Là se tiennent des potentialités d’évolution, au moins sur le plan théorique. Il s’agit de la création d’une conférence territoriale de l’action publique (CTAP) présidée par le président du conseil régional et en charge d’élaborer un schéma régional de développement (SRD).
Des équilibres complexes
La structure CTAP, qui réunit des représentants de tous les exécutifs de la région, des départements, des métropoles, des agglomérations, des représentants des communes et enfin le préfet, est une instance destinée à chercher des consensus de façon à définir une stratégie cohérente et commune à tous ces acteurs territoriaux. Pour y parvenir, elle peut déboucher sur une redistribution des attributions des uns et des autres afin de limiter les effets négatifs des cloisonnements et des concurrences. Autrement dit, faute de pouvoir préalablement et par la loi remettre de l’ordre dans un système d’administration locale éclaté et incohérent, on attend des acteurs qu’ils le fassent eux-mêmes en situation, en se confrontant aux réalités des territoires divers et superposés dont ils ont la responsabilité. Beau pari, bien dans l’esprit du temps car révélateur des apories de notre démocratie : elle ne peut se gouverner du haut à partir de la seule légitimité politique centrale, bien en peine aussi de s’accorder avec elle-même. Elle doit donc s’appliquer à une « gouvernance » par les procédures qui sont destinées à donner aux acteurs le soin de construire la substance de l’action publique, tout en faisant peser sur eux une certaine capacité du pouvoir à les contraindre, de façon à ce qu’ils empruntent les directions souhaitables. Ainsi, le SRD deviendra la norme à partir de laquelle les compétences et attributions de chacun devront s’ordonner et au nom de laquelle celles-ci pourront être redistribuées par accords consensuels : une sorte de « feuille de route » établie en commun pour lutter contre le fractionnement inhérent à un système polyarchique très dispersé. La condition de la réussite tiendra à l’intérêt qu’auront ces acteurs à faire converger leur action et à leur dynamisme pour y parvenir. Le prix en sera une différenciation accrue entre les territoires dont l’avenir dépendra assez largement, outre les ressources inégalement réparties dont ils disposent et que l’État aura de plus en plus de mal à équilibrer, des capacités régionales à mettre l’ensemble en ordre en fonction d’objectifs cohérents. Le modèle administratif français, faute de doctrine ordonnatrice préalable, s’engage donc dans un mouvement dont la théorie se dégagera chemin faisant. Il s’agira finalement de prouver le mouvement en marchant… À défaut de succès pour cette stratégie de contournement des blocages, ce qui est tout à fait envisageable sinon probable, on peut d’ores et déjà inscrire sur l’agenda un acte IV de la décentralisation.
[1] Lire Direction[s] n° 102-103, p. 4
Si vous souhaitez contribuer au débat, proposer une tribune ou réagir à celle-ci, n’hésitez pas et contactez la rédaction : redaction-directions@reedbusiness.fr
Robert Lafore
Carte d’identité
Nom. Lafore
Prénom. Robert
Fonction. Professeur à l'université de Bordeaux-Institut d’études politiques.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 107 - mai 2013