À peine éveillée, 2015 s’est vu précipitée dans une actualité inhabituelle sur notre sol, hélas si tragiquement quotidienne ailleurs, conséquence de ces aveuglantes pensées qu’empruntent certains d’entre nous, les humains. Une fois passée la sidération, puis mesurée l’horreur, le temps de la réponse est venu. D’une ampleur inattendue certes, mais surtout d’une tonalité citoyenne, digne et républicaine, qu’on pensait tarie. Puis dans un second temps médiatique et politique, celui du tarissement du spectaculaire et de l’émotion, les commentaires ont pointé que la réaction citoyenne aux tueries immondes n’avait pas été si unanime, remettant en lumière quelques-uns de ces phénomènes lancinants qui minent notre société.
La dimension illusoire de l’unisson citoyen
Après avoir durant quelques jours tenté de minimiser, comme prise au dépourvu, la société
a dû se rendre à l’évidence : au cœur de l’école républicaine, dont certains établissements sociaux et médico-sociaux, le refus de participer à une minute de silence et la justification souvent sommaire de la violence sont venus frapper à la porte de l’unité nationale pour ne pas s’y inviter. Une partie de ceux que par paresse intellectuelle ou par manque d’attention (ce qui est pire encore), on appelle depuis trop longtemps « les jeunes », substituant ainsi aux notions pourtant distinctes d’enfance, de préadolescence, d’adolescence et de jeune adulte un amalgame confus et aliénant, est venue dire la dimension illusoire de l’unisson citoyen.
Sur la scène de ce second choc, avec la célérité qu’on lui connaît, le monde politico-intello-médiatique a repris la main. Vite comprendre. Vite tirer les leçons. Vite dire les solutions : (ré)enseigner le fait religieux, marteler la laïcité, uniformiser le paraître, chanter La Marseillaise, restaurer le service militaire et, surtout, rétablir l’autorité. Vite faire sur ce point jugé crucial une déclaration ministérielle : désormais ne sera tolérée « aucune faiblesse contre les comportements [qui] portent atteinte » à l’autorité des enseignants, au respect des règles de « civilité » et de « politesse ». Devant le refus de l’autorité, il faut désormais « l’extension des sanctions ». Point final.
Sauf que ces attitudes rebelles, prétendument révélées par les événements tragiques, sont le reflet d’un mal bien plus profond, lequel ne relève pas du refus mais du manque. Ce manque-là ne concerne pas seulement ceux de nos enfants dont les racines renvoient au culte musulman. Il ne se manifeste pas seulement à l’école, au collège ou au lycée mais a pénétré, insidieusement, la société toute entière. Hannah Arendt disait qu’il n’est rien de pire qu’on puisse faire à un adolescent que de le priver d’autorité. Tentons de le dire autrement : il n’est rien de pire pour nos enfants, dès leur plus jeune âge, que de les faire vivre dans un monde qui ne veut plus ou ne sait plus faire autorité ni par ses institutions, ni par ses acteurs clés. Le véritable drame dont les répliques de la tragédie de ce début d’année ont témoigné est là : le corps social ne sait plus faire autorité. Il faudra bien davantage qu’une « extension des sanctions » pour y faire face…
Le territoire perdu de l'éducation
Depuis les années 1980, certains d’entre nous, exerçant au sein des organisations du champ social et médico-social, ont constaté, signalé, alerté à propos de cette très préoccupante particularité de notre société. Ils ont été taxés de conservatisme, d’extrémisme, priés de se taire, dès lors, de moins en moins nombreux. On ne dit pas facilement à l’homme postmoderne que, trop déraciné, il est devenu « feuille au vent », qu’il fait fausse route en voulant réduire son humanité à la satisfaction immédiate de ses besoins et à la « ringardisation » de ce qui fonde la vie des hommes en société. On ne met pas en lumière sans risque de railleries assassines, ces petites lâchetés du quotidien qui sont autant de renoncements à dire à nos enfants la loi, la règle, le respect de l’ordre commun, de soi et de l’autre.
Le résultat est là : il y a bien longtemps qu’une partie toujours grandissante de nos enfants a faim de repères, de sens et que d’une suffisante même voix, nous ne savons plus l’en nourrir. Pire encore, certains d’entre eux ont perdu cet appétit-là, littéralement happés par les conséquences parfois irréversibles d’une structuration affective, psychique, sociale, culturelle en lambeaux. C’est peu de le dire : les territoires perdus de la République ne sont pas d’abord sociaux, économiques, géographiques. Ils sont ceux de l’éducation première, de la transmission des savoir-être et des connaissances issus de l’histoire des humains, du socle commun de valeurs, de la pensée partagée, de ce qui, fruit de l’intelligence collective, forge le contrat social. Ils sont les territoires perdus de ce qui devait, nous en fûmes un temps tous d’accord, porter et faire autorité.
Répondre aux faims inassouvies
Historiquement inscrits dans des démarches puisant sens dans ce qui fonde la vie des hommes en société, porteurs et diffuseurs de projets qui tendent à faire lien social en (re)donnant une place citoyenne aux plus fragiles, aux plus démunis, nous – acteurs du secteur social et médico-social – sommes bien sûr au cœur de cette importante problématique. Que ce soit dans le champ de la protection de l’enfance, de la Protection judiciaire de la jeunesse, dans celui du handicap, de l’exclusion, la montée comme les conséquences grandissantes de ces faims primaires inassouvies, auxquelles nous avons historiquement mission d’apporter réponses, nous sont immédiatement perceptibles. Elles pénètrent sous toutes leurs formes nos établissements et services : nombre croissant d’enfants en souffrance précoce, d’adolescents psychiquement déstructurés, de jeunes adultes touchés par des troubles psychiatriques, de parents en perdition… Des faims toujours plus grandes parce que toujours plus précoces, qui perdurent pour nombre de ceux devenus adultes, qui mettent en difficulté les professionnels, interrogent le sens comme le contenu de nos pratiques, de nos projets associatifs et d’établissements. Face à cela, je concède que depuis quelques décennies les acteurs du champ social et médico-social ne sont pas restés inactifs. Bien des évolutions ont été menées, des adaptations engagées.
Mais peut-on s’en satisfaire ?? Car enfin, avons-nous été assez vigilants à nos propres postures quant à ces grandes questions soulevées au sein de notre société ? Avons-nous su rappeler que l’aspiration de l’enfant à être porté par ce qui fait autorité est inaltérable, qu’elle ne tient ni aux modes, ni aux changements, ni à une prétendue modernité ? Avons-nous été suffisamment courageux pour nous opposer à la bien-pensante intelligence médiatique, politique, culturelle et à son refus, parfois obstiné jusqu’à l’indécence, de voir, d’entendre, de comprendre ? Et devant les évidentes dérives dont nous étions témoins quant à la façon dont la société s’est progressivement désintéressée de faire autorité, avons-nous assez crié, que dis-je, hurlé le danger ? Pour ma part, c’est non.
Je n’ai pas assez dit ces choses que pourtant je voyais sous mes yeux se déconstruire. Pas assez dit les conséquences probables de toutes ces petites lâchetés du quotidien que je voyais se révéler à travers les troubles de la conduite et du comportement de ces tout jeunes enfants qui, dès les années 1980, nous étaient confiés. Pas assez exprimé d’arguments étayés contre ce prêt-à-porter de la pensée unique qui sous prétexte de modernité, de lutte contre les conservatismes, nous a fait abandonner des pans entiers de nos références culturelles et historiques laissant orphelins de racines nourricières tant et tant de futurs citoyens. Pas assez tempêté, ce n’est pas tout à fait les mêmes questions mais c’est du même ordre, contre l’insuffisance de volontariat des politiques publiques en faveur du handicap et de l’exclusion. Et vous ? Qu’avez-vous vu et pas assez dit ? Le mal est fait, a dit dernièrement Michel Onfray. Nous y avons tous contribué.
Désormais, les tragiques événements s’éloignent. Une fois encore, entraînés par le frénétisme des temps présents, faute de nommer le mal plus finement, les acteurs du corps social diffèrent l’impérieuse nécessité d’une (dé)marche citoyenne collective pour revendiquer et reconstruire un tissu social en capacité de faire autorité. Nos enfants vont continuer d’avoir faim et en lieu et place d’une nourriture éducative aux allures de culture commune nous allons encore leur servir cette bouillie improbable, suintante de nos atermoiements à porter et à dire, j’ose ces mots honnis, ce qui est bien (ce qui rend digne notre humanité) et ce qui est mal (ce qui porte atteinte à notre dignité humaine).
Se remettre à penser ensemble
Alors quoi faire ? La tâche est immense. Elle concerne tous les citoyens, tous les niveaux, tous les rouages de la société. Ceux dont le rôle social est de faire autorité, parents, enseignants, travailleurs sociaux, porteurs de missions de service public ou d’intérêt général, dont nous sommes, ont pour première tâche de redonner sens et vie à ce faire autorité brocardé, tyrannisé à l’envie. Les intellectuels, les médias et tous les porteurs de commentaires, d’analyse et de messages dont les voix, trop souvent partisanes, idéologiques, réductrices de sens, ont largement contribué au désastre, doivent (ré)apprendre à s’en faire l’écho. Cela suppose d’interroger sans concession nos repères éthiques, nos postures, terme entendu ici au sens d’état d’esprit, de manière d’être, de façon de considérer soi et le monde. Cela suppose de nous rapprocher d’une compréhension partagée de ce qu’est faire autorité. Cela suppose donc de nous remettre à penser. La pensée : celle qui n’a rien d’unique ni de politiquement correct, qui ne succombe pas aux idées air du temps de l’homme devenu « feuille au vent ». Ce lieu inexpugnable où évolue la réflexion et se forgent les idées, celles-là mêmes qui vont, via le langage, donner (re)naissance à la connaissance, au savoir, à toutes les connaissances et à tous les savoirs. Une pensée tout à la fois intime et partageable parce qu’ancrée dans ce qui est commun à tous et qui tôt ou tard vient à l’autre et lui parle.
Mais alors, comment faire ? On a vu (un peu) refleurir ces dernières temps quelques références à la pensée des hommes sur eux-mêmes, à la philosophie. J’en suis pour ma part très heureux. On a depuis trop longtemps, notamment dans le vaste champ de l’éducation, éloigné cette approche de nos sources de réflexion premières au profit excessif de celles à dominante sociologisantes, psychologisantes du monde. Ce dernier est plus que jamais de l’ordre du complexe et de l’incertain. Il le sera davantage encore dans l’avenir. Si toutes les sciences sociales et humaines sont utiles à sa compréhension, ce dont je ne doute pas, elles ne peuvent y satisfaire pleinement que rattachées aux fondements de la vie des hommes en société, à ce qui permet aux travers inévitables de l’humaine condition de ne pas nuire au contrat social. Devant ce qui se passe, il nous faut impérativement revenir aux sources de la pensée des hommes sur eux-mêmes. Libérer notre pensée offusquée par les préjugés idéologiques, courbée par le poids des renoncements. Je plaide pour en réintroduire pleinement la présence dans la formation de nos professionnels, de nos cadres, des élus de nos organisations. Lorsqu’il éprouve douloureusement son impuissance à l'égard de ses propres errements et tourments, la philosophie incite l’homme à sauvegarder sa dignité en l’invitant à se replier en son for intérieur, sa pensée propre. Acteurs du champ social et médico-social faisons collectivement cet effort de redonner à notre pensée et à nos actions cette tonalité d’orientation philosophique, notamment humaniste, qui a forgé notre histoire. Jouons un rôle pour que cela se diffuse dans la société toute entière. Il en est plus que temps. Nul doute qu’en chemin, fut-il long, nous y retrouverons de quoi nourrir nos enfants et s’il n’est pas trop tard, tant et tant de jeunes et moins jeunes adultes inassouvis.
Bien sûr, une autre voie reste possible. Laisser passer cet orage et se satisfaire de ce qui va être fait pour une fois de plus ne pas prendre les choses en main… Après tout, Il ne faut rien exagérer : jusque-là tout va bien. N'est-ce pas ?
Patrick Enot
Carte d'identité
Nom. Patrick Enot
Fonctions. Ancien directeur général de l’Association départementale des parents et amis de personnes handicapées mentales (Adapei) de Haute-Loire, administrateur et président de la commission Handicap du syndicat d'employeurs Syneas, formateur à l'institut de formation Arafdes.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 129 - mars 2015