Le discours dominant est celui de la désinstitutionnalisation. La dénonciation des institutions n’est pas nouvelle, mais un puissant courant critique est à l'œuvre aujourd'hui. La sémantique a de l’importance et les approximations dans ce domaine sont sources de confusion. Il semble donc indispensable de préciser que l’on qualifie à tort de désinstitutionnalisation ce qui est, en réalité, la nécessaire diversification des modalités d’accompagnement, commencer par, si possible, le domicile du bénéficiaire, et la création de structures résidentielles à taille humaine.
Désinstitutionnaliser serait s’attaquer à ce qui nous fait tenir ensemble, l’institution garantissant la pérennité d’un certain nombre de principes susceptibles de transcender les intérêts particuliers. En effet, on ne peut s’inscrire dans une réflexion pertinente sur les enjeux y afférent sans s’entendre sur ce qui est en question.
Une définition canonique
De quoi parle-t-on à propos d'institution ? Il est certainement inutile de chercher une définition canonique et commune, mais il n'est pas vain de se reporter à certains auteurs qui ont pensé ce concept, pour mieux en approcher l'épaisseur, la complexité et la profondeur. Ainsi, pour le philosophe Jean-Bernard Paturet, l’institution est « ce qui tient », ce à quoi on peut s’arrimer. Elle représente le stable, le solide de toute organisation et de toute entreprise : « En ce sens, elle n'est pas un établissement, elle est un ensemble de fictions et de fonctions qui portent les entreprises et les établissements. » [2] Le psychanalyste René Kaës définit, pour sa part, l’institution comme « l’ensemble des formes et des structures sociales instituées par la loi et par la coutume. [Elle] règle nos rapports, elle nous préexiste et s’impose à nous, elle s’inscrit dans la permanence » [3]. Et selon Jean-René Loubat, consultant en ressources humaines et en ingénierie sociale, l'institution en tant que « production rituelle et symbolique d'un groupe, vise à fixer des ordres de relations, à définir des situations et des statuts, mais aussi un système de valeurs capables de transcender les intérêts particuliers, d'attester la puissance collective, bref, d'élever le groupe au statut de communauté politique » [4].
À travers ces définitions, prend sens le cadre institutionnel nécessaire, celui des établissements et services, qui s’adosse à un récit collectif, s’inscrit dans le temps long, fait tenir les éléments de la charpente et qui différencie les places. C’est lui qui permet de redonner une dimension collective à un vivre ensemble susceptible de devenir un agrégat de personnes atomisées, en garantissant le primat de l’intérêt général sur les appétits individuels. Sans cadre institutionnel, comment transformer en équipe, en communauté d’action, un groupe d’individus toujours menacés par la déliaison et le clivage ?
Une nouvelle organisation éclatée
Projeter de refaire de l’institution est donc, à notre sens, nécessaire mais pour le moins ambitieux. En effet, les nouvelles modalités d'éducation, de soin, d'hébergement constituent un contexte radicalement nouveau quand on prétend repenser l'institution, cette dernière ayant jusqu'ici été identifiée aux murs de l'établissement. Comment faire dans une configuration organisationnelle éclatée, celle de la plate-forme de services, alors que jusque là unité de lieu et institution allaient de pair ?
Pour rajouter à la complexité de la démarche, il faut prendre en compte que l’institution est double, porteuse de potentialités antagonistes : elle est, en effet, potentiellement aliénante et émancipatrice. Comme le souligne le professeur de philosophie politique Édouard Delruelle, « la question centrale n'est pas l'existence des institutions en tant que telles, mais les rapports de pouvoir et de résistance qui les traversent. […] Il ne s'agit pas de condamner toute forme d’institutionnalisation, ni l'ensemble des pratiques qui les caractérisent, mais de souligner la tension permanente qui les traverse, entre logique "policière" de contrôle et de ségrégation, et logique "politique" d'émancipation et d'invention thérapeutique » [5].
Mieux vaut donc se défier d'une lecture naïve de ce concept, comme si le passage des institutions dites classiques à des formes diverses de dispositifs et de plates-formes éliminait de fait la complexité de ces phénomènes. Il n'y a pas, d'un côté, les institutions classiques menaçantes pour les sujets et, de l'autre, des formes institutionnelles modernes qui seraient automatiquement émancipatrices. Cette opposition est factice, car les nouveaux dispositifs d’accompagnement peuvent conduire à une hyperresponsabilisation, voire à un abandon des personnes vulnérables.
Un travail de déconstruction/reconstruction
En réalité, l'institution qu'il s'agit de déconstruire n'est pas dans les murs, mais dans les esprits. Que l’organisation ait une forme classique ou nouvelle, les acteurs qui y interviennent doivent développer des stratégies de mise en échec les logiques qu'Édouard Delruelle qualifie de « policières ». Il s’agit de mettre en œuvre un travail de déconstruction/reconstruction qui vise notamment à résister aux logiques d’assujetissement s’exerçant dans l’espace institutionnel et, dans le même temps, à soutenir des logiques d’individuation des personnes et de construction collective d’une communauté d’action.
Si l’on veut être à la hauteur de ce projet qui ambitionne de refaire de l’institution, il va falloir s’engager dans un processus permanent de désinstitutionnalisation/réinstitutionnalisation. À savoir, maintenir la dimension instituante de l'acte fondateur, faire ensemble du projet en n’excluant aucune partie prenante, s’inscrire dans un processus démocratique dans le respect de la différenciation des places [6]. Est-ce que ces pistes seront moins opératoires dans une configuration organisationnelle où les structures d’accompagnement ne se confondent pas avec les murs des structures actuelles et où le directeur dirige plusieurs établissements et services ? C'est possible. Cela signifie-t-il que l'on doive renoncer à faire de l'institution dans le cadre des nouvelles organisations ? Nous ne le pensons pas. En revanche, il faut que le conseil d'administration et l'équipe de direction (quelle que soit la forme de l’organisation) aient une conscience claire de l'impact des mutations fonctionnelles sur l'architecture symbolique des établissements et services.
Un projet d'humanité
Qu’est-ce que cela signifie concrètement de la place du directeur ? Cette nouvelle donne amènera celui qui veut s’employer à refaire de l’institution à assurer sa présence différemment, notamment quand il est à la tête de plusieurs structures. Il participera, à sa juste place, à l’actualisation du projet associatif à dimension stratégique qui, parce qu’il n'oubliera pas la poussée instituante initiale, demeurera un projet d'humanité. Le directeur garantira la coconstruction de ces démarches en y prenant sa part et en associant de manière effective, bénéficiaires et professionnels, par la mise en place d’espaces délibératifs. Il sera présent dans tous les espaces à forte dimension symbolique (réunion institutionnelle, conseil de la vie sociale…). Il prendra soin d’une institution qui doit être à la fois contenante et lacunaire. Contenante pour permettre à chacun, bénéficiaire et professionnel, de disposer d’un cadre sécurisant pour vivre et travailler, et lacunaire pour pouvoir accompagner les sujets les plus troublés. Cette dernière position, « construction conscientisée, réfléchie, instituée » [7], se révélera pertinente dans l’accompagnement des personnes les plus en difficulté ayant du mal à tolérer un cadre, une position « toute », trop en écho, trop en résonance avec leurs problématiques.
Enfin, le directeur s’emploiera, à l’heure où les forces de déliaison tendent à s’imposer en interne comme en externe, à faire exister une institution suffisamment bonne, que le professeur de psychologie Xavier Renders décrit comme « celle où l'on parle, où l'on décide et où l'on reconnaît ses maladies ». En d’autres termes, une institution définie comme un système humanisant qui, lucide sur ses limites et ses manquements passés et présents, tente de répondre aux attentes légitimes de nos contemporains, bénéficiaires et professionnels, d’une part, en garantissant la prise en compte de leur singularité et, d’autre part, en s’employant activement à fabriquer du collectif. Le chantier est conséquent ; il nous appartient individuellement et collectivement de le relever pour que les espaces où nous œuvrons demeurent, selon une expression de Saül Karsz,« respirables ».
[1] Lire Direction[s] n° 135, p. 46
[2] Faut-il brûler les institutions, G. Chambrier, J.-B. Paturet, Presses de l’EHESP, 2014
[3] « Réalité psychique et souffrance dans les institutions », in L’institution et les institutions, R. Kaës (dir.), éd. Dunod, 1987
[4] Penser le management en action sociale et médico-sociale, J.-R. Loubat, éd. Dunod, 2006
[5] « Quelle désinstitutionnalisation ? Pour une approche politique des institutions », É. Delruelle, in Institution, alternatives : faut-il choisir, L’Observatoire, n° 71, janvier 2012
[6] « Le directeur et la question clinique », in Manuel de direction en action sociale et médico-sociale, F. Batifoulier, éd. Dunod, 2014
[7] « Problématiques actuelles des jeunes accueillis en Itep », in Promouvoir les pratiques professionnelles en action sociale et médico-sociale, F. Batifoulier et N. Touya, éd. Dunod, 2011
Francis Batifoulier
Carte d'identité
Nom. Francis Batifoulier
Fonction. Consultant-formateur et ancien directeur d’établissements de protection de l’enfance. Il est également l'auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels « Manuel pratique de direction des établissements sociaux et médico-sociaux », « Travailler en Mecs », « Promouvoir les pratiques professionnelles en établissements, dispositifs et réseaux sociaux et médico-sociaux »…
Publié dans le magazine Direction[s] N° 141 - avril 2016