Réorganisation et modernisation de l’État, décentralisation, interrogations sur le devenir des agences (d’appui à la performance – Anap, de l’évaluation et de la qualité – Anesm…): la gouvernance politique de l’action sociale devient de moins en moins lisible, de plus en plus incertaine et complexe. Laissant la place à de réelles interrogations en termes de pertinence, d’efficacité, mais également de sens.
À partir de la fin des années 1980, le système de gouvernance du secteur social et médico-social s’articulait autour d’une administration déconcentrée de l’État relativement robuste – les ex-directions départementales et régionales des affaires sanitaires et sociales (DDASS et DRASS) disposant d’une compétence quasi générale en matière sociale – et sur un mouvement de décentralisation faisant, tendanciellement, du département le chef de file de l’action sociale. La création des agences régionales de l’hospitalisation en 1996 n’a pas affecté ce dispositif.
Parallèlement, l’acte II de la décentralisation (2004-2005) a conforté le rôle des conseils généraux en leur confiant des compétences de plus en plus larges (personnes âgées, handicap, insertion…). Le Code de l’action sociale et des familles (CASF) dispose [1] d’ailleurs que « le département définit et met en œuvre la politique d'action sociale, en tenant compte des compétences confiées par la loi à l'État, aux autres collectivités territoriales, ainsi qu'aux organismes de Sécurité sociale. Il coordonne les actions menées sur son territoire qui y concourent. Il organise la participation des personnes morales de droit public et privé mentionnées à l'article L116-1 à la définition des orientations en matière d'action sociale et à leur mise en œuvre. » Le Code consacre l’unité du champ social et le rôle pivot donné au conseil général qui dispose dès lors d’une compétence générale.
Un changement de paradigme
La loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST) du 21 juillet 2009 marque une rupture avec ce mouvement. Elle transforme les modes d’organisation de l’État déconcentré avec, notamment, la création des agences régionales de santé (ARS). La priorité donnée au niveau régional est très discutable. Le niveau départemental est affadi entre les délégations territoriales sans grandes compétences propres, les directions départementales de la protection des populations et de la cohésion sociale aux missions pléthoriques et les préfets aux pouvoirs limités, alors que l’essentiel des politiques sociales locales se jouent à cette échelle. De plus, au plan régional, les missions de l’État se trouvent dispersées entre plusieurs directions (notamment celles de la Jeunesse, des Sports et de la Cohésion sociale – DRJSCS), dont aucune ne dispose d’une vision d’ensemble ni de légitimité pour en assurer la cohérence. Au plan central, la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) se retrouve alors comme un général sans troupe.
Le social, institutionnellement divisé
Ensuite, la loi opère une coupure formelle au sein du champ de l’action sociale en cherchant à rapprocher les structures dites médico-sociales et celles du sanitaire. Or, la notion de « médico-social » recouvre une réalité administrative, pas une catégorie d’action. Cette situation provoque des séparations administratives qui traversent les secteurs du handicap ou celui des personnes âgées sans fondement au regard des pratiques et des besoins sociaux. Pour la première fois de son histoire, le social se trouve institutionnellement divisé [2].
Parallèlement, la future réforme de la décentralisation risque d’accroître la confusion et la complexité, d’autant que sa gestation s’avère plus difficile et délicate que prévue [3]. Si, à première vue, le département semble tirer son épingle du jeu, il y a une volonté de favoriser des transferts de compétences dans le champ social, mais avec des logiques incertaines et donc de nouveaux problèmes d’incohérence. Non seulement les tensions entre centralisation et décentralisation vont s’accroître, mais il y a un risque d’en voir naître de nouvelles entre collectivités territoriales comme entre les administrations de l’État impliquées dans le social au détriment de la cohérence des actions conduites et des usagers. La multiplication des lieux (commissions…) et des temps de coordination, inhérente à ces situations, ne garantit pas de contrebalancer les effets négatifs déjà perceptibles en termes d’efficacité et de lisibilité. Plus fondamentalement, cela soulève des questions de sens, qui pèsent sur le déploiement de l’action sociale et sur ses acteurs.
Un risque réel de perte de sens
Ces constructions sont portées, notamment depuis la loi du 2 janvier 2002, dite « 2002.2 », par la recherche d’une véritable maîtrise de l’offre et d’optimisation des coûts. La prévalence des problèmes sociaux et un mode de traitement essentiellement « curatif » rendent l’exercice difficile. D’où, progressivement, des logiques normatives, c'est-à-dire des situations où la norme tourne pour elle-même entretenant des rapports distants avec le réel, qui tendent à s’imposer [4].
L’évolution des modes d’allocation de ressources (convergence budgétaire, tarifs plafonds…) annihile quasiment les procédures contradictoires et la portée des éventuels recours contentieux. De plus, avec la création des ARS, l’on assiste à une superposition de schémas, avec des logiques et donc des cohérences distinctes susceptibles de dévitaliser une nécessaire planification concertée. De même, la loi HPST a rétabli de nombreux cas d’autorisations conjointes, supprimées par le passé dans un souci de simplification. L’Association professionnelle des inspecteurs de l'action sanitaire et sociale (Apiass) s’est émue de leur marginalisation dans certaines ARS au profit d’autres profils et, notamment, de consultants venus du privé [5]. Sans remettre en cause les compétences des personnels des ARS, cette position illustre le risque d’une perte de culture commune entre acteurs et décideurs. La réforme de la décentralisation est révélatrice d’une logique où l’on privilégie la forme sur le fond, qui pourrait entraîner une réelle perte de sens. Les projets actuellement en débat relèvent de mécanos politico-institutionnels desquels toute préoccupation et vision, en termes de politiques publiques, semblent exclues. Dès lors, la cohérence et le sens des propositions de nouveaux transferts (s’il y en a) ne sont pas aisément perceptibles et, de toutes façons, parcellaires.
La question des agences et autres organismes parapublics s’inscrit dans ce contexte. Dans le champ social, leurs créations, peu nombreuses d’ailleurs, procèdent fortement d’une logique partenariale. C’est le cas, par exemple, de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), de l’Anesm, ou de l’Observatoire national de l’enfance en danger (Oned). Mais les projets d’évaluation de certaines d’entre elles se fondent d’abord sur une logique gestionnaire avec un risque réel de casser des dynamiques utiles [6].
De fait, complexité des modes de gouvernance et perte de sens se combinent, nécessitant de revenir aux fondamentaux pour formuler des propositions.
Le retour aux fondements de l’action sociale
Les problématiques qui traversent ce secteur, qu’elles émanent des pouvoirs publics, des acteurs ou des usagers, ne trouveront pas de réponse satisfaisante en se préoccupant d’abord de montages institutionnels, toujours imparfaits par nature. Le gouvernement semble avoir pris, en partie, la mesure de la situation. En présentant le plan sur la pauvreté, il a annoncé un projet d’assises interrégionales du travail social devant déboucher sur des états généraux début 2014. Certes, la question de la gouvernance n’en est pas l’objet et ne semble pas figurer sur l’agenda de ces travaux. Mais, immanquablement, elle sera posée.
En tout état de cause, et c’est par là qu’il faudrait commencer, cette initiative ouvre un espace public de débats sur les finalités de l’action sociale, dont la relecture critique et la réévaluation sont des préalables à toute réflexion sur la gouvernance. C’est la même méthode qui devrait présider aux réflexions sur la réforme de la décentralisation, comme sur l’organisation de l’État déconcentré. Ce dernier devrait, en toute logique, se recentrer sur un rôle d’impulsion et de garant du respect de la loi et, notamment, de l’égalité entre citoyens et entre territoires. Ceci milite pour des structures régionales et départementales spécifiques de l’action sociale, plus légères, axées sur des postures stratégiques et dégagées des tâches de gestion locale des politiques.
Le management opérationnel et local de l’action sociale devrait continuer à s’inscrire dans une logique de décentralisation. Manifestement, le département jouera un rôle pivot en la matière. Des transferts, par voie de convention, sont envisageables, en particulier au profit des intercommunalités, à condition que ceux-ci portent sur un secteur dans sa totalité et ne conduisent pas à des incohérences ou des fragmentations de secteurs d’action.
Concernant les agences, les états généraux sont l’occasion de redonner chair au Conseil supérieur du travail social (CSTS). C’est un pôle potentiellement structurant du champ de l’action sociale dans son ensemble, de par son expérience, ses compétences et sa légitimité. Le gouvernement a d’ailleurs décidé de lui donner une place centrale dans l’organisation des futurs états généraux.
C’est donc autour d’un CSTC conforté et renforcé, plutôt qu’en cherchant à créer de nouvelles structures, que l’on pourra examiner le devenir d’autres agences ou observatoires du champ social [7]. Tout cela nécessite un débat ouvert. Les acteurs, dont les fédérations, doivent s’y inscrire avec pour préoccupation d’œuvrer, en même temps, à la construction d’une parole commune au plan national et à la mise en place de modes de coopération locaux, notamment à l’échelle départementale.
Nul ne peut se satisfaire de la situation présente. Mais l’on ne pourra déboucher sur des solutions pertinentes, efficaces et partagées que si la question des objectifs et du sens précède celle des modes de gouvernance.
[1] CASF, article L121-1
[2] Action sociale et loi HPST, convergence ou incohérence ?, Pierre Savignat, Les Cahiers de l’Actif, n° 438-439, octobre-décembre 2012
[3] Décentralisation, action sociale et territoire, Billet de la semaine du 17 février 2013 sur www.repolitiserlactionsociale.org
[4] L’action sociale a-t-elle encore un avenir ?, Pierre Savignat, éd. Dunod, 2012
[5] www.apiass.org
[6] Accessoirement, toucher à l’Anesm, par exemple, 18 mois avant l’échéance du rendu des rapports de l’évaluation externe serait le meilleur moyen de casser le processus, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer.
[7] Néanmoins, cela nécessite de donner au CSTS de réels moyens de fonctionner, ce qui est loin d’être, hélas, le cas.
Pierre Savignat
Carte d’identité
Nom. Savignat
Prénom. Pierre
Fonctions. Maître de conférences associé, université Pierre-Mendès-France Grenoble 2, membre du conseil scientifique de l’Anesm.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 110 - août 2013