« L’éducation dans les murs ne marche plus » ; « Il paraît que l’on est maltraitant, mais quand il y a un problème, on nous demande de l’internat » ; « Les services d’éducation spécialisée et de soins à domicile (Sessad), d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) et les services à domicile sont l’avenir » ; « Depuis qu’il y a tous ces services, on ne voit plus le directeur, et on ne sait plus où on est… » Ces réactions de professionnels, glanées au cours de réunions ou de rencontres informelles, expriment autant d’espoirs que d’incertitudes et montrent bien à quel point nous sommes dans une période de mutation où les termes « désinstitutionnalisation », « inclusion », « réseau », « parcours » reviennent sans cesse.
Comment comprendre cette mutation pour ne pas la subir et continuer de donner tout leur sens à nos interventions et toute leur efficience au service des personnes – enfants, adultes, personnes âgées – que nous accueillons et accompagnons ? Telle est la question. On peut la prendre de divers côtés : notre histoire, notre métier, le management de nos organisations, la demande des usagers, celle des décideurs et des administrations…
L’accélération du mouvement « hors les murs » dans les années 2000
La plupart des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS), surtout depuis la reconstruction d’après-guerre, se sont constitués en alternatives aux grandes institutions qu’étaient l’asile, l’hospice et la prison, stigmatisées comme des lieux d’enfermement et de maltraitance. Ils se sont pensés aussi comme palliatifs et protecteurs dans une société qui ne pouvait accueillir la différence. Les ESSMS se sont ainsi fondés sur des valeurs d’écoute, de chaleur, de bienveillance et d’ouverture et les premières critiques sur la maltraitance en institution à la fin des années 1990 ont été vécues comme un choc et une injustice pour beaucoup de professionnels. Dans le même temps, notamment dans le champ de l’enfance, des établissements, reconnus pour leur qualité, ont voulu aller plus loin dans une dynamique « hors les murs » ou se sont trouvés dans des situations où leur capacité de contenance était mise en cause. Beaucoup se sont alors diversifiés en structures éclatées ou en organisations de type pavillonnaires, avec des services de chambres en ville, de placement familial spécialisé, etc.
Mais à partir de 2002, les politiques sociales ont fait apparaître une demande de désinstitutionnalisation bien plus forte. Autant la loi de 1975 catégorisait les personnes pour les placer dans des institutions, autant celles de 2002, puis de 2005 commencent par affirmer le droit des usagers et leur exigence d’être maintenus en milieu ordinaire. Le décret de 2009 sur la scolarisation des enfants handicapés décentre encore plus les institutions qui ne sont plus désormais les seuls maîtres de leur projet. La recommandation du Conseil de l’Europe de 2010 va plus loin en demandant à tous les États membres de remplacer l’offre institutionnelle par des services de proximité.
Les professionnels et les administrateurs qui ont construit leur identité et leur militance sur une critique des grandes institutions et la création de lieux de vie, d’éducation, de soin alternatif se trouvent eux-mêmes confrontés à une demande de désinstitutionnalisation. Celle-ci émerge du combat de nombreux usagers dans les pays de l’OCDE pour privilégier le maintien dans leur communauté, plutôt que le placement. Des gestionnaires d’associations de parents qui se sont battus pour créer des institutions voient celles-ci boudées par des familles qui exigent le maintien à l’école avec des aménagements, des compensations et des accompagnements à la vie sociale.
Il existe aussi quelques ambiguïtés : par exemple, la création de petites structures en milieu ordinaire est parfois vue par certains financeurs comme une occasion de redéployer des moyens, concentrés dans des internats, en services plus légers, accompagnant plus d’usagers pour le même prix. De nouveaux services explosent également dans l’aide à domicile, avec du personnel souvent peu qualifié… Enfin, on voit fleurir des projets de plateformes de prise en charge, de dispositifs ou encore d’hébergement communautaire, où les personnes handicapées peuvent même être les employeurs de leurs accompagnants.
Le mythe d’une désinstitutionnalisation totale
Sur le fond, les professionnels et les administrateurs bénévoles ne peuvent que s’engager naturellement dans ce mouvement. Ils l’ont d’ailleurs fait concrètement en diminuant les tailles des établissements, ayant toujours en tête l’ombre portée par l’asile, l’hospice et la prison. Mais des questions de fond les tracassent. Comment accompagner, soigner, éduquer dans un éparpillement de services et de prestations ? Comment regrouper des interventions autour d’un projet ? Bref, comment continuer à faire institution sans ses « murs » ? Autres interrogations : est-il vrai que le milieu de vie naturel d’un enfant et d’un adulte soit devenu brutalement bientraitant et l’institution maltraitante ? N’y a-t-il plus de famille où les jeunes sont en danger ? Une personne handicapée seule, bloquée dans
son fauteuil devant la télé chez elle, est-elle plus heureuse qu’en structure ? Le développement des services permettant d’accompagner le plus longtemps un usager dans son milieu naturel ne crée-t-il pas aussi un besoin d’institutions de dernier recours ? Par exemple, pour des adolescents qui ont épuisé tous les services ou pour des personnes âgées qui ont atteint un niveau de dépendance nécessitant médicalisation et contenance. Autant de réflexions qui viennent questionner le mythe possible d’une désinstitutionnalisation totale.
Un projet, une unité, une petite équipe, un cadre
Le terme même de « désinstitutionnalisation » interroge même sur la possibilité d’éduquer, d’enseigner ou de soigner sans référence institutionnelle, même dans une relation strictement individuelle et à domicile. Mais qu’est-ce qu’une référence institutionnelle ?
Pour s’adapter à toutes ces mutations, notre secteur d’activité s’organise progressivement en pôles et en plateformes de ressources plus souples que les institutions antérieures, constitués de services de proximité permettant à l’usager de vivre dans son milieu naturel (famille, école, quartier), ce en exerçant tous ses droits plutôt qu’en étant placé. Ces organisations sont confrontées à deux risques permanents : celui d’un dispositif si bien intégré qu’il deviendrait totalitaire en répondant à tous les besoins de la personne ; inversement, celui d’un éclatement par « métier » où chacun défendrait son « pré carré ». S’ajoute un troisième danger : que chaque dispositif construise progressivement son propre référentiel, créant une situation où chaque sous-ensemble se balkanise dans une relative autosuffisance, générant des incompréhensions et délitant peu à peu ce qui fait institution. D’ailleurs, une telle évolution peut être souhaitée par certains, car elle favorise une organisation selon la loi du marché, où une mosaïque de services se muent petit à petit en fournisseurs pour les donneurs d’ouvrage que seraient les administrations, les instances de prescription comme les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) ou les usagers eux-mêmes. Une telle organisation serait-elle en capacité d’assurer l’adaptation des parcours aux besoins des personnes ? Qui garantirait l’unité suffisante du projet
pour et avec l’usager ? Qui contrôlerait un égal accès aux ressources de soutien et d’accompagnement ?
La diversification en plateformes de ressources demande de regrouper et recomposer, parfois rapidement, des ressources humaines, logistiques et financières. Ce qui suppose un éclatement en petites unités, une direction rassemblant un pôle de ressources plus larges sur un territoire donné, un développement de capacités d’évaluation, d’anticipation… Ces petites unités deviennent, à la place des établissements, le nouveau centre de gravité, la nouvelle structure de base, l’atome de l’organisation sur le modèle « un cadre intermédiaire, une petite équipe, un projet, un public, une adresse ».
Des identités professionnelles modifiées
Le directeur, responsable d’un plus grand nombre d’unités, prend une position plus stratégique et ne peut plus être le référent d’un corps de métier dominant, ni même parfois d’un seul type de public. Sa légitimité ne peut donc plus s’appuyer seulement sur sa capacité à remplacer au pied levé un intervenant de base, mais sur ses compétences stratégiques en externe et de management d’un système en interne, centré sur les articulations et les modes de communication. Les identités professionnelles s’en trouvent elles aussi modifiées. Bref, ces nouvelles formes institutionnelles bouleversent profondément les pratiques, les statuts, les places et les identités de chacun.
Tout compte fait, le terme « désinstitutionnalisation » est trop négatif. Il engrange des peurs, induit même une querelle des anciens et des modernes avec son cortège de clivages et d’anathèmes. Méfions-nous des modèles caricaturaux, dont sont revenus les pays qui se sont engagés trop massivement dans les années 1960. Il s’agit de répondre à la demande justifiée des usagers de bénéficier de services dans leur environnement proche ou à leur domicile, sans être arrachés de chez eux et placés en institution. Sauf en cas de nécessité pour obtenir un service très spécialisé, un cadre sécurisé ou contenant… Qui penserait s’y opposer ?
L’éclatement de nouveaux services et la réorganisation des anciens prennent sens quand ils répondent à cette demande. Ils induisent de nouveaux fonctionnements et de nouveaux modèles culturels pour les professionnels – cadres et non-cadres –, les gestionnaires des associations, les services de l’État et des collectivités territoriales. Le projet de tisser du lien social autour de chaque personne fragilisée plutôt que de l’arracher à son environnement, sauf en cas de nécessité momentanée, est le seul qui puisse éclairer et donner du sens à toutes ces réorganisations. Et aux évolutions de nos postures professionnelles.
[1] Sessad : service d’éducation spécialisée et de soins à domicile ; SAVS : service d'accompagnement à la vie sociale.
Alain Dewerdt et Pierre-François Pouthier
Carte d’identité
Nom. Dewerdt
Prénom. Alain
Fonction. Consultant en management des organisations sanitaires et sociales, ancien directeur général d'une association et psychologue clinicien de formation.
Carte d’identité
Nom. Pouthier
Prénom. Pierre-François
Fonction. Gérant de Fair'Équipe, ancien directeur général adjoint de l'Association calvadosienne pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (Acsea).
Publié dans le magazine Direction[s] N° 111 - octobre 2013